La Russie veut réaliser le rêve de la Grande Eurasie


Le rôle de la Russie sera d’équilibrer les puissances hégémoniques, en tant que garant d’une nouvelle union des pays non alignés

Par Pepe Escobar − Le 12 juin 2020 − Source Asia Times

Le président russe Vladimir Poutine et le président chinois Xi Jinping se sont liés d’amitié lors d’une cérémonie de remise à Xi d’un diplôme de l’Université d’État de Saint-Pétersbourg le 6 juin 2019. Photo : AFP / Dmitri Lovetsky

Le professeur Sergey Karaganov est officieusement connu dans les milieux influents de la politique étrangère comme le « Kissinger russe » – avec l’avantage supplémentaire de ne pas avoir à porter l’étiquette de « criminel de guerre » au Vietnam, au Cambodge, au Chili et ailleurs.

Karaganov est le doyen de la Faculté d’Économie Mondiale et d’Affaires Internationales à l’École Supérieure d’Économie auprès de l’Université Nationale de Recherche. Il est également le président honoraire du Présidium du Conseil de la Politique Étrangère et de Défense de la Russie.

En décembre 2018, j’ai eu le plaisir d’être reçu au bureau de Karaganov à Moscou pour une conversation en tête-à-tête portant essentiellement sur la Grande Eurasie – la voie russe pour l’intégration de l’Eurasie.

Aujourd’hui, Karaganov a développé ses principales idées pour un véhicule atlantiste made in Italy habituellement plus distingué pour ses cartes que pour ses « analyses » prévisibles directement issues d’un communiqué de presse de l’OTAN.

Même en notant, à juste titre, que l’UE est une « institution profondément inefficace » qui chemine doucement vers la dissolution – et c’est un euphémisme – Karaganov observe que les relations Russie-UE sont en voie de normalisation relative.

C’est un sujet qui est activement discuté dans les couloirs de Bruxelles depuis des mois maintenant. Ce n’est pas exactement le programme envisagé par le Deep State américain – ou l’administration Trump, d’ailleurs. Le degré d’exaspération suscité par les bouffonneries de l’équipe Trump est sans précédent.

Pourtant, comme le reconnaît Karaganov : « Les démocraties occidentales ne savent pas comment exister sans ennemi. » La preuve en est dans la routine des platitudes du Secrétaire Général de l’OTAN Stoltenberg sur la « menace » russe.

Alors même que le commerce de la Russie avec l’Asie équivaut désormais à celui avec l’UE, une nouvelle « menace » est apparue en Europe : la Chine.

Une Alliance interparlementaire sur la Chine vient d’être créée de toutes pièces la semaine dernière comme nouvelle plateforme de diabolisation, rassemblant des représentants du Japon, du Canada, de l’Australie, de l’Allemagne, du Royaume-Uni, de la Norvège et de la Suède ainsi que des membres du Parlement européen.

La Chine, « dirigée par le Parti communiste chinois », doit être considérée comme une « menace » pour les « valeurs occidentales » – la même vieille triade de démocratie, de droits de l’homme et de néolibéralisme. La paranoïa incarnée dans la double « menace » Russie-Chine n’est rien d’autre qu’une illustration graphique du principal choc du Grand Échiquier : l’intégration de l’OTAN contre l’Eurasie.

Le « Kissinger russe » : Chef du Conseil de la politique étrangère et de défense Sergey Karaganov. Photo : AFP/Evgeny Biyatov/Sputnik

Une grande puissance asiatique

Karaganov décompose le partenariat stratégique crucial entre la Russie et la Chine en une formule facilement assimilable : autant Pékin trouve un soutien fort en la puissance stratégique de la Russie comme contrepoids aux États-Unis, autant Moscou peut compter sur la puissance économique de la Chine.

Il rappelle le fait crucial que lorsque la pression occidentale sur la Russie était à son apogée, après les événements de Maïdan et le référendum de Crimée, « Pékin a offert à Moscou un crédit pratiquement illimité, mais la Russie a décidé de braver la situation par elle-même ».

L’un des avantages ultérieurs est que la Russie et la Chine ont abandonné leur concurrence en Asie centrale – ce que j’ai pu constater par moi-même lors de mes voyages à la fin de l’année dernière.

Cela ne signifie pas que la rivalité a été effacée. Des conversations avec d’autres analystes russes révèlent que la crainte d’une puissance chinoise excessive est toujours présente, en particulier lorsqu’il s’agit des relations de la Chine avec des États plus faibles et non souverains. Mais le fond du problème, pour un praticien de la realpolitik aussi brillant que Karaganov, est que le « pivot à l’Est » et l’entente stratégique avec la Chine ont favorisé la Russie dans le Grand Échiquier.

Karaganov comprend parfaitement l’ADN de la Russie en tant que grande puissance asiatique – prenant en considération l’ensemble, de la politique autoritaire aux richesses naturelles de la Sibérie.

La Russie, dit-il, est « proche de la Chine en termes d’histoire commune malgré l’énorme distance culturelle qui les sépare. Jusqu’au XVe siècle, elles étaient toutes deux sous l’empire de Gengis Khan, le plus grand de l’histoire. Si la Chine a assimilé les Mongols, la Russie a fini par les expulser, mais en deux siècles et demi de soumission, elle a intégré de nombreux traits asiatiques ».

Karaganov considère Kissinger et Brzezinski comme des « stratèges lucides », et déplore que, même s’ils ont suggéré le contraire, « la classe politique américaine » ait inauguré une « nouvelle guerre froide » contre la Chine. Il brise l’objectif de Washington en jouant une « Dernière Bataille » profitant des bases avancées que les États-Unis dominent toujours dans ce que Wallerstein [sociologue, historien et économiste américain, NdT] définirait comme notre système mondial en effondrement.

Le nouveau mouvement des non-alignés

Karaganov est très pointu sur la tendance à l’indépendance de la Russie – toujours en s’opposant farouchement à

« quiconque pointait du doigt une hégémonie mondiale ou régionale : des descendants de Gengis Khan à Charles XII de Suède, de Napoléon à Hitler. Dans les domaines militaire et politique, la Russie est autosuffisante. Pas dans les domaines économique, technologique et cybernétique, où elle a besoin de marchés et de partenaires extérieurs, qu’elle cherchera et trouvera ».

Le résultat est que le rêve de rapprochement Russie-UE reste bien vivant, mais sous « l’optique eurasienne ».

C’est là qu’intervient le concept de Grande Eurasie, comme j’en ai discuté avec Karaganov lors de notre rencontre : « un partenariat multilatéral intégré, officiellement soutenu par Pékin, fondé sur un système égalitaire de liens économiques, politiques et culturels entre divers États », la Chine jouant le rôle de primus inter pares. Et cela inclut « une partie significative de l’extrémité occidentale du continent eurasiatique, c’est-à-dire l’Europe ».

C’est ce que semble indiquer l’évolution du Grand Échiquier. Karaganov – à juste titre – identifie l’Europe occidentale et septentrionale comme attirée par le « pôle américain », tandis que l’Europe méridionale et orientale est « inclinée vers le projet eurasien ».

Le rôle de la Russie, dans ce cadre, sera d‘ »équilibrer les deux puissances hégémoniques possibles », en tant que « garant d’une nouvelle union des nations non alignées ». Cela laisse entrevoir une nouvelle configuration très intéressante du Mouvement des Non-Alignés.

Bienvenue à la Russie comme l’un des partisans d’un nouveau partenariat multilatéral et multi-vecteur, passant enfin d’un statut de « périphérie de l’Europe ou de l’Asie » à « l’un des centres fondamentaux de l’Eurasie du Nord ». Un travail en progrès constant.

Le Président yougoslave Marshal Josip Broz, plus connu sous le nom de Tito (R, 1892-1980) partage une blague avec le Président égyptien Gamal Abdel Nasser (L) et le Premier Ministre indien Jawaharlal Nehru (C) en juillet 1956 sur l’île de Brioni lors d’un sommet du Mouvement des Non-Alignés. (Photo : AFP)

Traduit par Michel, relu par Kira pour Le Saker Francophone

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