Certaines nouvelles de la Guerre Froide ne sont pas bonnes à publier


Le récit orthodoxe que les médias grand public véhiculent sur la Nouvelle Guerre froide et sur le « Russiagate » omet de mentionner certains aspects importants du cours récent des événements.

Par Stephen Cohen – Le 19 juillet 2017 – Source The Nation

Dans le récit sur la Nouvelle Guerre froide et sur le « Russiagate », devenu un élément déterminant dans les relations américano-russes, les médias grand public passent sous silence d’importants événements qui ne cadrent pas avec l’orthodoxie. Selon cette vision des choses, Poutine est seul responsable de la Nouvelle Guerre froide et serait, avec son complice le Président Trump, à l’origine du « Russiagate ». Ce récit est généralement constitué de récits parus dans le New York Times et le Washington Post, souvent basés sur des sources anonymes et immédiatement repris pendant plusieurs heures, voire à longueur de journées, sur CNN et MSNBC. La devise du Times « All the News That’s Fit to Print » (« Toutes les nouvelles qui sont bonnes à publier ») semble s’être transformée en « All the News That Fits » (« Toutes les nouvelles qui sont dans la ligne »). Aucune place n’y est laissée aux opinions dissidentes bien informées. (Pour trouver ce genre d’information et de couverture, on se référera au site www.eastwestaccord.com du Comité américain pour l’entente Est-Ouest).  

Voici plusieurs exemples de cette manière de rapporter et de commenter les faits de façon sélective.

Ainsi la rencontre privée entre Trump et Poutine après leur « sommet » officiel de Hambourg du début du mois de juillet a été traitée dans les médias comme une initiative dangereuse de la part de l’un des  leaders, voire des deux. On a pourtant l’exemple de la rencontre entre Reagan et Gorbatchev en compagnie de leurs traducteurs en février 1986, lorsqu’ils ont convenu de faire de l’abolition des armes nucléaires un objectif à atteindre. Il n’en a pas été ainsi, mais l’année suivante ils ont été les premiers et uniques dirigeants à abolir une catégorie entière d’armes de ce type. De plus, les conseillers des leaders américains, soviétiques et post-soviétiques ont estimé juste de ménager des « moments privés » à leurs chefs pour leur permettre de développer entre eux un niveau de confort politique qui les prépare à la rude diplomatie de la détente.

L’historique et la politique de sanctions, maintenant au centre de l’actualité, sont aussi passés sous silence. Lorsqu’il s’est avéré qu’une avocate russe avait souhaité parlé à Donald Trump Junior de la question des « orphelins », la chose a été tournée en dérision. Toutefois, il s’agit d’une affaire sérieuse tant pour la Russie que pour les États-Unis. En 2012, Poutine a signé un décret interdisant à l’avenir toute adoption d’orphelins russes par des Américains, alors que depuis les années 1990 des milliers d’entre eux ont été adoptés par des familles étasuniennes. Cette mesure a été présentée comme un acte de représailles de la part de Poutine à la suite de l’adoption par le Congrès américain du Magnitsky Act, qui sanctionnait des citoyens russes coupables de « violations des droits de l’homme ». Plusieurs éléments de cette longue histoire ont rarement été couverts, si tant a été le cas, par les médias grand public des États-Unis. L’un de ces éléments est que la version des faits présentée par William Browder, un financier américain autrefois actif en Russie à l’origine de cette loi étasunienne, a été sérieusement remise en question. L’autre est que Poutine, avant l’adoption du Magnitsky Act, a été mis sous pression par l’opinion publique et les élites de son pays pour mettre fin aux adoptions américaines, en raison de la mort de plusieurs orphelins russes adoptés aux États-Unis. Autre aspect négligé : la douleur de plus de 40 familles américaines qui avaient pratiquement terminé la longue procédure d’adoption quand l’interdiction a été mise en vigueur, laissant ainsi leurs enfants retenus en Russie. Plus encore, il y aurait la perspective, certainement en cours de discussion, que ces enfants soient autorisés par Poutine à rejoindre leurs futures familles américaines à titre de concession faite à Trump dans un esprit de détente. Autre fait qui n’a pas été publié : Poutine a grand besoin que Trump lui fasse une concession dans le domaine des sanctions. En décembre 2016, alors qu’il allait quitter la Maison blanche, le Président Obama a fait saisir deux résidences diplomatiques russes sur territoire américain, toutes deux propriétés privées russes, et a expulsé 35 diplomates russes accusés d’être des agents de renseignement. Malgré la longue tradition en la matière d’un prêté pour un rendu, Poutine n’a toujours pas rendu la pareille en faisant saisir des biens américains à Moscou et en expulsant un nombre égal de diplomates US. Là de nouveau, Poutine est mis sous pression constante par le public et les élites de son pays – pour qu’il rende la pareille au risque de passer pour un « mou ». Le « Russiagate » pourrait  toutefois mettre Trump dans l’impossibilité politique de renverser les mesures d’Obama, alors que cela permettrait d’épargner une nouvelle crise dans les relations US-Russie et éviterait de remettre en cause la détente qu’il semble appeler de ses vœux.

Les médias étasuniens ne rapportent pas les faits qui forment le contexte de la rencontre entre Trump Junior et l’avocate russe, rencontre dont elle a été à l’origine en proposant de rapporter de « sales ragots de Russie » (Kremlin dirt) sur le compte d’Hillary Clinton. C’est sans parler qu’à la même époque, en juin 2016, un ancien agent de renseignements britannique était déjà stipendié par la campagne Clinton pour réunir des ragots du même genre sur Trump et donner naissance à ce qui allait devenir le « dossier » douteux du « Russiagate » et l’un de ses documents de base. De plus, dans cette période, un préposé à la campagne de Clinton ou au DNC (Comité du parti démocrate) était déjà à la recherche d’informations secrètes pouvant nuire à Trump auprès d’officiels du gouvernement ukrainien appuyé par les États-Unis. On peut déplorer ce genre de recherches de matière servant à nuire à l’opposition, mais elles sont devenues monnaie courante dans la politique des États-Unis. Seul toutefois le travail entrepris au profit d’Hillary Clinton a été instrumentalisé et a produit des résultats. Rien de tel ne semble être le cas en ce qui concerne la rencontre de Trump Junior. On ne trouve non plus aucune allusion à ce sujet dans la manière dont les grands médias ont évoqué cette réunion, en dehors des allégations d’un « Russiagate ».

Il faut aussi parler des récentes sanctions économiques adoptées par le Sénat américain contre la Russie. Ces mesures sont totalement déplacées, comme le sont la plupart de celles prises par le Congrès dans le contexte de la Nouvelle Guerre froide. Une fois en vigueur, elles pénaliseraient les sociétés européennes fournisseuses d’énergie. Très dépendants de la Russie pour leur énergie, les gouvernements européens sont furieux contre les sanctions imposées par le Sénat, qui ont encore besoin de l’approbation de la Chambre des représentants et du Président. Cette fissure béante au sein de l’Alliance transatlantique est à peine évoquée dans les médias américains, bien qu’elle fasse la une en Europe.

La méconnaissance des faits ou la morgue du « Russiagate » ont aussi contribué à jeter une ombre et remettre en cause un autre développement potentiellement vital. À Hambourg, Trump et Poutine sont convenus que les deux parties devaient travailler à une réglementation sur la cybertechnologie, qui  comprendrait aussi le piratage, dans les affaires internationales. Convaincu que Poutine a « piraté la démocratie américaine » en 2016, sans toutefois en apporter une quelconque preuve, l’establishment politico-médiatique a protesté avec une telle véhémence que Trump a semblé revenir sur cet arrangement. Pourtant, un tel accord est d’importance vitale, car le piratage informatique, avec sa capacité à pénétrer les infrastructures stratégiques, accroît considérablement les chances d’un conflit nucléaire, que ce soit intentionnellement ou par accident. Là aussi, la couverture médiatique du « Russiagate » est devenue une menace directe à la sécurité américaine et à celle des relations internationales, dans ce qu’elle a de plus existentiel.

Finalement, les médias étasuniens ont ignoré la portée possible de la décision prise par le nouveau président français Emmanuel Macron, d’organiser des visites d’État aussi bien pour Poutine que Trump. Les commentaires américains se sont concentrés sur certains aspects mineurs, sans voir que Macron pourrait reprendre la tradition d’indépendance que le fondateur de la Cinquième République, le Président de Gaulle – à la fois distant de Moscou et de Washington et même de l’OTAN – a adoptée pendant la dernière Guerre froide d’une manière qui a permis de diminuer les confrontations Est-Ouest. Si c’était le cas, Macron pourrait espérer prendre la place de la Chancelière allemande Angela Merkel comme leader européen dans la nouvelle Guerre froide. On reste ici dans le domaine de la spéculation, mais si cela se révélait juste, on se trouverait en présence d’un développement positif, compte tenu de l’échec de Mme Merkel dans son rôle de conciliation et de la longue histoire des relations cordiales entre la France et la Russie. L’Europe est dans une situation fluctuante et le rôle nouveau pris par la France pourrait faire partie des changements qui se préparent. Inutile de dire qu’une telle évolution ne cadrerait pas non plus avec le narratif orthodoxe des médias étasuniens.

Stephen Cohen

Traduit par JMB, relu par Catherine pour le Saker Francophone

 

 

 

 

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