Russell Grenfell – Haine Inconditionnelle – chapitres 1 et 2


La culpabilité allemande pour la guerre et l’avenir de l’Europe


Par le − Publié en 1953 Source Unz Review

Au fil du temps, on nous a répété et insinué que les aventures, les anxiétés et les austérités du demi-siècle écoulé avaient amené notre pays, en 1940, à son heure de gloire ; et peut-être que tel est bien le cas, mais alors il faut bien insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de l’heure de gloire des hommes politiques qui, pour dire la vérité, ont fait preuve d’incompétence crasse, et ont de par leurs imbécillités amené la Grande Bretagne au bord de la catastrophe. Non, il faut bien préciser alors que l’on parle de l’heure de gloire des soldats.

Citation de Cecil Algernon dans La Reine Victoria et Ses Premiers Ministres – p. 338

Préambule

À la guerre, beaucoup de choses peuvent mal tourner : tactique mineure, tactique majeure, stratégie mineure, stratégie majeure, approvisionnements, entraînement, renseignements. Si l’un ou l’autre de ces domaines flanche, des conséquences négatives s’ensuivent, à un degré plus ou moins important selon la magnitude de l’erreur et son positionnement dans l’ensemble que constitue la guerre.

Mais il existe un autre facteur, où la moindre erreur porte presque toujours à de graves conséquences. Il s’agit de la politique ; car la politique constitue l’élément de gouvernance, qui contrôle tout le reste. Des preuves établissent, pour ce qui concerne la seconde guerre mondiale, que les politiques étasuniennes et britanniques, qu’on les considère unitairement ou conjointement, ont souffert de graves défauts. Nous avons accompli l’effort militaire le plus important de l’histoire, en prenant comme croyance que la défaite totale de l’Allemagne et son désarmement permanent exorciseraient le monde du mal de la guerre. Cette croyance s’est révélée totalement erronée ; si bien que malgré les flots de sang versés et les sacrifices consentis, il a fallu demander à l’Allemagne de se ré-armer peu après la victoire alliée, pourtant supposée marquer la fin de la puissance militaire allemande. Quelque chose a donc sévèrement été de travers dans l’approche de la guerre qu’ont adoptée les dirigeants politiques étasuniens et britanniques, et mon objectif dans le présent ouvrage est d’enquêter et de déterminer où ils se sont trompés, en insistant particulièrement sur l’aspect britannique de ce sujet.

Le lecteur va découvrir que j’ai pu me montrer quelque peu iconoclaste. Mais je ne pense pas qu’il soit nécessaire que je m’en fasse excuser. Je me plais à croire qu’il n’y a rien dans le manuel de la démocratie exonérant les politiciens de la critique. C’est même sans doute plutôt le contraire. C’est la liberté du citoyen de critiquer ses dirigeants qui fait la marque d’une société libre, et il s’agit là d’un pouvoir dont il faut faire usage, sous peine de voir la société tomber en décomposition.

Personne ne devrait remettre en cause la solidité de la conduite de la guerre par Sir Winston Churchill, sauf à penser, à raison ou à tort, disposer d’éléments solides pour ce faire ; en la matière, toute critique chicanière ne ferait de mal qu’à son auteur.

Et je crois, en outre, n’être pas insensible aux remarquables qualités de Sir Winston comme chef de guerre. Lui mis à part, aucun homme politique en Grande Bretagne n’aurait été capable d’infuser une énergie et une résolution aussi grandes dans l’effort de guerre. Mais cela ne fait que d’autant plus ressortir la question de savoir si son ardeur et sa vigueur surabondantes furent exercées dans la bonne direction — ou dans la mauvaise. De fait, l’exemple de Churchill promet de rester comme une influence considérable pour tous ses successeurs, dussent-ils se retrouver dans une position comparable à la sienne.

J’ai terminé la rédaction du présent ouvrage au moment même où Malenkov a pris les rênes du gouvernement russe, et a séduit le monde de par son “charme neuf ”. Mais, pour autant, je ne suis pas revenu sur ce que j’avais écrit. Quand bien même la politique russe serait-elle en voie d’une réorientation drastique vers une coopération avec l’Occident, chose dont nous ne pouvons pas être certains pour l’instant, le problème posé par le vide militaire en Europe centrale n’en resterait pas moins critique qu’à l’époque de Staline ; et peut-être même en serait-il accru.

Je fais face à une difficulté quant au titre de chevalier5 de Sir Winston Churchill. Qu’on n’y voie aucune impolitesse de ma part, mais j’aurais du mal à mettre à jour toute les références que je fais dans cet ouvrage à celui qui fut pendant cette guerre notre premier ministre. Cela ne m’apparaîtrait pas sonner juste, en repensant à ces jours passés. Le monde entier, au cours de ces six années trépidantes, ne pensa à lui que comme « monsieur » Churchill. Aussi, pour moi, ce serait faire violence à l’histoire que de le nommer autrement dans mes références à cette époque. Et outre ce point, que sais-je quant à quelque nouveau titre que pourrait recevoir Sir Winston Churchill d’ici à la mise sous presse de cet ouvrage?

Plusieurs personnes m’ont apporté une aide précieuse lors de la rédaction du présent ouvrage ; à chacune d’entre elles, je désire exprimer mes remerciements les plus sincères. Mais je préfère ne citer personne en particulier, je prends la responsabilité pleine et sereine d’un livre pour lequel je ne m’attends à recevoir que bien peu de louanges. R. G.

Chapitre 1 – Comment la Grande Bretagne entra dans la première guerre mondiale

Nombreuses sont les personnes encore en vie, qui ont vu par deux fois une grande “dernière guerre”. Il est vrai qu’aucune guerre n’a démarré sous ce terme, du moins du point de vue britannique. En fait, parmi les divers facteurs ayant déclenché la participation britannique au conflit de 1914, on ne trouve pas l’idée d’user de la violence pour faire cesser la violence. Ce furent d’autres raisons qui amenèrent le Royaume-Uni à la guerre, et celles-ci furent suffisamment intrigantes pour qu’on leur consacre un prologue, auquel s’enchaîneront avantageusement les arguments développés dans la suite de l’ouvrage.

Il faut dire que l’implication britannique dans la guerre 1914-1918 remonte à janvier 1906, moment où le Royaume-Uni connaissait les affres d’une élection générale. M. Haldane, alors secrétaire d’État à la guerre, s’était déplacé dans la circonscription de Sir Edward Grey, secrétaire [d’État] aux affaires étrangères, pour le soutenir lors d’un discours électoral. Les deux hommes politiques entamèrent ensemble une tournée dans le pays, au cours de laquelle Grey demanda à Haldane si celui-ci initierait des discussions entre les États-majors britannique et français en préparation de la possibilité d’une action conjointe en cas de guerre sur le continent. M. Haldane en convint. Les millions d’hommes qui se feraient tuer plus tard, en résultat de cette conversation rurale, n’auraient pu se voir condamnés à mort de manière plus aléatoire. À l’époque, ni le premier ministre lui-même, Sir Henry Campbell-Bannerman, ni les autres membres de son cabinet, n’eurent connaissance de ce qui se tramait.

Quelques années plus tôt, au tout début du siècle, le Foreign Office britannique avait mené des initiatives persistantes pour conclure une alliance avec l’Allemagne, initiatives qui avaient été repoussées. Déçue, la Grande Bretagne s’était alors tournée vers la France, rivale de l’Allemagne, et également rivale traditionnelle du Royaume-Uni, et s’était rapprochée d’elle. À l’époque, l’Europe était divisée entre deux groupes de pouvoir : la Triple alliance, composée de l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, et la double alliance France-Russie. En se faisant l’amie de la France, la Grande Bretagne faisait donc preuve d’une marque de sympathie vers le groupe franco-russe. Mais il ne s’agissait de rien de plus que d’une marque, car à ce moment (en 1904), il ne s’agissait que d’une entente sur les points de friction en suspens entre la France et le Royaume-Uni, principalement concernant l’Égypte et le Maroc ; la France accepta de laisser les mains libres au Royaume-Uni en Égypte, et obtint la faveur opposée pour le Maroc. Aucune assistance militaire n’avait été convenue entre elles.

Cependant, au cours de la deuxième semaine de janvier 1906, alors qu’un nouveau cabinet ministériel venait de prendre ses fonctions au Royaume-Uni, les français posèrent une question qui allait porter une influence terrible sur le cours de l’histoire britannique. L’ambassadeur français demanda à Sir Edward Grey si des discussions pouvaient être mises en place entre les États-majors d’armées des deux pays, pour faciliter une action rapide, au cas où le Royaume-Uni porterait assistance à la France contre une attaque allemande. Tout homme d’intelligence moyenne et disposant d’un sens commun normal aurait réalisé la nature très délicate de telles discussions, ainsi que la direction vers laquelle menait une situation aussi épineuse et même dangereuse. Mais il semble que rien de tel ne se produisit dans l’esprit de Sir Edward Grey. S’ensuivit sa demande à M. Haldane d’instituer ces discussions, avant même que le premier mot n’en ait été touché au premier ministre. Il est vrai que M. Haldane s’engagea à en faire part au premier ministre avant d’agir, et qu’il le fit ; mais rien ne fut fait pour consulter le cabinet sur cette proposition pourtant chargée d’augures des plus funestes. Ce sujet resta longtemps un secret partagé par les trois seuls ministres ici mentionnés67.

En réalité, des discussions officieuses en matière maritime avaient déjà été menées — plusieurs mois auparavant, sous le gouvernement précédent. L’attaché maritime français en poste à Londres avait demandé au premier Lord de l’amirauté (Sir John Fisher) si les britanniques voulaient d’une aide maritime française en cas de guerre, et s’était vu répondre, en substance, que cela n’était pas nécessaire. Ainsi, aucune obligation du Royaume-Uni envers la France n’était engagée en la matière à l’époque.

Les trois ministres partageant le secret de ces discussions militaires convinrent, et l’on répondit aux français, que rien dans les discussions des États-Majors ne devait être considéré comme un engagement de la Grande-Bretagne à quelque action positive. Mais il ne fallait guère faire preuve d’imagination pour prendre conscience que ces discussions ne pouvaient pas manquer de porter à engagement avec le temps, et nous savons, à la lecture de l’auto-biographie de Sir Edward Grey, qu’elles finirent bien par porter à engagement, en débouchant, tel que nul ne saurait l’ignorer aujourd’hui, sur une alliance militaire formelle. Si la question avait fait l’objet d’un examen plus sérieux et complet, on peut imaginer que les pièges évidents inhérents à de telles discussions auraient pu être compris à temps. Mais les choses furent brusquées par trois — en réalité, plutôt deux — hommes, au fil de l’agitation et des distractions propres à une élection générale8.

C’est ainsi que commencèrent ces discussions, qui après cinq années débouchèrent sur l’élaboration de projets très détaillés et tout à fait efficaces de déplacement de six divisions de l’armée britannique, prenant place du côté gauche des lignes françaises douze jours après le début de la mobilisation9.

Ces projets impliquaient un remodelage complet de la haute organisation de l’armée, qui avait jusqu’alors été pensée selon la doctrine de la guerre coloniale, et non continentale. M. Haldane s’auto-congratule abondamment dans ses livres10 pour cette réorganisation, qui lui est tout à fait imputable. Mais ce qui ne lui est pas imputable, en revanche, c’est son autre affirmation selon laquelle cette réorganisation répondait à une “conception scientifique” de sa part, tant du point de vue des réformes administratives que de la stratégie sur laquelle elles se fondaient. Les réformes en question, comme il l’admet lui-même, ne débouchaient pas d’une pensée large et originale, conjointe ou séparée, de sa part ou de celle de ses conseillers miliaires ; elles consistèrent surtout en des imitations du système allemand, qu’il avait délibérément et ouvertement recopié sur la base d’informations obtenues lors d’une visite à Berlin en 1906 ; bien sûr, elles se virent adaptées aux nécessités spécifiques au Royaume-Uni. Et, comme nous allons le voir, la stratégie Haldane ne comportait que fort peu de choses qualifiables de scientifiques.

Cette stratégie s’appuyait sur l’idée que les six divisions britanniques, calculées par le War Office comme contingent le plus important qui puisse être envoyé en France en première instance, constituaient justement le nombre nécessaire à corriger le déséquilibre subi par les forces françaises, sinon en infériorité. Mais cette idée fut jugée trop prudente par au moins l’un des conseillers militaires de M. Haldane. Le colonel Henry Wilson11, qui devint en 1910 directeur des opérations et donc principal agent successeur du projet de Haldane, ne voyait pas du tout la tâche de l’armée expéditionnaire britannique comme celle de maintenir gentiment l’équilibre défensif. Comme le montre son journal personnel, son image mentale d’une guerre européenne selon le modèle Haldane était celle d’une suite rapide de victoires glorieuses remportées par les alliés anglo-français sur l’ennemi allemand, amenant à l’occupation de Berlin en quelques semaines. On ne s’étonnera donc pas de savoir que Wilson se consacra cœur et âme aux discussions ouvertes avec l’armée française, dans lesquelles il avait même déjà réussi à s’engager avant même son accession au War Office. Il disposait d’une bonne pratique de la langue française, se rendait souvent en France pour consolider et étendre ses amitiés avec les membres de l’État-Major français, et il poussait constamment de l’avant vers un projet d’action militaire conjointe anglo-française.

À la mi-1911, les arrangements en vue de transporter rapidement l’armée britannique du côté gauche de la ligne française étaient plus ou moins complets ; et ce n’est qu’alors qu’on réalisa réellement que des désaccords importants existaient de l’autre côté de Whitehall12 vis à vis de la stratégie de Haldane. Des grondements sourds de mécontentement se faisaient entendre du côté de l’amirauté depuis un an ou deux, le premier Lord de l’amirauté (Sir John Fisher) se montrant viscéralement et ouvertement hostile à la doctrine de guerre continentale dans son ensemble, comme l’établissent ses correspondances de l’époque avec Lord Esher13. Il déclara par exemple en 1909 que “l’envoi de soldats britanniques sur le front, dans le cadre d’une guerre continentale, constituerait un acte d’idiotie suicidaire en provenance de la vision biaisée de la guerre produite par les discours de M. Haldane” ; et jusqu’en 1912, après son départ de l’amirauté, il était “tout à fait d’accord” pour dire que “les combines de l’État-Major de l’armée britannique (en vue de soutenir les français) sont grotesques”.

La conception propre à Fisher de la manière de bien manœuvrer l’armée était celle d’une force de frappe employée en conjonction étroite avec une puissance maritime supérieure, afin de débarquer contre le flanc ennemi ou derrière celui-ci. Son imagination vivace lui faisait se représenter “l’incertitude (du côté de l’ennemi) quant à savoir où et quand des centaines de milliers de soldats, embarqués dans des navires de transport, et maintenus dans les airs allaient bien pouvoir débarquer”, et Fisher comme Schwartzhoff considéraient à l’époque une guerre entre le Royaume-Uni et la France comme tout à fait probable14.

Mais en dépit des fulminations épisodiques de Fisher face à la stratégie de Haldane, il semble que jusqu’à l’occurrence de la crise d’Agadir, en 1911, Grey, Haldane et le premier ministre (à l’époque, M. Asquith) ne prirent pas conscience du fait que l’essence même de la stratégie de Haldane était contestée par l’amirauté. Lord Haldane, dans son ouvrage Before the War , donne l’impression que le comité de la défense impériale constituait un instrument efficace pour “coordonner les objectifs de guerre maritimes et militaires” depuis 1905. Et cela est trompeur, à en friser la déloyauté. L’anxiété de Sir John Fisher devait être maintenue “ à l’écart ” du comité. En 1908, Fisher déclara à Lord Esher qu’il refusait de transmettre le projet de guerre maritime à quiconque, même au premier ministre en personne ; et au cours de l’année qui suivit, il révéla que l’amiral Sir Arthur Wilson (qui prit sa succession comme premier Lord de l’amirauté) avait informé le comité qu’il refusait de dévoiler le plan de guerre maritime, que seuls Fisher et lui-même connaissaient15!

L’imminence de la guerre, suite à l’incident d’Agadir de 1911, força la main de l’amiral Wilson, et il informa le comité de défense impériale que la marine allait faire débarquer l’armée dans la Baltique, juste au nord de Berlin. M. Haldane et l’État-Major en furent atterrés. Ils avaient œuvré des années à parfaire les accords en vue d’envoyer l’armée britannique en France en soutien direct des français, et ils se révoltèrent naturellement contre l’idée de voir tout ce travail devenir inutile du fait d’officiers de marine ignorants. Comment, en outre, auraient-ils pu expliquer une telle volte-face stratégique aux généraux français, avec qui ils avaient tissé des liens très proches, par les consultations fréquentes, les sympathies professionnelles, et les amitiés personnelles? C’était impensable.

Les idées de la marine furent immédiatement prises à partie par les porte-paroles du War Office. Dans son autobiographie, Lord Haldane se remémore son approbation après qu’un général affirma de manière sarcastique qu’à supposer même que l’armée puisse arriver jusque la Baltique, elle se verrait “promptement entourée par un ennemi supérieur en nombre d’un facteur de cinq à dix”. Promptement est un adverbe dont l’utilisation dans ce contexte pose question, car les allemands n’auraient sans doute pas su à l’avance où les britanniques s’apprêtaient à débarquer, et ne disposeraient donc pas de concentrations de soldats à leur opposer en supériorité à cet endroit. Les envahisseurs britanniques auraient donc eu du temps devant eux, de quoi faire ressentir leur présence16.

Mais qu’une armée allemande de résistance à l’invasion fût prête sur place, ou qu’elle dût être acheminée d’ailleurs, cette armée n’aurait pu être mise à disposition qu’aux dépens d’autres régions ; c’est à dire aux dépens des fronts russe et français. La force de frappe de la force expéditionnaire projetée par M. Haldane et l’État-Major britannique s’élevait à six divisions — soit une de moins que celles qui furent envoyés lors du débarquement en Normandie. Si ces six divisions devaient se voir « encerclées » par “dix fois” leur nombre en effectifs allemands, il fallait donc que soixante divisions allemandes fussent trouvées à ces fins. En 1914, on comptait au départ environ onze divisions allemandes sur le front russe, et quatre-vingt trois, réserves comprises, à l’Ouest. En expédier soixante vers la Baltique, avant un débarquement britannique ou en réaction à celui-ci, aurait donc totalement ruiné l’ensemble de la stratégie de l’Allemagne, qui aurait fini dans le chaos. En conséquence de quoi, si le plan de l’amirauté de débarquer une armée dans la Baltique, en supposant qu’il fût réalisable sur le plan maritime, avait été suivi, et que les conséquences avaient été celles prédites par l’État-Major, l’armée britannique de la Baltique aurait gagné la guerre dans l’heure. Le général en question avait donc précisément validé l’estimation de Lord Fisher, établie la même année, selon laquelle ce projet de débarquement dans la Baltique aurait “démobilisé un million de soldats allemands environ”.

Mais il est bien évident que le général s’exprimant pour l’État-Major n’avait pas réfléchi au sujet. L’argument qu’il employa ne fut rien de plus que la première chose qui lui vint à l’esprit pour contrer et discréditer l’idée abominable de l’amirauté. Mais il reste tout de même assez étrange que Lord Haldane ait décidé de laisser cet argument dans l’histoire, en l’imprimant, neuf années plus tard comme preuve de la stupidité de l’amirauté, alors que quelques calculs gribouillés au dos d’une enveloppe lui auraient suffi à comprendre qu’il était en terrain dangereux et que de deux choses l’une, ou bien il exagérait énormément l’opposition reçue par un débarquement en Mer Baltique, ou bien il sous-estimait fortement l’effet de diversion d’un tel débarquement, et donc le soulagement que l’événement aurait offert aux alliés du Royaume-Uni. Et dans les faits tels qu’ils se produisirent, l’armée qui fut envoyée en France n’eut aucun effet de diversion. Pas une seule division allemande ne fut retirée à son assignation initiale. La force expéditionnaire britannique renforça les armées franco-anglaises, et ce fut tout.

Et vraiment tout. Les calculs de Haldane avaient été falsifiés, comme tel est souvent le cas en temps de guerre, par des facteurs imprévus ; en l’occurrence, les bévues colossales commises par l’État-Major français, qui commit toutes les erreurs imaginables. Ils sous-estimèrent la force allemande, se trompèrent en anticipant les mouvements probables de l’ennemi, lancèrent leurs propres attaques aux mauvais endroits, et, s’en tenant aveuglément à une théorie poussée à ses extrêmes, continuèrent de lancer des offensives malavisées jusqu’au stade de l’annihilation française. L’armée britannique, au lieu de combler l’écart dans l’Aisne, comme annoncé par Haldane, se retrouva submergée et balayée dans la grande retraite française vers la Marne. En réalité, il est clair que, pour applicable que puisse être en général le mot “scientifique” au domaine de la stratégie, la conception amphibienne proposée par l’amirauté du meilleur usage possible d’une force expéditionnaire se trouvait bien plus scientifique que celle de M. Haldane, malgré le fait que les amiraux aient sous-estimé les dangers maritimes du projet de débarquement en mer Baltique. Le débarquement de l’armée expéditionnaire en Belgique après que l’aile droite allemande l’ait traversée, donc derrière le front allemand, aurait eu un impact bien plus important pour disloquer le plan allemand, et donc secourir tant les français que les belges, qu’une jonction avec l’armée française. Et rien n’aurait été perdu si les offensives françaises avaient connu le succès au lieu des échecs désastreux que l’on sait.

Mais il reste une accusation plus lourde encore à formuler envers l’approche “scientifique” de la guerre de M. Haldane, constamment ridiculisée par Lord Fisher. L’hypothèse de base sur laquelle l’ensemble de la vision de Haldane s’articulait, et penchait vers un bouleversement européen, était fausse. Cette hypothèse était que si les allemands pouvaient repousser les français et occuper la côté de la Manche, du côté français, la sécurité de la Grande-Bretagne s’en trouverait gravement et même mortellement mise en danger. C’est en portant cette vision que M. Haldane pouvait plausiblement croire à la nécessité impérieuse d’utiliser l’armée britannique pour maintenir les côtes françaises de la Manche hors des mains allemandes. Cette vision était également partagée par Sir Edward Grey, le secrétaire d’État aux affaires étrangères, qui justifie — ou dont à tout le moins il avance dans son autobiographie d’après-guerre qu’elle justifie — la facilité avec laquelle il donna assentiment aux demandes françaises d’établir des discussions entre militaires, ainsi que sa conviction personnelle que l’armée britannique devait se voir envoyée en France.

Que des hommes du calibre mental de ministres de cabinet, et particulièrement sous couvert d’une justification scientifique, aient pu accueillir une idée aussi étrange, voilà une illustration de plus de la difficulté apparemment extraordinaire pour des hommes attachés à la terre, quelle que soit leur intelligence, de se faire une vue d’ensemble de la puissance maritime. Aucune preuve historique n’établissait à l’époque qu’une occupation ennemie des côtes opposées de la Manche pourraient engendrer un péril mortel ou même un quelconque danger pour la Grande Bretagne. Comment purent-ils le croire, alors même que ces côtes avaient précisément été aux mains de l’ennemi héréditaire du Royaume-Uni, la France, au cours des siècles précédents? Si la présence d’un ennemi sur les côtes séparant les Pays-Bas et Brest signifiait quelque désastre pour l’Angleterre, pourquoi ce désastre ne s’était-il jamais produit du fait de Napoléon 1er, des Jacobins français, ou de Louis XIV, XV ou XIV, autant d’épisodes où les côtes sud de la Manche étaient aux mains d’ennemis du Royaume-Uni? La réponse “scientifique”, qui aurait sans doute dû apparaître à l’esprit de M. Haldane ou de Sir Edward Grey, est que si ces ennemis, dans le passé, n’avaient pas pu utiliser les côtes Sud de la Manche pour renverser les anglais, il n’y avait aucune raison fondée pour que le Kaiser William II d’Allemagne puisse le faire.

Et dans ce cas, quel était le besoin d’une force expéditionnaire, non seulement vers la France ou même la Baltique, mais même vers quelque endroit que ce fût? Si l’on pouvait compter sur la flotte pour garder la Grande Bretagne à l’abri des attaques, comme l’histoire l’a démontré, n’était-il dont pas mieux, si le moindre doute existait quant à la sécurité britannique, de renforcer la flotte jusqu’à ce que la sécurité soit indéfectible, au lieu de céder aux coûts imprévisibles en hommes et en argent d’une guerre continentale à terre? C’est bien ainsi que s’était protégée la Grande Bretagne pendant les longues années que durèrent les guerres napoléoniennes. Pourquoi ne pas recommencer? Telles sont les questions scientifiques que M. Haldane et Sir Edward Grey auraient pu se poser avant de se lancer dans des décisions quant aux discussions interarmées avec la France. Mais de toute évidence, ces questions ne les effleurèrent même pas. Il sautèrent à pieds joints sur une hypothèse superficielle, qui se révéla fausse.

Ce n’était pas la faute des deux ministres, s’il firent cette erreur. Il n’étaient pas entraînés à la guerre. Mais la question se pose, de savoir pourquoi ils ne se sont pas attaché les conseils de ceux qui y étaient entraînés. Les lettres de cette période, envoyées par l’amiral Fisher à Lord Esher, montrent qu’il écartait absolument la possibilité d’une invasion face à une puissance maritime supérieure. Ou bien, par conséquent, Grey et Haldane ne s’étaient pas enquis auprès de l’amirauté, département le plus concerné, de son opinion experte quant à une invasion, ou bien ils décidèrent d’ignorer cet avis et de s’entêter bêtement en réponse à leur propre vision d’amateurs.

Mais revenons-en au comité de défense de l’empire. Après avoir vigoureusement contré l’idée de l’amirauté d’un débarquement dans la Baltique, M. Haldane continua de porter la guerre dans le camp ennemi. Il déclara que les projets de l’amirauté différaient de ceux du War Office précisément du fait que la marine ne disposait pas d’un État-Major organisé scientifiquement, et il menaça de démissionner du War Office, à moins qu’un tel État-Major se vît immédiatement instauré. Sa menace porta ses fruits. Un État-Major fut déclaré nécessaire pour la marine — ce qui au demeurant répondait à une réalité, mais pas pour les raisons exposées par M. Haldane — et M. Churchill fut envoyé à l’amirauté pour veiller à ce que les amiraux ne viennent plus perturber le War Office et ses projets de guerre continentale à grande échelle. C’est donc ainsi que la Grande Bretagne en vint à déverser sa masculinité sur les champs de bataille européens entre 1914 et 1918, en soutien à des arguments pseudo-scientifiques qui étaient, en réalité, très fallacieux.

Aussi remarquable, sinon plus, la dramatique intervention dans la crise d’Agadir par le discours de M. Lloyd George, portant sur une menace de guerre ouverte envers l’Allemagne. À l’époque, la plupart des britanniques prirent comme acquis que M. Lloyd George était le porte-parole d’une politique gouvernementale mûrement réfléchie. Mais nous savons à présent qu’il n’en était rien. Tout seul, dans un recoin du Trésor, M. Lloyd George s’était monté les sangs en voyant les tentatives allemandes de maintenir leurs intérêts propres face aux preuves de l’intention des français de s’emparer du Maroc. Comme monnaie d’échange, les allemands avaient expédié une canonnière dans le port marocain d’Agadir. C’en fut trop pour M. Lloyd George, chancelier du Trésor public. Avec ses connaissances inexistantes en stratégie et sans se préoccuper du moindre avis d’expert, il se décida à défier l’Allemagne dans un discours qu’il prononça. Ce n’est que le matin même du jour où il devait prononcer son discours qu’il fit part de son intention à un collègue, M. Churchill, alors ministre de l’intérieur. Il lui dit qu’il en parlerait également au premier ministre ainsi qu’au ministre des affaires étrangères après la réunion de cabinet prévue le jour-même. Le premier Lord de l’amirauté et le ministre de la guerre, qui se seraient retrouvés à gérer la guerre que le discours de M. Lloyd George pouvait fort bien provoquer, ne furent pas considérés comme dignes de consultation.

Il prononça donc son discours, qui fit sensation dans le monde entier, chose à laquelle il fallait s’attendre17. Les probabilités d’une guerre en furent fortement augmentées, chose dont l’auteur se souvient vivement, le croiseur cuirassé sur lequel il œuvrait à l’époque ayant reçu l’ordre soudain de rentrer aussi vite que possible à la base de la flotte. M. Churchill indique que lui-même, le ministre des affaires étrangères et le premier ministre furent “fortement soulagés”. Les raisons qu’ils avaient de ressentir ce soulagement sont tout sauf claires. On aurait pensé que Grey, en particulier, n’aurait pas particulièrement apprécié de voir son office rempli quasiment sans prévenir par un autre ministre, ne disposant ni du titre, ni des connaissances propres à gérer les affaires étrangères ou à précipiter une crise stratégique de la gravité la plus prononcée.

Nous en arrivons à 1914 et à l’éruption finale, où il nous faut présenter un autre phénomène étrange. Nous avons vu comment Sir Edward Grey (toujours ministre des affaires étrangères en 1914) et M. Haldane (en 1914, il est devenu Lord Haldane et Lord chancelier) en sont arrivés aux mêmes conclusions quant à la nécessité d’entrer en guerre contre l’Allemagne et, pour de mauvaises raisons, ont procédé à des accords préparatifs intimes et avancés avec les français, pour l’envoi d’une force expéditionnaire en France. Jusqu’à la fin, Sir Edward Grey prétendit face au Parlement que ces accords n’existaient pas et que le Royaume-Uni avait totalement les mains libres quant à la décision d’entrer ou non dans une guerre européenne.

Voilà une imposture des plus scandaleuses. On avait amené les français à supposer, par des semi-assurances et des encouragements diplomatiques, qu’en cas de guerre avec l’Allemagne, une armée britannique d’une certaine taille arriverait à un certain endroit en un certain délai pour se battre à leurs côtés, et ils en étaient arrivés à compter sur son arrivée, nonobstant les décharges de responsabilité de “non-engagement”. Si l’armée n’avait pas été diligentée en France, il ne fait guère de doute que les français auraient considéré et proclamé avoir été trahis, les clauses restrictives écrites stipulant le non-engagement du Royaume-Uni qui accompagnaient les discussions d’États-Majors anglo-français se voyant considérées comme un “bout de papier”. Il ne fait pas de doute que le Lord chancelier et le ministre des affaires étrangères britanniques voyaient eux-mêmes les choses ainsi. Le premier a explicitement affirmé qu’à son avis, l’honneur britannique exigeait que le Royaume-Uni soutienne immédiatement la France18, et le second a écrit que, si le Royaume-Uni n’était pas intervenu dans le conflit, il se serait senti obligé de remettre sa démission19. La démission du ministre des affaires britanniques des affaires étrangères au lendemain de l’éclatement de la guerre, du fait que son pays ne serait pas entré dans le conflit, aurait constitué une démarche d’une gravité politique ultime, qui aurait sans aucun doute endommagé les intérêts et la réputation du pays dans des proportions incalculables. Que Sir Edward Grey, de son propre aveu, ait pu considérer une telle démarche éclaire tout à fait ce que ses assurances du 3 août à la Chambre des Communes, selon lesquelles le Royaume-Uni était tout à fait libre de tout engagement vis à vis de la guerre, avaient de sinistre et d’absurde. Si l’honneur britannique exigeait que le Royaume-Uni soutienne la France contre l’Allemagne, chose dont le Lord chancelier comme le ministre des affaires étrangères convinrent, l’honneur personnel de ce dernier exigeait qu’il en fasse part à la Chambre des Communes. Chose qu’il ne fit pas.

Le fait est que Sir Edward Grey, en autorisant ces discussions militaires secrètes en 1906, s’était mis dans une position qu’il ressentait comme extrêmement maladroite en 1914. S’il avait dit au Parlement que le pays était lié par l’honneur à soutenir les français par conséquence de ces discussions, le Parlement aurait bien entendu voulu savoir pourquoi il avait été tenu dans l’ignorance de ces négociations si importantes qu’elles poussaient la Grande Bretagne à la guerre. L’alternative était de déclarer devant la Maison des Communes que la Grande Bretagne n’était en rien engagée à la guerre, une déclaration que Sir Edward Grey savait fausse. Sir Edward choisit le chemin du mensonge.

Le lecteur moyen appréciera le fait que le ministre des affaires étrangères britannique se fût senti investi d’honorer des obligations personnelles souscrites auprès d’une puissance étrangère indépendamment et par certains aspects en contradiction avec les intérêts de son propre gouvernement et de son propre pays ; ainsi que le fait qu’il n’aura pas démissionné là où l’alternative était de remplir ses engagements auprès de l’étranger. À l’inverse, il considéra que raconter des mensonges devant son propre Parlement était compatible avec la poursuite de son propre mandat.

Sir Edward Grey, à l’instar de la plupart des hommes pas trop fiers de leurs actions, a essayé de justifier sa conduite. Dans son livre d’après guerre Twenty-five Years , il relate dans les grandes longueurs ses raisons de croire que la Grande Bretagne devait quoi qu’il arrive entrer dans la guerre, et ce immédiatement. Ces raisons, que l’on peut trouver dans le chapitre XVIII de son livre, constituent un exemple tout à fait instructif de pensée “peureuse”. Sir Edward commence par céder à un flot imaginatif quant à savoir ce qui se serait produit si l’armée expéditionnaire britannique ne s’était pas rendue en France. Paris, dit-il, aurait été prise, la France serait tombée, “d’immenses défaites” de l’armée russe auraient suivi, la Russie aurait fait la paix, et l’Allemagne serait devenue la puissance suprême du continent.

Quelle aurait alors été la position britannique? Sir Edward répond ainsi à cette question :

Nous n’aurions plus eu aucun ami dans le monde ; personne n’aurait plus rien espéré ou craint de notre part, ou pensé que notre amitié présentait une quelconque valeur. Nous aurions dû finir discrédités, considérés comme ayant tenu une place déshonorante et ignoble. Même aux États-Unis, l’opinion à notre égard en aurait pâti20

Le lecteur peut deviner la suite. À notre tour, nous nous serions fait attaquer et submerger.

Des conjectures de cette sorte sont irréfutables, car elles sont le fruit d’un passé irréalisé. Mais le passé réel et connu, quant à lui, n’étaye en rien les sinistres présages auxquels Sir Edward Grey donne libre cours. Napoléon 1er avait réussi à vaincre tous ses rivaux sur le continent, et à dominer l’Europe. Mais il ne réussit pas à passer l’obstacle de la Manche, et à traiter la Grande Bretagne comme il avait traité la Prusse, l’Autriche, et la Russie. Son “armée d’Angleterre” resta de nombreux mois en garnison à Boulogne, et ne put jamais aller plus loin.

Et la Grande Bretagne n’avait en rien été haïe, méprisée, ou prise pour quantité négligeable pour n’avoir pas envoyé d’armée sauver l’Autriche d’Austerlitz ou la Prusse de Iéna. Au contraire, elle inspira un sentiment d’espoir pour ceux qui attendaient le jour de leur libération du joug napoléonien.

Sir Edward Grey déclara, certes, que les conditions de 1914 était substantiellement différentes de celles de 1805. Mais il avait tort en cela. Les conditions encore plus différentes de 1939-45 démontrèrent que les vieux principes fonctionnaient toujours. Hitler ne fut pas plus capable de détruire une Grande Bretagne isolée que Napoléon ne l’avait été. Quant à se voir haï et tout ce qui s’ensuit, les États-Unis se tinrent à l’écart des deux guerres mondiales aussi longtemps qu’ils le purent. En furent-ils publiquement ridiculisés, méprisés et repoussés pour avoir ainsi agi? La flagornerie dégoulinante dont fait preuve la Grande Bretagne envers les USA depuis 1939 répond à cette question. Dans ce monde, les gouvernements ne versent pas de tribu à d’autres gouvernements, mais au pouvoir, et c’est certainement là chose qu’un ministre des affaires étrangères de l’expérience de Sir Edward Grey aurait dû savoir.

Malheureusement, au lieu d’établir ses politiques en fonction de ce qui serait le meilleur pour son pays, il avait manifestement laissé son esprit s’obséder par des visions pathologiques de ce que les autres nations pourraient penser des britanniques — et peut-être de lui-même. Les implications de son apologie sont que la Grande Bretagne doit, pour l’honneur, pour sa sûreté, pour son auto-préservation, plonger automatiquement dans tout conflit à grande échelle qui se présentera : une thèse suicidaire. Mais, aux dires-mêmes de Sir Edward Grey, c’est cette thèse qui nous emmena dans la guerre 1914-1918.

Si Sir Edward Grey n’apprit rien de cette catastrophe nationale, l’un de ses lieutenants en chef, lui, en tira les conséquences. Personne n’avait été plus actif que le colonel Henry Wilson pour soutenir la politique pro-française Grey-Haldane. Comme nous l’avons écrit plus haut, il ne considérait pas le projet de déployer l’armée expéditionnaire britannique en France comme un moyen d’éviter de peu la défaite de la France — chose dont Grey et Haldane affirment qu’ils étaient convaincus — mais comme une aventure militaire glorieuse qui devait amener les alliés anglo-français jusqu’au cœur de l’Allemagne avant Noël 1914. De fait, le 1er août 1914, on trouva Wilson en larmes dans le bâtiment de l’amirauté, des larmes de rage à l’idée qu’il fût possible que l’armée britannique ne fusse finalement pas autorisée à entrer dans le conflit.

Les quatre amères années de guerre qui s’ensuivirent, en lieu et place des peu ou prou quatre mois qu’il avait prévus, et les trois millions de pertes britanniques et impériales changèrent la vision d’Henry Wilson quant à la doctrine de guerre continentale, et à la participation de son pays à cette guerre. “La prochaine fois”, déclara-t-il aux dirigeants de la Senior Officers School en 1920, alors qu’il y donnait une conférence en tant que feld-maréchal et chef de l’État-Major impérial, “la prochaine fois, nous devons rester hors de la mêlée et piquer les cache-cols21”. Bon conseil : mais quand la fois suivante arriva, l’exemple qu’avait établi Wilson en la matière s’avéra trop probant, et emporta tout avec lui.

Si c’était pour la défense de son honneur, et pour éviter un échec misérable et ignoble22, que la Grande Bretagne entra en guerre en 1914, l’honneur ne garda pas sa place bien longtemps dans les gros titres une fois lancée la terrible marche de la guerre. En 1917, les peuples de Grande-Bretagne, de France et des États-Unis se virent assurer par leurs dirigeants politiques que les conditions atroces sous lesquelles les grandes armées avaient eu à se battre ne se reproduiraient plus, que l’Allemagne était responsable de la guerre, et qu’une fois qu’elle serait vaincue, on pourrait prendre des mesures pour créer un nouveau monde où la guerre deviendrait impossible.

En temps voulu, les alliés victorieux prirent les mesures qu’ils jugèrent nécessaires à cette fin. L’Allemagne vit ses armements drastiquement réduits, il lui fut interdit de détenir cuirassés, sous-marins, tanks, et avions militaires. Dans le même temps, les colonies allemandes lui furent retirées et, avec le démembrement de l’Autriche, une série d’États de remplacements furent créés en Europe, États qui, connaissant un statut d’alliance permanente avec la France, présentèrent à l’Allemagne des frontières presque uniformément garnies de baïonnettes hostiles. Fut montée en outre une superbe nouvelle organisation, sous le nom de Société des Nations, qui devait réaffirmer les ensembles de traités à l’ancienne, avec l’indispensable protection de la “sécurité collective”.

Mais cette combinaison de mesures répressives elle-même ne suffit pas à garder l’Allemagne enchaînée et impotente. En 1937, elle avait réussi à se libérer de toutes les restrictions, et redevenait maîtresse de son propre destin.

La seconde guerre mondiale commença, pour ce qui concerne la Grande-Bretagne, d’une manière encore moins intelligente que la première. Sir Edward Grey et M. Haldane, quoi que l’on puisse penser de leurs intuitions stratégiques, prévoyaient au moins d’avoir à affronter des dangers survenant à portée de main. Mais personne ne peut dire que la raison qui amena la Grande-Bretagne dans la seconde guerre mondiale représentait le moindre danger pour elle. Avec une imprudence extraordinaire, le gouvernement britannique s’était autorisé à prendre partie dans le différend entre l’Allemagne et la Tchécoslovaquie, un différend qui ne la concernait en rien, et où elle se brûla sérieusement les doigts. Brûlant sous les critiques qui s’ensuivirent, il enchaîna une nouvelle bévue l’année suivante en se laissant entraîner par des clameurs, dans une gestuelle en vue d’“arrêter Hitler” en apportant à la Pologne des garanties face à l’Allemagne. Pas l’ombre d’un argument ne peut être avancé que la sécurité britannique était affectée par quoi que ce fut qui puisse se produire en Pologne ; et, si la Grande Bretagne pouvait se considérer comme impliquée en vertu de sa signature du Traité de Versailles, qui avait recréé la Pologne en tant qu’État indépendant, les États-Unis l’étaient tout autant, ainsi que la France, l’Italie, et le Japon. En outre, une garantie britannique apportée à la Pologne contre l’Allemagne était presque aussi réalisable qu’une garantie du Mexique contre les États-Unis. Hitler le savait, bien entendu, et il refusa de se laisser dissuader par un pareil bluff, et la Grande Bretagne se retrouva conduite à déclarer la guerre. La seconde guerre mondiale commença donc quand le gouvernement britannique accorda un soutien indéfectible au fait que le corridor de Dantzig devait rester une possession polonaise. Il s’agissait d’un dispositif territorial établi par les faiseurs de paix de Versailles, que les esprits intelligents de Grande Bretagne et d’ailleurs avaient pendant les vingt années qui suivirent dénoncé comme arrangement politique impossible, et en défense duquel il était impensable que la nation britannique se voie entraîner dans des hostilités. À présent, l’impensable était arrivé.

 

Figure:
Le corridor de Dantzig, possession polonaise en vertu du Traité de Versailles, séparait le territoire allemand en deux. Source : Wikipédia – ajoutée par le traducteur

Image CorridorDeDantzig

Mais, de nouveau, la lutte se développa comme une croisade pour mettre fin à la guerre. Pour la deuxième fois, l’Allemagne fut dénoncée de manière tonitruante comme fauteuse de trouble, et le monde anti-allemand se vit assuré que cette fois-ci, on ne prendrait pas de demi-mesure. Le pouvoir qu’avait l’Allemagne de précipiter la planète dans la guerre serait brisé pour toujours, et tout le monde pourrait ensuite vivre heureux pour l’éternité.

Hélas, cela ne s’est pas produit. L’Allemagne fut bel et bien brisée en 1945, plus méticuleusement que n’importe quelle autre grande nation guerrière dans les mille années qui précédèrent. Mais le millénaire n’est pas arrivé. Très loin de là. Le monde resta, dans les huit années suivant le grand fracas, dans un état aussi mauvais qu’il l’avait été dans tout le siècle. Deux grands blocs puissants rugissaient et s’armaient ouvertement l’un face à l’autre. Et la meilleure chose que trouvèrent les hauts politiques à dire à leur public fut qu’ils refusaient de croire que la guerre était inévitable, un slogan presque aussi rassurant que le cliquetis de la chaîne d’un spectre. Et plusieurs guerres de moindre ampleur ont eu lieu, ou sont toujours en cours à présent, y compris les grincements de dents des Nations Unies en Corée. Sans compter que l’Allemagne, dont le désarmement total devait constituer la grande solution à tous les maux du monde, se voit à présent priée de se réarmer.

Quelque chose, je pense que le lecteur en conviendra, ne va pas quelque part. Les dirigeants des puissances victorieuses qui disposaient de l’avenir du monde lors de la dernière partie de la guerre, ou certains de ces dirigeants, doivent avoir sévèrement pêché dans leurs calculs, et suivi quelque faux raisonnement plutôt que la sagesse. Il est d’une importance capitale pour nous autres de découvrir ce qui s’est mal passé, et comment.

 

Chapitre 2 – Lord Vansittart et l’oiseau-boucher allemand23

Quand une personne est malade et que le traitement qu’on lui a prescrit n’agit pas, ou bien c’est que le traitement n’est pas le bon, ou bien c’est le diagnostic qui est erroné. Il est possible que sur la base d’un bon diagnostic, on prescrive un mauvais traitement. Mais sur la base d’un diagnostic erroné, il est très peu probable que le bon traitement soit prescrit. Au moment de ré-examiner le patient, il convient donc, en toute logique, de commencer par ré-évaluer le premier diagnostic. Je propose d’appliquer ce même principe au problème européen.

Je vais traiter, pour commencer, des “symptômes” liés à la culpabilité allemande pour la guerre. La majorité des britanniques croient que l’Allemagne a été la cause des deux dernières guerres, et ont de bonnes raisons de le croire. M. Churchill le leur a répété à de multiples reprises pendant son mandat de premier ministre, en temps de guerre ; et ses affirmations en la matière se sont vues soutenues par d’autres hommes politiques un nombre incalculable de fois, par des avocats, des dignitaires de l’Église, des journalistes, et des correspondants de presse. L’histoire n’est pas le point fort du britannique moyen. À dire vrai, l’homme de la rue est presque totalement ignorant de l’histoire des guerres, les enseignants de nos écoles nationales ayant un préjugé sur cette matière. Notre homme de la rue n’a donc aucune raison de douter que l’Allemagne constitua l’unique agresseur, en 1914 comme en 1939.

Mais on en a fait croire plus que cela aux foules. Pendant la guerre, elles ont été exposées à une propagande intense, et approuvée par les sources officielles, qui clamait que l’Allemagne avait constitué le principal fauteur de troubles de l’histoire connue. L’un des exemples les plus proéminents de cette propagande est le Black Record24 de Lord Vansittart, un pamphlet paru en 1941, qui fut mis sous presse quatre fois en deux mois. Black Record ne constituait pas une quelconque effusion patriotique d’un enthousiasme anti-allemand plus remarquable que les autres. Il fut écrit par un diplomate de carrière, alors en poste au plus haut grade possible au ministère britannique des affaires étrangères ; le poste de conseiller diplomatique en chef auprès du gouvernement de sa Majesté. Un diplomate averti est supposé disposer d’une connaissance solide de l’histoire des pays étrangers, surtout en ce qui concerne les pays les plus importants. Le pamphlet de Lord Vansittart fut donc publié sous une aura de totale exactitude. Et l’influence de ce pamphlet a sans doute dépassé plusieurs milliers de lecteurs. Le pamphlet lui-même était un résumé imprimé d’une suite d’émissions radio préalablement enregistrées par son auteur, si bien que ses opinions ont sans doute touché des millions de gens.

Pour les raisons qui suivent, on peut affirmer sans crainte de se voir contredit que le gouvernement, qu’il ait ou non inspiré les émissions et le pamphlet de Lord Vansittart, ne les a pas désapprouvés : occupant un poste de direction, Lord Vansittart (ou plutôt Sir Robert Vansittart, à l’époque), avait interdiction légale de rendre public tout sujet sans permission de son supérieur, en l’occurrence le ministre des affaires étrangères. Il n’est pas non plus concevable qu’un homme occupant une position et des distinctions aussi élevées ait pu rêver de cette démarche, quelles que soient les lois, sans s’assurer de l’accord du cabinet des ministres. Mais si, par quelque malchance ou par quelque malentendu, les premières émissions radios diffusées avaient déplu aux ministres de la Couronne, nous n’avons aucune raison de douter qu’une maladie diplomatique aurait pris Sir Robert Vansittart, et l’aurait empêché de poursuivre les épisodes suivants. On peut donc supposer de manière tout à fait raisonnable que les propos de Sir Robert Vansittart étaient entièrement approuvés par le gouvernement de sa Majesté. Le pamphlet mérite donc qu’on l’examine de près, afin d’évaluer ce en quoi les habitants du Royaume-Uni étaient encouragés à croire durant la guerre, que des millions d’entre eux crurent, et continuent de croire à ce jour.

Le thème principal de Lord Vansittart était simple : il s’agissait d’affirmer que l’Allemagne avait constamment été la seule fauteuse de trouble au niveau international, et ce depuis les débuts de l’histoire européenne ; la seule puissance belliciste dans un monde par ailleurs peuplé exclusivement d’honnêtes, paisibles et pacifistes dupes de l’agresseur allemand. Le schéma n’en avait jamais changé. Les allemands avaient toujours été les briseurs de paix ; le reste du monde était invariablement resté constitué d’innocentes victimes ne soupçonnant rien des artifices et de la vilenie allemands.

Lord Vansittart, qui constitue un excellent journaliste, commença avec une illustration graphique de ce thème dans son premier chapitre (et également sa première émission). Il dit qu’il s’était trouvé sur la Mer Noire, dans un navire allemand, en 1907, et qu’il avait remarqué que le gréement du navire portait des oiseaux en grand nombre, d’espèces différentes, qui s’y reposaient pacifiquement. Du moins est-ce ce qu’il commença par penser. Mais bientôt, il découvrit que le groupe d’oiseaux comptait un élément très pernicieux, qui en gâtait totalement l’harmonie. Il s’agissait d’une “pie-grièche”, ou “oiseau-boucher”, féroce, au bec épais, meurtrière. L’un après l’autre, elle attaquait et tuait chacun de ses compagnons de voyage, seule agresseur de la compagnie à plume, seule tueuse-gangster.

 

Figure:
Photographie de 1929 de Sir Robert Vansittart. Source : Wikipédia – ajoutée par le traducteur

Image Vansittart

Lord Vansittart poursuivait en affirmant que la conduite de cet oiseau-boucher lui avait immédiatement rappelé celle de l’Allemagne ; celle-ci, se demanda-t-il en pensée, ne constituant-elle pas l’oiseau-boucher des nations? Ne constituait-elle pas, à l’image de cette pie-grièche, l’espiègle destructrice de la concorde internationale, par ses attaques non provoquées, prédatrices et homicides? Et n’avait-elle pas tenu depuis toujours et constamment cette position unique et détestable? Il savait que tel était le cas.

Tel était l’argumentaire développé et repassé sans arrêt dans six émissions radios et six chapitres de ce pamphlet. L’Allemagne était l’oiseau-boucher du monde. L’Allemagne était la destructrice brutale de la paix. L’Allemagne était le criminel international ; assoiffée de sang, traîtresse et éhontée. Voici trois exemples du thème de Lord Vansittart et du style qu’il employait :

  • En page 2 :

Hé bien, par tous les moyens — mais surtout par les plus malhonnêtes — l’oiseau-boucher a déclenché trois guerres avant 1914, (chacune d’entre elles) soigneusement préparée et provoquée par l’oiseau-boucher.

  • En page 16 :

Hitler n’est pas un accident. Il constitue le produit naturel et continu d’une lignée qui, depuis les origines de l’histoire, s’est montrée prédatrice, et belliciste.

  • En page 21 :

Charlemagne convoitait la domination du monde, si bien qu’il mena une guerre par an… Huit cents ans [sic] ont passé, mais à sa suite, l’instinct allemand est resté le même.

Typique également du résumé du caractère allemand dressé par Lord Vansittart, cette affirmation en page 39 :

Les allemands n’ont jamais donné leur parole sans la reprendre, n’ont jamais signé de traité sans le déshonorer, n’ont jamais touché à quelque fidélité internationale sans la souiller.

Dans les faits, il existe au moins une exception à cette condamnation absolue, dont la Grande Bretagne peut attester, plus que tout autre pays. Alors que Blücher, le vieux maréchal prussien, amenait son armée à marche forcée vers la plaine de Waterloo, alors que la bataille décisive contre Napoléon avait déjà commencé, il n’eut de cesse de haranguer ses soldats fatigués et affamés par ces mots : “J’ai donné ma parole à Wellington, et vous ne me feriez pas la rompre”.

J’ignore à quels motifs répondait ces écrits (et ces paroles) de Lord Vansittart sur l’Allemagne. Quels qu’ils fussent, son argumentaire historique face à ce pays était sévèrement sujet à caution. Si les allemands étaient réellement de vils “oiseaux-bouchers” depuis les jours de l’empire romain, les anglais avaient donc fait preuve d’une fréquente inconscience face à ce phénomène historique. Cent trente années avant l’apparition du Black Record de Lord Vansittart, ils disaient des choses semblables d’une autre nation étrangère ; mais cette fois-là, il ne s’agissait pas des allemands. Au cours des premières années du XIXème siècle, ce sont les français qui étaient “la peste de la race humaine”. En conséquence de quoi, aucune accusation n’était exagérée, ni aucun mot trop fort. Il en avait été ainsi tout au long du XVIIIème siècle, au cours duquel notre principal ennemi, dans chaque guerre européenne, avait été la France, que nous avions combattue sous les règnes de Louis XIV, Louis XV, et Louis XVI ; et, par suite de l’exécution de ce dernier, sous les juntes révolutionnaires et Napoléon. Le jeune Nelson, enfant dans les années 1760, apprit sur les genoux de sa mère qu’elle “détestait les français”, et se mit à les haïr lui-même jusqu’au jour de sa mort en 1805. Ce sentiment, répandu parmi les anglais, ne s’estompa pas avec la défaite finale de Napoléon. Tout au long du XIXème siècle, la France continua d’être considérée comme “ennemi héréditaire” de l’Angleterre, et comme principal danger ; et chaque fois que des projets de contre-invasion furent considérés par Londres, ce fut toujours face à l’hypothèse d’une invasion française. Même l’auteur, qui est plus jeune que Lord Vansittart, se souvient s’être vu dire dans son enfance que les français étaient l’ennemi héréditaire.

Et l’Allemagne n’arrivait même pas seconde après la France en matière d’antipathie populaire. Au cours du dernier quart du XIXème siècle, on entendit beaucoup un refrain devenu célèbre dans les music-halls, dont les paroles allaient comme suit :

    Nous ne voulons pas nous battre,
Mais par Jingo, s’il le faut,
Nous avons les bateaux-
Nous avons les hommes-
Nous avons l’argent qu’il faut

Face à qui avions-nous les bateaux, les hommes et l’argent ? Les allemands? Pas du tout. Les trois dernières lignes du refrain sont :

    Nous avons déjà combattu l’ours.
Nous pouvons le combattre à nouveau.
Car les russes n’auront pas Constantinople

Face à qui les britanniques conclurent-ils l’alliance anglo-japonaise de 1902? Face aux allemands? Pas du tout. Une fois de plus, c’était contre les russes.

La connexion mentale établie par le jeune Vansittart entre l’oiseau-boucher et la nation allemande, lors d’un voyage en Mer Noire en 1907 était, en réalité, quelque chose de tout à fait extraordinaire. Car à l’époque, les prussiens constituaient le seul peuple européen d’importance face auxquels son pays n’avait jamais été en guerre, mais aux côtés desquels il avait combattu à plusieurs occasions, notablement lors de la guerre de Sept Ans de 1756-1763, ainsi que lors des guerres contre la France révolutionnaire et napoléonienne. Dans la campagne des cent jours en 1815, les piliers de l’alliance qui avait fini par vaincre Napoléon à Waterloo étaient les britanniques et les prussiens, et l’une des images les plus connues dans les mess d’officiers et clubs militaires est celle de Wellington et de Blücher se serrant la main sur le champ de bataille.

Si les prussiens étaient les oiseaux-bouchers de l’histoire, que faisaient donc les britanniques en les aidant et en les encourageant en combattant à leur côté, et en leur accordant d’importants subsides pour poursuivre leurs propres guerres? Fréquenter et se comporter comme partenaires de criminels internationaux constituait sans aucun doute en soi une conduite criminelle. Mais, à ce qu’il semble, nous voyions les choses sous un jour différent à l’époque. Bien loin de considérer les allemands comme des “oiseaux-bouchers”, nous n’étions que trop heureux de les compter à nos côtés. Et de fait, Pitt l’Ancien avait coutume de dire qu’il avait conquis le Canada en Allemagne ; une autre manière d’exprimer que l’empire britannique s’était bâti sur l’alliance avec l’Allemagne.

Et nous ne fumes pas uniquement heureux de voir les soldats allemands à nos côtés ; nous les accueillîmes jusque dans nos propres rangs. En 1759, quelques 55 000 soldats allemands furent enrôlés et payés par l’armée britannique. Dans la guerre d’indépendance de l’Amérique, l’armée de Lord Howe comptait de larges pans de hessiens et d’hanovriens ; et à Waterloo, l’armée de Wellington comptait presque autant de soldats allemands que britanniques, selon une proportion de 19 700 contre 23 900. Si quelque mérite découle du renversement de Napoléon à cette occasion, la Grande Bretagne doit sans aucun doute une gratitude certaine à ces allemands, et aux 120 000 hommes de Blücher qui ont également contribué à l’événement.

Ce sentiment reste étranger à Lord Vansittart. Mais peut-être son argument est-il que les allemands ne combattaient les français que parce qu’ils ne pouvaient pas rester longtemps sans se trouver quelque ennemi à combattre. Cela semble induit par sa remarque en page 29, qui dit que chaque fois que “vous donnez à l’oiseau-boucher une nouvelle opportunité, il vous rendra une nouvelle guerre”.

Sur la base de cette supposition, nous devrions arriver à établir que les allemands étaient les premiers à rompre la paix générale que connut l’Europe après la chute finale de Napoléon en 1815. Est-ce le cas? Examinons les faits.

  • 1823 : une armée française s’ingère en Espagne pour soutenir le roi d’Espagne face à son parlement.
  • 1826 : la Russie entre en guerre avec la Perse, et annexe deux provinces perses.
  • 1828 : la Russie envahit la Turquie en soutien aux insurgés grecs.
  • 1830 : la France entame la conquête de l’Algérie, qui ne sera terminée qu’en 1847.
  • 1831 : la rébellion de Méhémet Ali d’Égypte contre la Turquie amène la Russie à s’opposer à Méhémet Ali.
  • 1839 : la Grande Bretagne attaque l’Afghanistan (un échec).
  • 1840 : la “ guerre de l’opium ” britannique contre la Chine. Occupation britannique de la Nouvelle-Zélande, s’ensuivront des années de guerre contre les Maoris.
  • 1848 : le Piémont déclare la guerre à l’Autriche.
  • 1854 : la guerre de Crimée entre d’un côté le Royaume-Uni, la France, le Piémont et la Turquie, et la Russie de l’autre côté.
  • 1856 : le Royaume-Uni entre en guerre contre la Perse.
  • 1857 : le Royaume-Uni entame une nouvelle guerre contre la Chine. Mutinerie indienne contre le Royaume-Uni.
  • 1858 : la France (au départ assistée par l’Espagne) entame la conquête de l’Indochine, qui ne finira qu’en 1863.
  • 1859 : l’Autriche déclare la guerre au Piémont, et la France à l’Autriche. La guerre anglo-chinoise ayant été interrompue par la mutinerie en Inde, elle va se voir rouverte, les français venant au secours des britanniques, amenant au pillage et à la destruction du Palais d’Été, près de Pékin.
  • 1862 : expédition française au Mexique, au départ soutenue par le Royaume-Uni et l’Espagne.

Donc, à considérer les 48 années suivant Waterloo, nous trouvons les britanniques impliqués dans 6 guerres à l’étranger, une conquête coloniale, et la suppression d’une mutinerie majeure ; la France impliquée dans quatre guerres à l’étranger, et deux conquêtes coloniales ; la Russie impliquée dans cinq guerres à l’étranger, sans parler de son expansion à l’Est vers l’Asie et la suppression des révoltes de Pologne (en 1830 et en 1863) et ailleurs ; et l’Autriche impliquée dans deux guerres à l’étranger, et la suppression de diverses révoltes au sein des populations hétérogènes constituant l’empire autrichien.

Qu’en est-il de l’“oiseau-boucher” durant cette période, lui dont Lord Vansittart dit dans son pamphlet, “vous donnez à l’oiseau-boucher une nouvelle opportunité, il vous rendra une nouvelle guerre” ? Un grand nombre d’opportunités lui ont été présentées au cours de ces années en particulier. Quel avantage l’oiseau-boucher de Prusse en a-t-il tirés ? La réponse est : aucun. La Prusse resta le seul État d’importance en Europe à rester en paix avec ses voisins pendant ces longues périodes de guerre, presque un demi-siècle de comportement exemplaire, dont personne d’autre, Royaume-Uni y compris, ne pourrait se targuer.

Mais avant que le lecteur ne commence à penser que Lord Vansittart aurait pu confondre pies-grièches et colombes, il faut poursuivre notre chronologie après 1863. Nous y voyons la Prusse rompre son record de paix, et se laisser aller à trois guerres en un court intervalle de six années. En 1864, elle entra en guerre contre le Danemark, en 1866, contre l’Autriche, et en 1870 contre la France. Mais même avec ces trois occurrences, la Prusse n’atteint pas le standard post-Waterloo établi par la Grande-Bretagne (6), la France (5)25, la Russie (5), et pas pire que l’Autriche (3)26. Alors, les trois guerres lancées par la Prusse constituèrent-elles des exemples particulièrement mauvais d’attaques vicieuses et non provoquées, sur des voisins non soupçonneux? Lord Vansittart semble clairement le croire, en décrivant la Prusse comme ayant “écrasé et pillé le petit Danemark”, puis en lançant une guerre “soigneusement combinée” contre l’Autriche, et une autre guerre similaire contre la France27. Mais notre examen des 48 années suivant 1815 n’amène pas à considérer la Prusse comme aussi agressive que le tant-répété épithète d’oiseau-boucher aurait pu le laisser à penser. L’examen des faits objectifs rend nécessaire l’examen scrupuleux et impartial de l’histoire, avant toute acceptation du verdict de Lord Vansittart.

A suivre


Notes

… mer1
Sea power, NdT

… Bismarck2The Bismarck Episode, NdT
… marin3Nelson the Sailor, NdT
… Singapour4Main Fleet to Singapore, NdT
… chevalier5Winston Churchill a été anobli par la reine d’Angleterre en 1953, c’est donc un événement d’actualité au moment où l’auteur écrit ces lignes, NdT.
… mentionnés6Lord Ripon, dirigeant du gouvernement auprès de la Chambre des Lords, semble avoir été lui aussi au courant, mais ne prit aucune part active dans cette affaire
…67Toutes les notes non suffixées NdT sont de la main de l’auteur, NdT
… générale8Même ainsi, le premier ministre exprima des préoccupations importantes. Il déclara : “ Je n’aime pas le stress induit par des préparations conjointes. Cela se rapproche vraiment très près d’un accord pleinement consenti ”. Comme les faits lui donnèrent raison.
… mobilisation9Il s’agit là du projet qui fut adopté en fin de compte. Des variations en furent discutées lors de son élaboration. Voir Richard Burdon Haldane, An Autobiography , Hodder & Stoughton, 1929, p. 188
… livres10 Before the War — Cassell, 1920. Chapitres VI & VE.
… Wilson11 Later Field — Maréchal Sir Henry Wilson
… Whitehall12Le siège du ministère de la Défense britannique, NdT
… Esher13Voir Lord Fisher’s Memories , pp. 206, 211
… probable14 Memories p. 212
… connaissaient15Lord Fisher, Memories , p. 194
… présence16La mise en pratique du projet présenté par l’amirauté était incertaine du point de vue maritime, mais les soldats ne l’attaquèrent pas sous cet angle
… s’attendre17Signalé dans le (London) Times du 22 juillet 1911
… France18 Before the War , p. 80
… démission19 Twenty-five Years , Vol. 1, p. 312
… pâti20 Twenty-five Years, Vol. II, p. 36 (en italique)
… cache-cols21Je suis redevable à feu Lieut.-Colonel P. Vilkers-Stuart pour cette information. Wilson faisait bien entendu allusion aux spectateurs d’un match de rugby prenant la poudre d’escampette avec les habits des joueurs laissés sans surveillance
… ignoble22 Twenty-five Years , Vol. II, p. 15
… 23Il s’agit de la pie-grièche, et la comparaison sera justifiée au cours du chapitre. Butcherbird (“oiseau boucher” en traduction littérale depuis l’anglais) est, chose intéressante, également le surnom du Focke-Wulf Fw 190, un chasseur-bombardier utilisé par l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, entre 1941 et 1945, en référence au terme qui, en anglais, désigne plusieurs espèces d’oiseaux du genre Cracticus, genre d’oiseau australasien qui a pour habitude d’empaler ses proies sur une épine afin de les conserver mais aussi le nom informel pour les oiseaux du genre Lanius (qui veut dire « boucher » en latin), non apparentés au genre précédent mais qui ont les mêmes habitudes. Ce surnom est donné à cet avion en raison de sa puissance de feu, NdT – Information : Wikipédia.
… Record24On peut en trouver une reproduction à l’adresse http://digital.kenyon.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1002&context=rarebooks, NdT
… (5)25L’occupation temporaire par la Prusse de Schleswig-Holstein, en 1848, dont nous parlerons au prochain chapitre, ne donna pas lieu à des hostilités
… (3)26leurs guerres respectives contre la Prusse y comprises
… France27 Black Record , p. 24

Note de l'éditeur du livre

L'auteur de cet ouvrage, dont l'impact promet d'être important, est issu d'une ancienne famille de la marine d'Angleterre. Il fut lui-même en poste dans la marine royale pendant plus de trente ans, prit part à toutes les actions décisives de la première guerre mondiale, et apporta par la suite ses lumières à l'école des cadres de la marine royale.

Les livres précédemment écrits par le capitaine Grenfell en matière de stratégie navale -- La puissance sur mer1 (1941), L'épisode du Bismarck2 (1948), Nelson le marin3 (1949), et la Flotte principale en route vers Singapour4 (1951) -- brillent dans le monde anglophone par leur clarté et leur génie. Les analystes anglais comme étrangers les considèrent comme de première facture.

Ce dernier ouvrage -- le Capitaine Grenfell est décédé subitement de cause inconnue en 1954 en pleine préparation alors qu'il lui préparait une suite -- constitue une bordée de 21 canons, s'attaquant au domaine politique plutôt que stratégique ; il fait vibrer tant de cordes sensibles, remet en question tant de préjugés et d'intérêts personnels, que nous avons dû pour pouvoir le publier nous en remettre aux États-Unis, encore très libres et exempts de censure. Aucun éditeur anglais ne l'a accepté pour l'instant -- et aucun analyste américain d'importance n'a encore acté de son existence.

Les acteurs restés parties prenantes de la seconde guerre mondiale n'aimeront pas cet ouvrage ; mais les lecteurs lassés des vieux clichés noir-et-blanc sur l'Allemagne l'accueilleront comme une bouffée d'air frais. Et les lecteurs viendront à la Haine Inconditionnelle en dépit de la censure absolue qu'en font les médias. L'édition présente intègre les derniers ajouts et corrections apportés en dernière minute par le Capitaine Grenfell.
Note du Saker Francophone

Nous publions notre traduction du livre de Russell Grenfell, en 1953, sous le titre "Haine Inconditionnelle". L'ouvrage traite de géopolitique de l'Europe du XIXème - XXème siècle, et (surtout) analyse les grossières erreurs politiques britanniques ayant entraîné le Royaume-Uni dans les guerres mondiales. Ce livre est décapant, rafraîchissant, et très instructif.

Le livre en anglais est proposé par Ron Unz à la lecture ici. Quand nous l'aurons finalisé, l'ouvrage au format PDF sera mis en ligne ici.

Traduit par Vincent, relu par San pour le Saker Francophone

   Envoyer l'article en PDF