Les néofascistes jouent un rôle important en Ukraine, qu’il soit officiel ou seulement toléré. Et cela avec l’appui des États-Unis.
Par Stephen F. Cohen – Le 2 mai 2018 – Source The Nation
Dans la version orthodoxe des faits entretenue par les milieux politiques et les médias étasuniens, la « Russie de Poutine » est seule à blâmer pour la nouvelle Guerre froide qui oppose les USA à la Russie. Pour étayer cette vérité (pour le moins) partiale, les médias grand public ont recours à diverses pratiques journalistiques malhonnêtes, comme le mépris du contexte historique, ainsi que l’exclusion, voire même la mise au ban, de tous ceux qui proposent une version alternative des faits, en leur faisant porter l’étiquette d’« apologistes du Kremlin » et de pourvoyeurs de la « propagande russe ».
Un exemple extraordinaire nous a été donné le 1er mai dernier, lorsque le journaliste Jim Sciutto, qui est à l’origine de la plupart des allégations diffusées par la chaîne CNN sur l’affaire du Russiagate, a tweeté que « Jill Stein [candidate des verts à l’élection présidentielle de 2016, NdT] …ne faisait que reprendre les arguments de la Russie sur son interférence dans l’élection de 2016 et dans la politique étrangère US. » Dans la mesure où Sciutto parle pour CNN, comme il le fait pratiquement chaque soir en direct, il est bon de savoir ce que cette chaîne influente pense du troisième parti légitime de la démocratie américaine [le parti des verts NdT] et de son candidat à la présidence. Et ce qu’elle pense aussi de ces nombreux Américains bien informés qui n’ont pas soutenu Jill Stein, mais qui n’approuvent pas les positions de CNN sur le Russiagate et la politique étrangère américaine. Non moins importante, toutefois, la nature extrêmement sélective de la relation faite par les grands médias de la nouvelle Guerre froide, de ce qu’on choisit ou omet virtuellement de publier.
Parmi ces omissions, une des plus importantes est le rôle joué par les forces néo-fascistes dans l’Ukraine gouvernée par Kiev et soutenue par les USA depuis 2014. Même les Américains qui suivent les nouvelles internationales ignorent ce qui suit, comme par exemple :
- Les francs-tireurs qui ont tué des dizaines de manifestants et de policiers sur la Place du Maïdan de Kiev, déclenchant ainsi la « révolution démocratique ? » qui a renversé le président en place, Viktor Ianoukovitch, et amené au pouvoir un régime violemment antirusse et pro-américain (il ne s’agissait en fait ni d’un mouvement démocratique ni d’une révolution, mais d’un violent coup d’État qui s’est déroulé dans la rue avec un soutien de haut rang) n’ont pas été envoyés par Ianoukovitch, comme il a été largement publié dans les médias, mais presque certainement par l’organisation néo-fasciste « Secteur droit » et d’autres conspirateurs.
- Peu après à Odessa, le genre de pogrom qui a vu périr par le feu des Russes d’Ukraine et d’autres nationaux et réveillé le souvenir des bataillons d’extermination nazis en Ukraine pendant la Deuxième Guerre, a été quasiment effacé de la relation faite par les médias grand public, bien que cet épisode constitue une expérience douloureuse et révélatrice pour de nombreux Ukrainiens.
- Le Bataillon Azov, constitué de quelques 3000 combattants bien armés, qui a joué un rôle majeur dans les affrontements de la guerre civile ukrainienne et est devenu une composante officielle des forces armées de Kiev, se déclare « partiellement » pro-nazi, comme le prouvent ses insignes, ses slogans et les programmes qu’il affiche, ce que plusieurs organisations internationales de veille ont bien documenté. Une loi récemment adoptée par le Congrès exclut toute aide militaire US au bataillon Azov, mais il est probable que celui-ci obtiendra une part des nouveaux armements envoyés à Kiev par l’administration Trump, compte tenu de la corruption rampante et du marché noir présents dans le pays.
- Les agressions menées à la façon de troupes d’assaut contre des gais, des juifs, ou des personnes âgées d’origine russe sont des phénomènes courants dans toute l’Ukraine qui dépend de Kiev, tout comme les marches aux flambeaux qui rappellent celles qui ont embrasé l’Allemagne des années 1920 et 1930. La police et les autorités légales ne font pratiquement rien pour prévenir ces actes néo-fascistes ou pour les poursuivre. Au contraire, Kiev les a officiellement encouragés en réhabilitant systématiquement les collaborateurs ukrainiens qui ont participé aux pogroms d’extermination de l’Allemagne nazie et en célébrant même leur mémoire et celle de leurs chefs pendant la Deuxième Guerre mondiale, en allant jusqu’à rebaptiser des rues en leur honneur, construire des monuments, récrire l’histoire pour les glorifier, voire plus.
- Le rapport annuel officiel de l’État d’Israël sur l’antisémitisme dans le monde en 2017 conclut que ce type d’incident a redoublé en Ukraine et que leur nombre « dépasse la somme de tous les incidents qui ont été rendus publics dans la région entière combinée ». Par région, le rapport entend le total recensé dans toute l’Europe de l’Est et les territoires qui faisaient partie de l’ex-Union soviétique.
Les Américains ne peuvent pas être accusés d’ignorer ces faits. Ils sont rarement évoqués et encore moins débattus dans les grands médias, que ce soit dans les journaux ou à la télévision. Pour être renseignés, les Américains doivent se tourner vers les médias alternatifs et leurs journalistes indépendants, qui trouvent rarement un écho dans ce qui est publié par les médias grand public au sujet de la nouvelle Guerre froide.
Un tel écrivain américain important est Lev Golinkine. Il est surtout connu pour son livre Un sac à dos, un ours et huit caisses de vodka, un mémoire bouleversant et très instructif de sa vie de jeune garçon amené en Amérique par ses parents immigrants de l’Ukraine orientale, aujourd’hui en guerre civile tragique et par procuration. Mais Golinkine a également été un reporter implacable et méticuleux du néo-fascisme dans « notre » Ukraine et un défenseur des autres qui tentent de raconter et de s’opposer à ses crimes grandissants. (Beaucoup d’entre nous qui recherchent des informations fiables se tournent souvent vers lui.)
La portée du néo-nazisme en Ukraine et le soutien au moins tacite qui lui est donné par les USA ou la manière dont ils le tolèrent ne fait pas de doute :
- Ce phénomène n’est pas apparu sous la présidence de Trump, mais déjà sous celle de George W. Bush, lorsque la « Révolution orange » du président ukrainien Viktor Iouchtchenko a commencé par réhabiliter les criminels qui ont assassiné les juifs d’Ukraine pendant la guerre, et il s’est encore amplifié sous le Président Obama, qui, avec le Vice-Président Joseph Biden, a été étroitement complice du coup d’État du Maidan et de ce qui s’en est suivi. Ces faits ont aussi passé largement inaperçus dans les grands médias qui forgent l’opinion. Pire encore, lorsqu’un des fondateurs du parti néo-nazi, propulsé « speaker » du parlement ukrainien, a été reçu à Washington en 2017, il a été largement fêté par les politiciens américains en vue, parmi lesquels le Sénateur John McCain et Paul Ryan de la Chambre des représentants. Imaginons un moment comment le message a été perçu en Ukraine et ailleurs dans le monde.
- La renaissance du fascisme ou du néonazisme est en cours aujourd’hui dans de nombreux pays, de l’Europe jusqu’aux États-Unis, mais la version ukrainienne a une portée toute spéciale et présente un danger particulier. On est ici en présence d’un vaste mouvement fasciste, en pleine croissance et bien armé, qui est réapparu dans un grand pays européen à l’épicentre politique de la nouvelle Guerre froide entre les États-Unis et la Russie et qui nie pas tant l’Holocauste qu’il le glorifie. Ces forces pourraient-elles venir au pouvoir à Kiev ? Ceux des Américains qui les minimisent, répondent « jamais », parce que ce mouvement n’a qu’un très faible soutien dans la population (bien qu’il soit peut-être plus fort que celui sur lequel peut compter aujourd’hui le Président Porochenko). Mais on en a dit autant du parti de Lénine et de celui de Hitler jusqu’au moment où la Russie et l’Allemagne ont sombré dans le chaos et l’anarchie. Ajouter à cela un récent article d’Amnesty International selon lequel Kiev est en train de perdre le contrôle des groupes extrémistes et le monopole de l’État sur l’usage de la force.
- Depuis quatre ans, l’establishment politique et médiatique US, auquel appartiennent de nombreuses personnalités et organisations juives, feint dans le meilleur des cas d’ignorer ou de tolérer le néonazisme ukrainien, quand il ne contribue pas à l’exacerber par son soutien inconditionnel à la politique de Kiev. De façon caractéristique, le New York Times peut s’étendre sur la corruption en Ukraine, mais s’abstient de le faire à propos des manifestations très fréquentes de néofascisme dans ce pays. Et lorsque George Will [écrivain et commentateur politique, NdT] déplore la résurgence actuelle de l’antisémitisme, il cite le parti du Labour britannique et oublie de mentionner l’Ukraine. Il suffit que le fascisme ukrainien soit occasionnellement pointé du doigt pour qu’une bande de fanatiques protégés en haut lieu prenne le parti de Kiev et rétorque : « Oui, peut-être, mais le vrai fasciste, c’est l’ennemi numéro un de l’Amérique, le Président russe Vladimir Poutine. » Quels que soient les défauts de Poutine, on est ici témoin soit d’une manifestation de cynisme, soit d’une totale méconnaissance des faits. Rien dans les déclarations de Poutine, depuis 18 ans qu’il est au pouvoir, ne peut s’apparenter à du fascisme, dont le dogme central consiste en un culte du sang basé sur la prétendue supériorité d’une ethnie par rapport à d’autres. En tant que chef d’un État multiethnique, de telles déclarations venant de Poutine seraient inconcevables et équivaudraient à un suicide politique. Il y a bien sûr des activistes néofascistes en Russie, mais la plupart d’entre eux sont en prison. Un fascisme de masse n’est simplement pas imaginable en Russie où la guerre contre l’Allemagne nazie a fait des victimes par millions. Cette guerre a directement affecté Poutine et a l’a profondément marqué. Bien qu’il soit né après la guerre, sa mère et son père ont survécu à des blessures qui auraient pu être fatales ainsi qu’à la maladie, tandis que son frère aîné est mort dans le long siège de Leningrad et que plusieurs de ses oncles ont péri dans le conflit. On ne perçoit pas non plus d’antisémitisme apparent chez Poutine. Tant en Russie qu’en Israël, la rumeur veut que la vie est plus facile pour les juifs dans la Russie de Poutine qu’elle ne l’a jamais été tout au long de son histoire.
- Si Poutine ne peut être rendu responsable de la résurgence du fascisme dans ce qui est un des grands pays européens, on ne peut qu’en faire porter la honte à l’Amérique dont la réputation risque d’être entachée de façon indélébile dans l’histoire pour avoir toléré l’infamie, ne serait-ce que par son silence.
Voilà qui était vrai jusqu’à tout récemment. Le 23 avril, un valeureux membre du Congrès qui en est à son premier mandat, le Californien Ro Khanna, est l’auteur d’une lettre ouverte adressée au Département d’État et signée par 56 députés, demandant au gouvernement de protester et de prendre des mesures contre la résurgence de la politique officielle d’antisémitisme et de déni de l’Holocauste menée tant en Ukraine qu’en Pologne. Dans l’histoire de la nouvelle − et combien plus dangereuse − Guerre froide, celui qui semble être connu à Washington sous le nom de « ? Ro ? », s’est posé en homme courageux, comme ses cosignataires. Nous verrons bien ce qu’il adviendra de cet acte empreint de sagesse et de tenue morale. Dans une démocratie représentative qui se respecte, chaque membre du Congrès devrait signer cet appel et tous les principaux journaux devraient le soutenir dans leurs éditoriaux. Mais, on ne sera pas surpris de constater que les médias grand public n’ont même pas rendu compte de l’initiative du député Khanna, bien qu’il ait été calomnié − et que l’inestimable Lev Golinkine ait pris sa défense.
La leçon des 40 ans qu’a duré la dernière Guerre froide est qu’elle peut corrompre même la démocratie américaine politiquement, économiquement et moralement. On trouve de nombreux exemples de la manière dont la nouvelle Guerre froide a déjà gangrené les médias, les politiciens et même les universitaires. Mais le test décisif sera donné par la réaction de nos élites face au néofascisme qui sévit en Ukraine avec le soutien des États-Unis. Ce n’est pas ici l’affaire des seuls juifs, mais celle de tous les Américains de manifester leur indignation en protestant. Quoi qu’il advienne, il sied de paraphraser à nouveau le philosophe juif Hillel en posant la question : « Si ce n’est pas maintenant, alors quand ? Si ce n’est pas nous, qui le fera ? ».
Traduit par Jean-Marc, relu par Cat pour le Saker Francophone
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