L’histoire de Ferdinand Pecora
Par Matthew Ehret – Le 6 octobre 2020 – Source The Saker
Il assez déprimant de commenter l’effondrement systémique imminent qui exerce une pression sur notre monde actuel. Depuis 1971, quand le dollar américain n’a plus été convertible en or, un système économique industriel occidental autrefois fier et productif a été de plus en plus dépouillé de ses atouts par la déréglementation bancaire, l’externalisation, la main-d’œuvre bon marché et le monétarisme pour devenir un culte du post-industrialisme qui cause des ravages moraux et économiques dans le monde entier.
Si l’Amérique et l’ordre occidental doivent d’une manière ou d’une autre trouver leur aptitude morale à survivre et si une guerre mondiale doit être évitée dans un avenir proche, alors certaines réformes bancaires fondamentales seront nécessaires. Parmi les plus importantes de ces réformes, on peut citer la scission des activités bancaires en deux catégories dans le cadre d’un renouvellement de la loi bancaire Glass-Steagall, loi qui a été abrogée par Bill Clinton en 1999. Ces deux catégories comprendraient : 1) les déchets spéculatifs et l’usure illégitime qui doivent être « supprimés » dans le cadre d’un jubilé de la dette et 2) l’épargne légitime et les autres activités bancaires commerciales utiles liées à des valeurs « réelles » sans lesquelles la société ne pourra pas se maintenir.
De nombreux lecteurs vont immédiatement se moquer de ce que je dis et affirmer qu’une telle réforme est impossible à ce stade avancé de pourriture et de corruption de la société occidentale, mais je répondrai par la question : Si cela était si impossible, comment cela a-t-il pu être le cas à une époque de crise similaire, il y a seulement 87 ans, dans des circonstances similaires d’effondrement économique, de fascisme et de guerre mondiale ? Comment d’autres mouvements de résistance nationale ont-ils pu barrer la route à ce genre de programme misanthrope, dans le passé ?
Je parle bien sûr de la Commission Pecora et de sa guerre, tellement oubliée, contre Wall Street qui a changé le cours de l’histoire humaine.
Qu’est donc la Commission Pecora ?
Nombreux sont ceux qui ont entendu parler de l’effondrement économique du 24 octobre 1929 qui a entraîné quatre années de dépression en Amérique (et dans une grande partie du monde occidental). Par contre, peu de gens savent le combat intense qui a été lancé par les patriotes des deux partis contre le parasite qu’était Wall Street/l’État profond de cette époque, ce qui a empêché à la fois un coup d’État fasciste contre le nouveau président Franklin Roosevelt, et a également paralysé l’effet qu’avait Wall Street sur la vie américaine. En dépit du révisionnisme des livres d’histoire qui ont contaminé les 70 dernières années, la reprise de l’Amérique après la dépression ne s’est jamais faite sans une lutte à la vie à la mort, et cette lutte a été rendue possible, dans une large mesure, grâce au travail courageux d’un avocat italien de New York. Cet homme s’appelait Ferdinand Pecora.
En 1932, lorsque les sénateurs Peter Norbeck (R-SD) et George Norris (R-NB) ont été à l’origine de la création du Committee on Banking and Currency, l’économie américaine était en état de survie et le peuple était si désespéré qu’une dictature fasciste en Amérique aurait été accueillie à bras ouverts si seulement du pain pouvait être mis sur la table. Le chômage avait atteint 25 %, plus de 40 % des banques avaient fait faillite et 25 % de la population avait perdu ses économies. Des milliers de villages constitués de tentes appelés « Hoovervilles » étaient répartis sur tout le territoire américain et plus de 50 % de la capacité industrielle américaine avait fermé. Des milliers de fermes avaient été saisies et les moteurs de l’industrie américaine s’étaient arrêtés net.
De l’autre côté de l’Atlantique, les régimes fascistes d’Allemagne, d’Italie et d’Espagne devenaient de plus en plus puissants, alimentés par les injections de centaines de millions de dollars de capitaux fournis par les banquiers de Londres et de Wall Street. Parmi ces financiers pro-fascistes, on comptait le patriarche de la famille Bush, Prescott, qui a fourni des millions de dollars en prêts au parti nazi d’Hitler qui, en 1932, était en faillite. Il a continué à faire des affaires avec le parti jusqu’en 1942 et n’a cessé qu’après avoir été reconnu coupable de « commerce avec l’ennemi ».
Le Committee on Banking and Currency était un organe relativement impuissant à ses débuts, en 1932, mais lorsque le sénateur Norbeck a fait appel à Ferdinand Pecora pour le diriger, en avril 1932, tout a commencé à changer. Italo-américain de première génération, Pecora a été obligé de quitter le lycée après que son père a été blessé, afin de subvenir aux besoins de sa famille. Des années plus tard, le jeune homme trouve un emploi de commis dans un cabinet d’avocats, et parvient à faire ses études de droit, décrochant le diplôme en 1911. Sa réputation irréprochable lui a valu l’animosité de puissants financiers new-yorkais qui ont fait en sorte que ses succès dans la poursuite des courtiers de banque n’aboutissent jamais au poste de procureur général, où il s’est fait un nom en faisant fermer plus de 100 maisons de courtage illégales qui spéculaient sur des titres frauduleux pendant la dépression.
Quelques jours après avoir accepté le poste de chef du comité Norbeck à Washington (pour le maigre salaire de 250 dollars par mois), Pecora s’est vu accorder de larges pouvoirs d’assignation pour auditer les banques et amener les hommes les plus puissants d’Amérique à témoigner lors des audiences du comité.
Au cours de ses deux premières semaines, Pecora a fait les gros titres en vérifiant les livres des principales banques de Wall Street et a fait témoigner le président pro-fasciste de la National City, Charles Mitchell (qui se préparait alors à conseiller Benito Mussolini). En quelques jours, l’équipe de Mitchell, composée de coûteux avocats de la défense, n’a pu que regarder, désespérée, le puissant financier admettre avoir vendu à découvert les actions de sa propre banque pendant la dépression, escroquant les déposants avec l’achat de dettes de pacotille cubaines et esquivant le paiement d’impôts pendant des années. Mitchell a été contraint de démissionner dans la honte, suivi quelques jours plus tard par le président de la Bourse de New York, Dick Whitney, qui a quitté le tribunal menotté.
Cette répression des abus de Wall Street a été très médiatisée et a mis en lumière les stratagèmes criminels utilisés pour jouer avec l’épargne et les dépôts des banques commerciales sur les marchés des valeurs mobilières et des contrats à terme, ce qui avait conduit à l’effondrement orchestré de la bulle économique en 1929 (ironiquement, une grande partie de la bulle constituée pendant cette « période d’argent facile » des « années folles » était centrée sur le marché du logement). La répression de Pecora a également donné le ton à la nouvelle administration Roosevelt.
Contrairement à la précédente Commission Pujo de 1911, qui avait également exposé les abus de pouvoir de Wall Street, la Commission Pecora était soutenue par un président qui se souciait réellement de la Constitution et qui a amplifié encore plus les pouvoirs de Pecora. Lorsque Roosevelt s’est entendu dire que le soutien apporté à la Commission Pecora pour dénoncer les crimes financiers nuirait à l’économie, le président a répondu : « Ils auraient dû y penser lorsqu’ils ont fait ce qui est maintenant dénoncé. » Roosevelt a donné suite à cet avertissement en encourageant l’avocat à s’attaquer à John Pierpont Morgan Jr.
Plutôt que de contrôler une institution américaine, comme beaucoup le croyaient il y a 70 ans et le croient encore aujourd’hui, J.P. Morgan Jr. menait en fait une opération qui avait été créée au milieu du 19ème siècle, dans le cadre d’une infiltration britannique en Amérique. Comme l’a souligné l’historien John Hoefle dans une étude datant de 2009 :
« La Maison des Morgan est, en réalité, une opération britannique depuis sa création. Elle a vu le jour sous le nom de George Peabody & Co, une banque fondée à Londres en 1851 par l’Américain George Peabody. Quelques années plus tard, un autre Américain, Junius S. Morgan, a rejoint la firme, et à la mort de Peabody, la firme est devenue J.S. Morgan & Co. Junius Morgan a fait appel à son fils, J. Pierpont Morgan, pour diriger le bureau de New York de J.S. Morgan, et le bureau de New York est devenu J.P. Morgan & Co. Après avoir aidé les Britanniques à prendre le contrôle des chemins de fer américains, la banque Morgan devint un acteur de premier plan dans la guerre de l’oligarchie contre le système américain, utilisant les poches profondes de ses maîtres impériaux pour devenir une puissance non seulement dans la finance mais aussi dans l’acier, l’automobile, les chemins de fer, la production d’électricité et d’autres industries ».
En 1933, la Maison des Morgan était devenue une hydre à plusieurs têtes qui contrôlait les services publics, les sociétés de holding, les banques et d’innombrables autres filiales.
Lorsque J.P. Morgan jr. a été appelé à témoigner, le banquier portait un nain sur ses genoux pour se moquer du « cirque qu’est cette commission ». Mais dès le début de l’interrogatoire, l’arrogant banquier a été pris au dépourvu par les preuves de Pecora concernant les « listes secrètes de clients privilégiés » de Morgan, c’est-à-dire des hommes politiques que le banquier corrompait en leur offrant des actions à prix réduit. Parmi les milliers de traîtres sur cette liste révélée par Pecora figuraient l’ancien président Calvin Coolidge, le secrétaire au Trésor de Coolidge, Andrew Mellon (un partisan de Schacht-Hitler depuis le début), le financier Bernard Baruch, le juge de la Cour suprême Owen Roberts et le contrôleur du Parti démocrate, John Jacob Raskob. Raskob n’était pas seulement un grand spéculateur, mais aussi le chef de l‘American Liberty League qui a tenté à plusieurs reprises de renverser Roosevelt, entre 1933 et 1939, puis a œuvré pour une alliance entre les États-Unis et les puissances de l’axe, de 1939 à 1941.
L’ego sans limites de Morgan a été ramené au niveau de celui des mortels lorsque le banquier, tout tremblant, ne pouvait que répondre « je ne m’en souviens pas », à plusieurs reprises, lorsqu’on lui a demandé s’il avait payé des impôts au cours des 5 dernières années. Il s’est avéré, à la fin du procès, qu’AUCUNE des filiales de la Maison de Morgan n’avaient payé d’impôts pendant toute la période de la dépression, quand elle a été prise en train de spéculer avec les avoirs des déposants sur des comptes commerciaux. Ces révélations n’ont pas été accueillies favorablement par la population qui mourait de faim dans les rues du pays.
Des accusations similaires de corruption ont été faites à l’encontre des dirigeants de la Kuhn Loeb, de la Chase Bank, de Brown Brothers Harriman et d’autres.
Face à ces révélations, le célèbre magazine The Nation déclarait : « Si vous volez 25 dollars, vous êtes un voleur. Si vous volez 250 000 dollars, vous êtes un escroc. Si vous volez 2,5 millions de dollars, vous êtes un financier ».
Le sénateur Burton Wheeler, un allié de Pecora, a déclaré que « la meilleure façon de rétablir la confiance dans nos banques est de virer ces présidents véreux des banques et de les traiter comme nous avons traité Al Capone ».
Roosevelt draine le marais
Grâce à la lumière jetée fermement sur les ombres noires où résidaient des créatures viles comme J.P. Morgan et d’autres gremlins de la finance, la population a enfin pu commencer à donner un sens aux injustices qui lui ont été infligées pendant les années de désespoir postérieures à 1929. Si tous les banquiers ne sont pas allés en prison comme Wheeler ou Pecora l’auraient souhaité, des dizaines d’entre eux l’ont fait et beaucoup d’autres ont vu leur carrière se terminer honteusement. Mais surtout, cette révélation a donné à Franklin Roosevelt le soutien nécessaire pour drainer le marécage et imposer des réformes radicales aux banques.
Dans les cent premiers jours, Roosevelt a pu :
1) Imposer la loi de séparation bancaire Glass-Steagall (forcer les banques de Wall Street à dissocier spéculation et dépôts bancaires pour empêcher les spéculateurs de jouer avec des actifs productifs).
2) Créer la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC) qui protègera l’épargne des citoyens contre les crises futures.
3) Créer la Securities Exchange Commission pour surveiller les activités de Wall Street, dont Pecora a été nommé commissaire en 1934.
4) Libérer un large crédit par l’intermédiaire de la Reconstruction Finance Corporation (RFC) qui a agi comme une banque nationale contournant la Réserve fédérale, privatisée, canalisant 33 milliards de dollars vers l’économie réelle en 1945 (plus que toutes les banques commerciales privées réunies)
5) Imposer des droits de douane protecteurs sur l’agriculture, les métaux et les biens industriels pour mettre fin au dumping de produits bon marché et reconstruire l’économie physique américaine
6) Créer de vastes chantiers de travaux publics, comme la Tennessee Valley Authority, les barrages de Grand Coulee et de Hoover, le développement de St Laurence et d’innombrables autres projets, hôpitaux, écoles, ponts, routes et chemins de fer dans le cadre du New Deal qui ont eu, à l’époque, les mêmes répercussions économiques que la Nouvelle Route de la soie chinoise à notre époque. Malheureusement, Roosevelt est mort avant que cette nouvelle forme d’économie politique ne puisse être internationalisée à l’étranger dans les années d’après-guerre en tant que programme anti-colonial.
Un magnifique aperçu de la lutte de Roosevelt est présenté dans le film, sorti en 2008, « 1932 : Parler de principes universels et pas de partis politiques ».
Subvertir un coup d’État fasciste hier et aujourd’hui
La Commission de Ferdinand Pecora a modelé la dynamique de l’Amérique si intensément par son simple pouvoir de dire la vérité, que les efforts pour mener un coup d’État fasciste contre Roosevelt, en utilisant un général nommé Smedley Butler, ont été déjoué avant de pouvoir réussir. Butler a envisagé les plans de Wall Street pendant quelques mois avant de décider de dénoncer publiquement la tentative de coup d’État, devant le Congrès. Butler a révélé le projet de l’utiliser comme un « dictateur fantoche » et de mener des milliers de légionnaires américains à l’assaut de la Maison Blanche pour renverser Roosevelt.
On l’oublie souvent aujourd’hui, mais au début des années 1920-1930 la Légion a été modelée sur les escadrons fascistes de Mussolini et même son chef Alvin Owsley l’a explicité en 1921 en disant :
« Si besoin est, la Légion américaine est prête à protéger les institutions de ce pays et ses idéaux, de la même manière que les fascistes ont traité les forces destructrices qui menacent l’Italie. N’oubliez pas que les fascistes sont pour l’Italie d’aujourd’hui ce que la Légion américaine est pour les États-Unis ».
Les révélations surprenantes de Butler ont amplifié le soutien populaire pour Roosevelt et ont inoculé une grande partie de la population contre les fausses nouvelles répandues par les agences de propagande de Wall Street.
En 1939, Pecora écrivit un livre intitulé « Wall Street Under Oath » (Wall Street sous serment) : L’histoire de nos agents de change modernes », dans lequel l’avocat dit de manière prophétique :
« Sous la surface de la réglementation gouvernementale du marché des valeurs mobilières, les mêmes forces qui ont produit les excès spéculatifs émeutiers du « marché haussier sauvage » de 1929 témoignent encore de leur existence et de leur influence. Bien que réprimées pour le moment, il ne fait aucun doute que, si l’occasion s’y prêtait, elles reviendraient à leur activité pernicieuse ».
Pecora a poursuivi en lançant un autre avertissement que les générations actuelles devraient prendre au sérieux :
« Si l’on avait pleinement divulgué ce qui a été fait pour faire avancer ces projets, ils n’auraient pas pu survivre longtemps à la lumière féroce de la publicité et des critiques. Les chicaneries juridiques et l’obscurité totale furent les alliés les plus solides des banquiers ».
L’effondrement économique actuel ne peut être évité que si les leçons de 1933 sont prises au sérieux et si les patriotes qui se soucient réellement de leur nation et de leur peuple cessent de légitimer l’économie de casino de capitaux fictifs, de produits dérivés, d’esclavage de la dette et d’anti humanisme qui est devenue si courante dans les couches dirigeantes de l’élite technocratique et bancaire qui tente aujourd’hui de contrôler le monde. Cette élite, tout comme les financiers des années 1920, ne se soucie pas de l’argent comme d’une fin en soi, mais le voit simplement comme un moyen d’imposer des formes fascistes de gouvernance à la population mondiale. De la même manière que les ennemis de Roosevelt cherchaient à l’époque un gouvernement mondial sous la coupe des nazis, les héritiers actuels de cet héritage anti-humain sont animés par un engagement religieux à « gérer » un nouvel effondrement de la civilisation mondiale sous les auspices d’un New Deal vert et d’un gouvernement mondial.
Alors pourquoi accepter cet avenir dystopique alors qu’un avenir plus radieux nous est offert par l’alliance multipolaire aujourd’hui menée par la Russie et la Chine ?
Matthew Ehret
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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