Par Pepe Escobar – Le 13 novembre 2015 – Source Russia Today
L’Asie est de nouveau l’épicentre de la rencontre des plaques tectoniques géopolitiques en cours.
Le dernier exemple a été la réunion de la semaine dernière entre Monsieur Xi et Monsieur Ma [le président chinois Xi Jinping et le président taïwanais Ma Ying-jeou] à l’hôtel Shangri-La de Singapour. C’était la première rencontre en face à face des présidents des deux Chines depuis la fin des années 1940, lorsqu’elles se sont séparées après la guerre civile.
Je me reprends : pas les deux Chines, mais plutôt un pays, deux systèmes, pour reprendre le concept élaboré par le petit timonier Deng Xiaoping s’appliquant à Hong Kong et, par la suite, à Taiwan.
Xi et Ma se sont appelés mutuellement monsieur, pour employer un terme neutre. Ils se sont serré la main sur un fond neutre (pas de rouge ni de bleu, que du orange). Ils se sont partagé la facture du restaurant Shang Palace (excellent par ailleurs). Ils n’ont conclu aucune entente. L’important, c’est qu’ils se sont parlé.
Fidèle à son habitude, Xi a volé la vedette avec son panache habituel exprimant la puissance douce : Nous sommes des frères liés par la chair, même si nos os sont brisés. Celle-là est pas mal non plus : Nous formons une famille dont le sang est plus épais que l’eau.
Xi, qui a consolidé son pouvoir à Pékin comme personne depuis Deng, veut pour l’essentiel que Taiwan respecte le Consensus de 1992 (qui a été conclu, soit dit en passant, à Hong Kong), qui affirme qu’il n’y a qu’une Chine.
Chaque joueur, soit le continent et Taiwan, a évidemment sa propre interprétation de ce que signifie exactement une Chine. Nous sommes donc continuellement forcés de revenir à un subtil symbolisme chinois. Ce qui compte, c’est le concept de même nation, même si la gouvernance est complètement différente depuis 66 ans maintenant.
Le Kuomintang, qui est actuellement au pouvoir à Taiwan, pourrait être défait aux prochaines élections en janvier par le Parti démocrate progressiste (DPP en anglais) dirigé par Mme Tsai Ing-wen, qui a toujours été plus favorable à l’indépendance. Pour Pékin, l’indépendance est frappée d’anathème.
En fin de compte, ils ne peuvent conclure d’accord sur l’unification de la Chine. Dans un proche avenir, tout dépendra de la capacité de Xi à séduire les électeurs taiwanais. Soixante-six pour cent d’entre eux sont favorables à ce que Xi rencontre aussi la prochaine présidente, si jamais Mme Tsai gagnait. Même si les deux parties sont techniquement en guerre, elles semblent en voie de discuter des possibilités d’unité nationale.
Bref, le puzzle complexe qui se joue dans le détroit qui les sépare est une affaire chinoise qui se réglera par la diplomatie. Nous ne parlons pas ici de la diplomatie de la canonnière du Pentagone.
Je veux mon impérialisme humanitaire
Au même moment, de l’autre côté de l’étang (qu’est le Pacifique), nous sommes témoins de la même vieille rengaine ressassée par ce que j’appelle l’empire des geignards du Pentagone. Tous les blâmes sont évidemment rejetés sur la Chine. Et sur la Russie. Après tout, aussi bien la Russie que la Chine, sans parler du partenariat stratégique qui les unit, sont considérées comme des menaces majeures dans la plus récente mouture de la doctrine militaire des USA.
Il fut un temps où le MI6 à Londres ne manquait pas d’éclat intellectuel. Il est donc normal de donner crédit à l’ancien agent du MI6 Alastair Crooke d’avoir formulé de façon concise pourquoi l’establishment militaire des USA est tellement paralysé par la colère.
Il leur faut bien sûr de l’argent. Beaucoup d’argent. Pour en avoir, il leur faut des menaces. Alors quoi de mieux que le spectre d’une double calamité chinoise et russe ? C’est un blockbuster beaucoup plus profitable (et crédible) que la guerre contre la terreur.
Pourtant, l’Ukraine et la Syrie ont démontré de façon éloquente, surtout dans le Grand Sud, que le monde a cessé d’être dirigé par l’Otan. Il est révolu le temps où la paix et la guerre se décidaient en levant ou en baissant le pouce dans le Colisée washingtonien.
Crooke souligne comment la Russie a lancé une campagne militaire complexe en un clin d’œil, ce que l’Otan ou les militaires des USA sont absolument incapables de faire.
Mieux encore, il semble être le premier à avancer l’hypothèse fascinante voulant qu’en Syrie, la Russie annonce l’entrée en scène prochaine de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) en tant qu’alliance militaire possible.
Il indique bien sûr que les 4+1 qui sont à l’œuvre en Syrie, soit la Russie, la Syrie, l’Irak, l’Iran et le Hezbollah, n’ont rien à voir avec l’OCS. Après tout, seule la Russie en fait partie (l’Iran est présent à titre d’observateur et sera membre à part entière une fois les sanctions de l’ONU levées).
Ce qu’il faut retenir, c’est que l’objectif fondamental des 4+1 à l’œuvre vise justement à empêcher l’Otan, qui se prend pour un robocop mondial, de provoquer des changements de régime à la libyenne sous le couvert de la responsabilité de protéger (R2P), la dénomination édulcorée de l’impérialisme humanitaire.
Crooke vise juste lorsqu’il définit en pratique le travail en cours des 4+1 de projet pilote ou mise à l’essai de coalitions non liées à l’Otan qui donnent des résultats. C’est cela, plus que toute autre chose, qui fait fulminer l’Empire du Chaos comme jamais.
Voilà pourquoi les nouvelles que nous bombardent inlassablement les médias institutionnels des USA passent sous silence chaque succès des 4+1 sur le terrain, les considèrent comme insignifiants ou leur prédisent un échec monumental.
Ce qui va ressortir des enjeux énormes qui se jouent en Syrie aura une importance stratégique sans précédent pour le Grand Sud.
Les 4+1 ont été en fait invités par le gouvernement (élu) en place à Damas pour l’aider à rayer de la carte syrienne les rebelles modérés soutenus par les USA, l’Arabie saoudite, la Turquie et le Qatar et, surtout, les brutes de EIIS/EIIL/Da’ech
À titre de comparaisons, nous avons la Coalition des opportunistes tordus (COT) soutenue par l’Otan et le CCG, qui regroupe des pourvoyeurs et sympathisants de salafo-djihadist
Qu’on ne s’y trompe pas. Le Grand Sud regarde les choses de près. En particulier la Chine unique tant menaçante.
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) et le petit dernier, Empire of Chaos (Nimble Books).
Traduit par Daniel, édité par jj, relu par Literato pour le Saker francophone.