Cette nouvelle hérésie qui menace tout le continent européen


Par Alastair Crooke – Le 16 septembre 2019 – Source Strategic Culture

crooke alastairDans tout ce tintamarre dû au Brexit et aux querelles parlementaires qui y sont associées, on a peu remarqué comment Dominic Cummings et Boris Johnson tentent de changer la nature même du paysage politique britannique. Bien sûr, l’angoisse du Brexit rend la tentative de susciter un changement politique stratégique beaucoup plus visible et plus aiguë. Pourtant, en fait, les changements ne sont pas entièrement, ou même principalement liés au Brexit, mais reflètent des plaques tectoniques sous-jacentes en train de s’affronter.

Le fait est que le chaos à Londres n’est pas simplement une histoire purement britannique, une histoire de Brexit. Il reflète quelque chose de plus large en jeu. La prise de conscience de ce mouvement tectonique a déjà été politiquement exploitée aux États-Unis (par Trump), et il est presque certain que des symptômes similaires se manifesteront dans toute l’Europe également. Ces symptômes sont là, maintenant (bien qu’ils ne soient pas toujours reconnus comme tels, comme un commentateur l’a déjà noté – voir plus loin).

« Le dernier député conservateur à Newcastle-under-Lyme fut Charles Donaldson-Hudson », écrit Daniel Capurro. « Un JP [un juge local] et membre de la noblesse terrienne, en poste de 1880 à 1885. Pourtant, lorsque les élections d’automne arriveront finalement, Newcastle [un bastion travailliste, depuis lors] sera l’une des principales cibles du parti conservateur. Le ciblage de ces sièges n’est pas une folie comme il pourrait sembler l’être à première vue. En fait, il fait partie du plan directeur de Boris Johnson et de son principal conseiller, Dominic Cummings, pour l’avenir du Parti conservateur. »

Un petit retour en arrière est nécessaire : à la fin des années 1990, le chef du Parti travailliste de l’époque a commencé à s’éloigner du mouvement syndical et des droits des travailleurs pour adopter une position néolibérale, le consensus de Washington, comme l’incarnait Tony Blair (qui s’inspirait à l’époque de la réussite de Clinton). Les Travaillistes avaient commencé à comprendre que l’approbation de Wall Street et de la City de Londres était un préalable à tout retour au pouvoir et que, de toute façon, la politique pro-industrielle du passé, dans ce nouveau monde brillant et cosmopolite de l’élite urbaine et suburbaine, ne propulserait simplement pas le mouvement au pouvoir.

Le Parti travailliste, à ce moment-là, souhaitait devenir un parti eurocentriste de gauche typique, représentant les électeurs de la classe moyenne qui voulaient faire preuve de décence en votant pour un parti qui épouse une certaine notion, quoique assez restreinte, de préoccupation sociale.

Mais, à mesure que les préoccupations de l’élite et la conscience collective citadine devenaient de plus en plus globalistes – épousant la cause de groupes dits défavorisés tels que les minorités ethniques, les femmes et les genres non conformistes plutôt que de montrer de l’empathie pour le stress des travailleurs et travailleuses ordinaires (qu’ils en sont même venus à considérer avec mépris, comme étant des gens stupides et racistes) [Les fameux sans dents de Hollande et les déplorables de Clinton, NdT] – un fossé s’est creusé au sein du parti.

C’est sur ce fossé que Cummings et Johnson ont misé. Les nouvelles données démographiques sur lesquelles ils misent, exigeaient une réécriture du paysage électoral. La coalition électorale conservatrice d’hier est dépassée, celle qui mariait les libéraux sociaux urbains et suburbains avec les petits conservateurs ruraux (un mariage qui était lui-même la cause d’une tension interne, semblable à celle du Parti travailliste, comme en témoignent les 21 rebelles remainers du Parti conservateur qui ont été chassés du parti). Bref, le centrisme n’est plus considéré comme avantageux. Et c’est une politique ouvrière et socialement conservatrice qui s’adresse aux non diplômés des Midlands et du nord de l’Angleterre, c’est-à-dire à l’ensemble des Soixante pour cent, qui est maintenant gagnante.

« Dans cette optique, un éventail extraordinaire de sièges travaillistes [dont la plupart ont voté Leave] de Wrexham et Wakefield à Stoke-on-Trent Central et North pourrait tomber dans la poche conservatrice le soir des élections et envoyer M. Johnson à Downing Street avec une majorité écrasante », suggère Capurro. Oui, il pourrait en coûter la perte de sièges conservateurs à Londres et dans le sud-est, mais dans la pratique, l’ancienne cible électoral recherchée par les deux principaux partis – la classe moyenne urbaine – souffre elle-même du stress dû à la dynamique globaliste, car celle-ci ne profite qu’à l’élite vraiment riche, et provoque une classe moyenne en chute et obligée de se serrer la ceinture.

L’élite de l’establishment perçoit la menace : cela pourrait, à la longue, se terminer par l’intronisation de la politique des déplorables et l’éclipse (ou l’obsolescence selon la terminologie du président Poutine) du libéralisme.

D’où l’amère contrerévolution organisée par l’establishment au parlement britannique et dans les médias. D’où la profonde méfiance de Johnson à l’égard de l’establishment, car bien qu’il puisse représenter l’incarnation de l’establishment, dans un sens, il a par contre toujours essayé de se positionner comme l’archétype de l’outsider.

Les votes de la classe ouvrière du nord sont ceux que Johnson veut capturer le plus assidûment. Dominic Cummings sait, grâce à la campagne Leave et aux succès remportés par Trump dans les états américains qui ne sont pas traditionnellement considérés comme votant Red, qu’une focalisation sur la guerre culturelle – sur des questions telles que les droits des transgenres et le politiquement correct – peut mobiliser les électeurs d’aujourd’hui, plus que les affiliations familiales traditionnelles des partis. Cummings a précisément l’intention de tirer parti de la toxicité de la globalisation, non seulement avec les déplorables mais avec une classe moyenne qui craint de plus en plus de tomber dans l’abîme.

Cette contestation évolutive du millénarisme libéral dominant pose de nombreux problèmes. Un problème majeur et beaucoup plus subtil et moins susceptible d’être résolu que le déclenchement d’une guerre culturelle – et il s’applique à toutes les économies occidentales : comment, en cette ère postindustrielle, maintenir des emplois à grande échelle, en particulier pour ceux qui ont peu (ou pas) de compétences ?

La globalisation a incontestablement contribué à la délocalisation d’emplois vers d’autres parties du monde, mais la réalité est que nombre de ces emplois ne reviendront pas au pays. Ils ont été assimilés ailleurs. Ils sont perdus pour de bon.

La nouvelle normalité dont se vante l’administration américaine n’est pas particulièrement soucieuse de récupérer et de ramener à la maison des procédés de fabrication classiques. Elle veut pour les États-Unis l’extrémité ultra high-tech de la fabrication principalement, ou seulement. Car, selon elle, cela représentera le sommet de la nouvelle économie. Et ce point de vue est évidemment davantage orienté vers l’objectif de maintenir l’hégémonie américaine plutôt que vers le souci du bien-être du peuple américain. Une telle économie, même si elle était réalisable, concentrée dans l’ultra-haute technologie, se heurterait à la question des 20% d’Américains qui deviendraient alors inutiles ; en quelque sorte excédentaires aux besoins. Voulons-nous vraiment y aller… ?

La globalisation est en grande partie responsable de cela, mais le déclin de l’économie industrielle en Occident est au cœur même de notre paysage politique troublé (comme le suggère fortement l’appel de Trump aux déplorables d’un point de vue de droite nationaliste plutôt que de gauche globaliste).

Thibault Muzergues, directeur européen de l’International Republican Institute, prévient qu’un divorce structurel entre le peuple et ses représentants est en jeu. Cela se produit lorsque les institutions de l’État sont perçues comme un frein au maintien d’un statu quo qui est déjà en litige et en crise [lien en français, NdT]. En d’autres termes, la contre-action de l’establishment, et sa rhétorique hystérique (c’est-à-dire décrivant la prorogation du parlement britannique comme (littéralement) un coup d’état) afin de faciliter l’anéantissement de la menace venant du déplorabilisme, met précisément en place les bases d’un conflit interne européen encore plus violent.

C’est effectivement l’angle des soutiens de Johnson et de Conte : les uns vantent la volonté sans faille du leader britannique prêt à faire le nécessaire (dans la limite de ses droits constitutionnels, tout du moins tant que les cours britanniques ne lui auront pas donné tort) pour mettre un terme au débat sur le Brexit en respectant la volonté populaire exprimée par référendum, les autres la vertu du Président du conseil qui a sauvé la démocratie parlementaire face au risque d’un gouvernement Salvini dont on pense qu’il aurait pu représenter un danger pour elle.

On est certes dans les deux cas confronté à un conflit entre démocratie directe et démocratie parlementaire, mais ce n’est pas forcément ce qui se joue dans la tête des acteurs, et encore moins des citoyens. Pour eux, ce n’est pas tant une crise de régime qu’une crise autour du Brexit, ou de la personne de Matteo Salvini.

Le problème, c’est que les politiques dans chaque camp (et avec eux leurs soutiens) vont pouvoir changer radicalement de discours sur cette question de légitimité en fonction de leurs intérêts propres...

C’est là un jeu très dangereux car il prépare la politisation à outrance des institutions dans un contexte de polarisation des débats, et leur utilisation à des fins partisanes uniquement – ce qui mine encore un peu plus leur légitimité. Or, sans ces institutions pour gérer, voire trancher nos conflits politiques, il n’y a que peu de choses qui nous séparent de la guerre civile ou, comme le décrivait Hobbes il y a presque quatre siècles, du bellum omnium contra omnes, la guerre de tous contre tous. La pente que nous suivons actuellement est donc forcément dangereuse.

Mais en comparant Johnson à Viktor Orban – comme l’ont fait le journal autrichien Der Standard, dont le correspondant londonien écrit « Johnson et ses acolytes pensent clairement que le Brexit est plus important que la démocratie et l’état de droit », le radiodiffuseur public international allemand DW appelant « Boris Johnson, le dictateur britannique » et Yascha Mounk dans le journal français Le Monde qui écrit que la suspension du parlement constitue « l’attaque la plus flagrante contre la démocratie que la Grande-Bretagne ait jamais connue » – on retrouve ce vieil axiome vietnamien parlant de « la destruction d’un village pour « sauver » un village » qui pourrait se traduire en « un gouvernement britannique constitutionnellement légitime renversé et détruit, afin de « sauver la démocratie elle-même » (et de sauver la Grande-Bretagne d’élections qui pourraient ne pas produire de résultat correct).

Si le populisme devenait un fléau pour le pays où « la démocratie est la plus enracinée », a déclaré un éditorial du Monde, ce serait « une terrible nouvelle pour tout le continent ». Bienvenue à la nouvelle grande Inquisition : Le prisonnier (Johnson) avouera-t-il devant la sainte Inquisition que le Parlement a été suspendu pour des motifs hérétiques ; ou le niera-t-il, et risquera-t-il d’être brûlé sur le bûcher ?

Alastair Crooke

Traduit par Wayan, relu par Olivier pour le Saker Francophone

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