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L’entente tripartite russo-irano-turque se prépare à arbitrer prochainement une nouvelle manche des discussions entre les factions syriennes à Astana, et le président Assad vient d’annoncer qu’il est prêt à négocier sur tout à condition que le processus respecte les mécanismes légaux établis dans la Constitution syrienne.
Le professeur australien et éminent activiste syrien Tim Anderson a vu juste en écrivant dans son dernier article pour le Centre de recherche sur la mondialisation que « c’est toujours par des compromis politiques que l’on met un terme aux guerres », et ce sera certainement le cas avec la guerre contre le terrorisme en Syrie. Le partenariat d’entente tripartite qui change la donne entre la Russie, l’Iran et la Turquie – prédit à l’origine par l’auteur il y a plus de six mois dans une série d’articles dont voici la liste – prend l’initiative dans la résolution de ce conflit en organisant les discussions entre factions syriennes à Astana, dont sont notablement exclus les États-Unis.
Le président Assad a accordé aux médias français une interview exclusive à travers laquelle il se déclare prêt à négocier sur « tout » mais que le processus doit être conforme aux mandats légaux énoncés dans la Constitution syrienne. Si l’établissement d’un compromis, quelle qu’en soit la nature, aboutit à un dénouement différent de celui qu’autorise la loi syrienne actuelle, la Constitution devra alors être modifiée dans un but de conciliation et le peuple syrien devra formellement approuver tout amendement au moyen d’un référendum. C’est un système de freins et contrepoids décisif qui garantit que les effets du processus de paix seront démocratiques et représentatifs de la volonté du peuple syrien.
L’état de l’art
Le retrait russe
Si l’on fait le point sur l’état des choses dans la période préparatoire des négociations d’Astana, la première donnée qu’on peut relever est la récente décision de la Russie de diminuer une nouvelle fois ses forces militaires en Syrie. Il ne faut pas oublier que le motif officiel au nom duquel Moscou a accepté la demande d’intervention formulée par Damas était en premier lieu de combattre le terrorisme au sein de la République arabe, et il semble que les décideurs russes estiment que la libération historique d’Alep le mois dernier correspond suffisamment à la définition d’une victoire significative pour justifier la réduction des forces aériennes déployées dans le pays.
Néanmoins, Daech occupe toujours Raqqa, Palmyre ainsi que l’étendue désertique entre ces deux villes, la Russie se garde donc de retirer à n’importe quel prix ses ressources militaires du pays tant que celui-ci n’est pas intégralement débarrassé des terroristes. De plus, les Russes peuvent redéployer leurs forces à leur guise si la situation l’exige, exactement de la même façon que lors du premier retrait au printemps dernier. En tenant compte de cela, il y a deux interprétations intimement liées que l’on peut proposer pour expliquer cette décision de compression militaire.
La première est qu’il s’agit d’un geste de bonne volonté à l’égard de ce qui a été de manière consensuelle défini comme la « rébellion modérée » (les groupes participant au cessez-le-feu actuel) afin de les inciter à la souplesse au cours des prochains pourparlers d’Astana ; cela constituerait une manœuvre tactique visant à promouvoir un arrangement politique qui s’accorde avec l’aversion affichée de la Russie vis-à-vis d’une solution exclusivement militaire. La seconde possibilité, cependant, est qu’il s’agit d’un signal adressé au président élu Trump que la Russie espère peut-être amener à effectuer symboliquement des attaques conjointes contre Daech, si le chef d’État entrant aspire réellement à la détente dont il avait parlé avec Moscou, et à condition que les deux parties parviennent à coopérer pour mener à bien la libération de Raqqa, Palmyre ainsi que des autres villes occupées en Syrie (dès lors que Damas y consent, bien entendu).
L’entente tripartite
En ce qui concerne l’entente tripartite, on peut affirmer que les membres qui la composent coopèrent activement et on peut assurément en déduire que la Russie et l’Iran sont en train d’établir indirectement la liaison entre la Syrie et la Turquie, qui n’entretiennent aucune relation et pourraient trouver inconfortable de reconnaître publiquement se livrer à des discussions secrètes du fait de leurs sensibilités politiques intérieures respectives. Il ne s’agit pas non plus de pure spéculation dans la mesure où il est extrêmement peu probable que l’opération militaire turque dans le Nord de la Syrie ait pu être passivement acceptée par Damas (en dépit de sa condamnation officielle d’alors) et ses protecteurs internationaux russes et iraniens sans un certain niveau de coordination avancée entre toutes les parties.
Quand bien même, la présence des forces turques dans le Nord de la Syrie demeure techniquement un acte illégal car Damas ne leur a donné aucune permission franche et explicite de se trouver là, indépendamment du fait que les Syriens ont secrètement convenu de cela en amont. Par conséquent, l’un des objectifs à long terme que le gouvernement syrien doit se fixer en se rendant aux négociations d’Astana est de favoriser les conditions qui aboutiront à un retrait turc. Cela nous amène à analyser la raison officielle d’Ankara d’intervenir conventionnellement dans le Nord de la Syrie, à savoir d’empêcher les Kurdes du PYD et du YPG d’établir unilatéralement un mini-État « fédéralisé » (partitionné intérieurement) tout le long de la frontière au Sud de la Turquie.
La question kurde
Il est important à ce stade de rappeler que l’ambassadeur syrien à Moscou a rejeté avec véhémence la déclaration « fédérale » des Kurdes du PYD et du YPG au début de l’année 2016 en déclarant sans équivoque ceci :
« Lorsque l’on parle de la fédéralisation de notre pays, cela menace directement son intégrité, c’est contraire à notre Constitution, cela contredit les conceptions nationales, c’est même incompatible avec les résolutions internationales et les décisions, dès lors toutes les déclarations de cette sorte sont illégitimes. »
Cette opinion a vite été reprise par le président Assad lui-même qui a réaffirmé que « la plupart des Kurdes aspirent à vivre dans une Syrie unifiée sous l’égide d’un système central, pas d’un système fédéral », ajoutant ultérieurement que toute éventuelle solution « fédérale » devrait être approuvée par le peuple syrien à travers un référendum et que la structure actuelle est de ce fait « provisoire ». Le président Assad est de toute évidence au fait du manifeste « fédéral » haineux des Kurdes du PYD et du YPG, du contenu de ce que l’auteur a analysé dans un article en trois parties pour le groupe de réflexion Katehon basé à Moscou, et il ne faut voir aucune coïncidence dans le fait que l’entente tripartite ait choisi d’exclure ce groupe des prochaines négociations à Astana.
Conformément à la justification officielle de la Turquie au sujet de l’entame de ses opérations militaires dans le Nord de la Syrie (et qui ont de toute évidence dû être acceptées par la Russie, l’Iran et la Syrie, sans quoi ces derniers s’y seraient alors vivement opposés), la seule condition qui convaincrait Erdogan de retirer ses troupes au sol du territoire de la République arabe serait la neutralisation de la menace « fédérale » PYD-YPG. Les Kurdes du PYD et du YPG ont récemment retiré le blason ethno-suprématiste « Rojava » de leur « Système fédéral démocratique du Nord de la Syrie » autoproclamé et illégal, vraisemblablement dans le cadre d’une démarche de façade visant à atténuer, par la fabrication d’une illusion selon laquelle ce projet serait « inclusif » à l’égard de toutes les autres identités de la Syrie, la résistance inflexible de Damas et de l’entente tripartite à leur projet géopolitique.
Curieusement, le Washington Post vient de signaler que les Kurdes du PYD-YPG procèdent à l’endoctrinement de leurs alliés arabes du groupe militant à dominante kurde, les « Forces démocratiques syriennes », en s’appuyant sur l’idéologie radicale marxiste du fondateur du PKK Abdullah Ocala ainsi que sur les idées complémentaires du soi-disant « confédéralisme démocratique » issu de leur manifeste de 2015. Vu d’ici, les Kurdes du Nord de la Syrie hostiles au gouvernement tentent de dissimuler leur projet de « plus grand Kurdistan » en le travestissant en effort « inclusif » censé être défendu également par des Arabes qui, en réalité, servent de caution ; mais cela pourrait malencontreusement se retourner contre eux si le subtil président turc venait à flairer une occasion de faire valoir les soi-disant intérêts de son pays dans cette partie de la Syrie et à tirer parti de leur récentes manœuvres.
La dernière manche d’Erdogan
Chacun s’est demandé ce que pouvait bien être la dernière manche d’Erdogan puisqu’il a pris la décision de déployer les troupes conventionnelles turques dans le Nord de la Syrie en août dernier, mais il semble en définitive que la réponse s’impose d’elle-même. La Turquie a répété en de multiples occasions qu’elle ne laisserait pas un mini-État « fédéral » (intentionnellement partitionné) se former dans le Nord de la Syrie, faisant valoir que cette entité deviendrait un refuge terroriste pour le PKK et d’autres petits groupes militants hostiles à Ankara. Conformément à cela, le gouvernement turc a régulièrement lancé l’idée d’une soi-disant « zone de sécurité » au sein de cette région dans l’objectif prétendu de contrer le terrorisme et d’empêcher l’unification des deux aires contrôlées par les Kurdes au Nord de la Syrie.
En articulant ces deux objectifs dans le cadre d’une pratique concrète, la Turquie a systématiquement cherché à remplacer la présence militante des Kurdes du PYD-YPG dans cette partie du pays en s’appuyant sur « l’Armée syrienne libre » pro-Ankara (ASL, dont l’auteur estime qu’elle porterait mieux le nom d’ « Armée syrienne leurre »). Maintenant que les Kurdes ont dépouillé de l’emblème ethno-suprématiste « Rojava » leur « fédération » illégalement autoproclamée, il est possible que la Turquie puisse rapidement peser de tout son poids en faveur de la création d’une bande frontalière « fédéralisée » sous l’autorité de l’ASL au Nord de la Syrie afin de simultanément purger la région des groupes militants kurdes et de « formaliser » ce qu’Erdogan pourrait être amené à considérer comme une zone tampon viable (la soi-disant « zone sécurisée » qu’il a toujours appelée de ses vœux).
Qu’importe l’ardeur avec laquelle Erdogan souhaite un État mandataire ASL en Syrie du Nord, il n’y a aucune chance pour que le pays soit fédéralisé à moins que le peuple lui-même y consente dans le cadre d’un référendum constitutionnel à venir, et il y a fort à parier que les Syriens rejetteront ce plan de toute façon. Toutefois, afin d’étoffer son jeu et d’optimiser ses chances, Erdogan pourrait secrètement faire savoir que la Turquie est prête à revenir formellement sur son engagement en faveur d’un départ de Bachar al-Assad, reconnaître officiellement le chef d’État syrien comme le président démocratiquement élu du pays, restaurer les relations politiques et économiques étroites d’avant la guerre entre les deux États et investir une quantité indéterminée de fonds pour l’aide à la reconstruction de la Syrie (des indemnisations) en échange de quoi Damas accepterait cette proposition.
Qu’importe l’attrait qu’une telle offre pourrait présenter à court terme, elle représenterait à long terme un piège destiné à restreindre de manière permanente l’indépendance de la Syrie d’après-guerre et devrait donc à tout prix être évitée, à moins qu’il n’y ait littéralement aucune autre option qui puisse être envisagée de manière réaliste. S’il devient nécessaire pour la Syrie de faire un compromis, Damas pourrait alors proposer la solution créative d’une « autonomie municipale » comme un juste milieu décentralisé possible et acceptable entre centralisation et décentralisation, dont les détails ont été examinés dans l’article précédemment publié par l’auteur dans la revue Oriental Review, Les munitions diplomatiques de la Syrie engagées dans le combat politique d’Astana, et devraient bien entendu être soumis à l’approbation du peuple syrien par le biais d’un référendum ultérieur.
En somme, les pourparlers à venir à Astana sont destinés à constituer le premier pas concret dans la résolution de la guerre contre la Syrie via un arrangement politique, tout comme l’a écrit le professeur Anderson, et Damas doit se tenir prêt à trouver une solution novatrice face aux contradictions apparemment insolubles entre ses propres intérêts souverains et les menaces imbriquées représentées par les Kurdes du PYD et du YPG, la « fédéralisation » (partition interne) et les desseins géopolitiques de la Turquie au Nord de la Syrie.
Andrew Korybko est le commentateur politique états-unien travaillant actuellement pour l’agence Sputnik.
Liens
http://reseauinternational.net/syrie-astana-qui-participera-et-dans-quel-but/
Traduit par François, relu par Cat pour le Saker Francophone