Par Leonid Savin – Le 23 novembre 2018 – Source Katehon
L’histoire révèle un intérêt grandissant pour les théories conspirationnistes au sein de la société étasunienne, quelque soit celui qu’on y présente comme le conspirateur.
Les théories extravagantes prolifèrent aux États-Unis, comme par exemple l’histoire incroyable selon laquelle les gens à la tête du pays seraient des extraterrestres ou des reptiliens. Il existe en fait une continuité historique qui confirme que la conscience étasunienne, que ce soit celle de la classe moyenne, des fermiers ou des cercles politiques influents, est profondément imprégnée de l’idée de complot.
À titre d’exemple, de par leur mentalité conspirationniste, les démocrates et les mondialistes ont multiplié les déclarations selon lesquelles la Russie aurait régulièrement perpétré des attaques informatiques qui auraient pesé sur le résultat de la campagne électorale étasunienne. Des savants et des experts politiques issus de divers groupes de réflexion ont élaboré des discours s’appuyant sur des données pseudoscientifiques fournies par des gestionnaires expérimentés du pays. Des manœuvres semblables ont été conduites à l’encontre d’autres états et même d’intervenants non-étatiques qui avaient suscité la méfiance de l’establishment étasunien (Venezuela, Cuba, Corée du Nord, Irak, Iran, Hezbollah, l’institution des ayatollahs, l’Église orthodoxe russe, les communistes, les partis de droite en Europe, etc.).
Histoire de la théorie du complot aux États-Unis
Cette tradition a vu le jour aux États-Unis à la suite de l’exclusion des anciens colons issus de la métropole britannique. De plus, le fait d’appréhender les relations causales selon l’hypothèse de la conspiration offrait la perspective séduisante d’une illumination, allant de pair avec la désacralisation et l’explication de tous les événements par la seule volonté de l’homme.
À l’origine, la recherche de conspirations précédant la « chasse aux sorcières » était propre à l’Europe de l’Ouest où, durant le Moyen Âge, l’Inquisition faisait rage, et les intrigues de cour de la Renaissance étaient devenues monnaie courante. En Grande-Bretagne (à laquelle les USA ont largement emprunté cette tradition du complot) il était beaucoup question des conspirations ourdies par les Français, les Irlandais, les jacobites et les catholiques, ainsi que des tentatives avérées d’organiser un coup d’État ou une attaque contre le gouvernement. Ces dernières suffisaient à confirmer l’existence de tels plans machiavéliques, comme le projet avorté conçu par Guy Fawkes de faire sauter le Parlement.
D’après Gordon Wood, « aux alentours du XVIIIe siècle, la conspiration est devenue plus qu’une simple manière d’expliquer la façon dont les dirigeants sont renversés ; elle est devenue un outil communément employé pour expliquer la façon dont les dirigeants ainsi que les autres protagonistes des changements politiques se comportent dans la vraie vie ». 1.
« Depuis la Renaissance, Dieu s’est vu progressivement évincé de la vie sociale et politique, de sorte que le contrôle de tous les processus (et de toutes les promesses de mainmise sur les éléments naturels dans l’avenir) s’est trouvé attribué à une personne. Un paradigme si mécanique a réduit les actions humaines aux seuls objectifs et motivations. »
Dès lors, tout était le fruit de l’esprit de l’homme et tout était tributaire des standards moraux, des préjugés et des croyances. Ainsi, tous les processus sociaux en vinrent à refléter les passions et les intérêts individuels.
Certains suggérèrent que ces passions soient jugulées en mettant en place un plan spécifique d’activité socio-politique, se proposant bien entendu eux-mêmes de gérer un tel plan, tandis que ceux qui tentaient d’emblée d’usurper le pouvoir étaient accusés de chercher à instiller la tyrannie et l’oppression.
Dans ce contexte, l’étude « Le style paranoïde dans la politique étasunienne » du professeur de l’université de Columbia Richard Hofstadter 2 est très intéressante car ce dernier y démontre que toute une génération d’Étasuniens a pensé en termes de conspiration à travers l’histoire des USA. Dans cet article, publié pour la première fois en 1964, Richard Hofstadter écrit : « l’idée du style paranoïde comme force agissant sur la politique n’aurait que peu de pertinence actuelle ou de valeur historique si elle n’était appliquée qu’à des hommes en proie à un profond désarroi mental. C’est l’usage de modes paranoïdes d’expression par des personnes plus ou moins normales qui rend le phénomène significatif. Dans l’histoire des États-Unis, on peut par exemple déceler ce phénomène dans le mouvement antimaçonnique ; le mouvement nativiste et anticatholique ; dans les discours de certains porte-paroles de l’abolitionnisme qui voyaient les États-Unis comme étant sous l’emprise d’une conspiration fomentée par des propriétaires d’esclaves ; dans les discours alarmistes portant sur les mormons ; dans les écrits de certains auteurs populistes qui ont imaginé une grande conspiration de banquiers internationaux ; dans le dévoilement d’un complot de fabricants de munitions visant à faire éclater la Première Guerre Mondiale ; dans la presse populaire de gauche ; dans la droite étasunienne contemporaine et dans les deux partis impliqués dans la controverse raciale actuelle au sein des White Citizens’ Councils et des Noirs musulmans. Je ne propose pas une tentative de retracer les variations du style paranoïde qu’on peut trouver dans ces mouvements, je me focaliserai sur certains épisodes de premier plan de notre histoire durant lesquels le style a émergé dans sa flamboyance pleine et archétypale. »
L’historien étasunien James Hutson considère le comportement général américain comme traduisant l’envie et la suspicion dirigée contre le pouvoir du gouvernement.
Dans le même temps, il relève que la peur d’un pouvoir politique abusif a conduit les gens à considérer la conspiration américaine comme « parfaitement digne de foi » au moins jusqu’aux environs des années 1830. Par la suite, l’attention s’est reportée sur les organisations non-gouvernementales et les groupes tels que les francs-maçons et l’Église catholique romaine. 3. Au XIXe siècle, des craintes autour de diverses conspirations unifièrent divers groupes à travers les États-Unis. Si Abraham Lincoln croyait aux activités subversives imaginaires, en quoi le fait qu’il en aille de même pour une ligue antimaçonnique ou certaines obédiences protestantes pose-t-il problème ? Dans le même temps, les protestants voyaient la personnification de l’œuvre du malin et de toutes sortes de forces obscures dans les activités politiques à la fois au sein et au dehors des USA. On pourrait assurément trouver l’explication rationnelle de ce phénomène en reliant cette peur aux symptômes d’une sévère surcharge sociale et psychologique à laquelle la société étasunienne se trouvait en proie durant cette période. 4.
Le XXe siècle et les nouveaux mythes
Le XXe siècle a également été marqué par les théories conspirationnistes. Au début du siècle, aux États-Unis, certaines craintes ont porté sur l’Allemagne, l’Empire russe et la Chine. Il n’y a qu’à évoquer le livre de Brooks Adams, « Le Nouvel Empire » publié en 1902, dans lequel il parle de la nécessité d’empêcher la conjonction des intérêts de la Russie, de l’Allemagne et de la Chine.
La situation concernant l’empire russe était particulièrement complexe du fait du problème des passeports qui entraîna la rupture en 1911 du traité de commerce et de navigation russo-américain datant de 1832. Cela se produisit sous l’influence du lobby juif étasunien, qui militait activement durant la seconde moitié du XIXe siècle pour la défense des droits des juifs européens et russes. Naturellement, des organisations si influentes, non sans l’implication de grandes entreprises – en particulier le financement en provenance de Jacob Schiff, de l’American Jewish Committee – qui forgèrent la campagne antirusse dans les médias et allèrent jusqu’à faire du chantage au président Taft. Du fait qu’ils pouvaient contraindre les dirigeants du pays à se plier à leurs exigences, furent automatiquement rangés dans la catégorie des « comploteurs » aux yeux des citoyens étasuniens qui n’étaient liés en aucune manière à ces groupes de pression. 5.
La période de la Grande Dépression vit advenir une brutale polarisation de la société étasunienne tandis que Hollywood et son establishment tentaient de projeter leur solution aux problèmes. Selon leur lieu de résidence et leur statut social, les citoyens étasuniens trouvèrent leurs « boucs émissaires » dans des figures telles que les républicains, les banquiers ou les immigrants spéculateurs. Cependant, les prédicateurs religieux virent dans les mauvaises récoltes s’étalant sur plusieurs années un fléau divin s’abattant sur les Étasuniens pour punir leurs péchés.
Avant la Seconde Guerre mondiale, une singulière suspicion porta les dirigeants militaires et politiques à considérer le Japon avec méfiance, bien que les USA aient soutenu ce pays au début du siècle dans le cadre du conflit qui l’opposait à la Russie.
L’ère du maccarthysme est souvent assimilée à une « chasse aux sorcières » même si dans ce cas précis les femmes étaient poursuivies pour un commerce avec le malin difficile à établir alors que la politique maccarthyste traquait les sympathisants du communisme. Ces faits se plaquaient sur les problématiques raciales inhérentes aux États-Unis ainsi que sur les antagonismes idéologiques plus généralement.
Les meurtres de John F.Kennedy et Martin Luther King, l’émergence du SIDA, le réchauffement climatique, le rôle de la Commission Trilatérale dans l’économie internationale, tous ces cas ont toujours été appréhendés sous l’angle de la théorie du complot. Par conséquent, selon le mode de pensée conspirationniste, des agents de la CIA avaient mis en œuvre et aiguillé les meurtres, des docteurs mandatés par le gouvernement fédéral avaient développé le virus mortel (cette controverse a été développée et entretenue par de nouveaux faits et de nouvelles spéculations) et les phénomènes à plus grande échelle étaient considérés comme une sorte de diversion servant les intérêts des grandes entreprises et des grands groupes de pression.
Toutefois, le scandale du Watergate confirma que les Républicains étaient bel et bien derrière l’organisation de l’écoute électronique dans la salle où se tenaient les réunions des Démocrates. Dans les années 1950 du siècle dernier, la CIA conduisit réellement l’expérience du MK Ultra dans laquelle on administra du LSD et d’autres narcotiques à des sujets dans le but d’aboutir à un « contrôle mental ». 6.Le plan du ministre de la défense US pour l’opération Northwoods est également réputé pour avoir été élaboré contre Cuba dans le but d’organiser des provocations suivies d’une agression militaire sur Isla de la Juventud. 7.
L’incident à Roswell (Nouveau-Mexique) en 1947 est un épisode singulier. D’après la version officielle [Étrange affirmation … et il n’y a pas de source, NdT], des extraterrestres ont atterri et le gouvernement étasunien maintenait cette information secrète.
« En outre, la publication de documents déclassifiés en provenance de sources officielles telles que le Département d’État, le Département de la Défense, le FBI et la CIA, ainsi que des documents provenant de divers groupes internationaux tels que le groupe Bilderberg et le Club de Rome, témoignent du fait que des plans secrets touchant à diverses problématiques ont été élaborés et mis en œuvre dans les faits. »
Au cours des dernières années, les sujets les plus couramment associés aux conspirations en Amérique sont désormais les attaques du 11 septembre 2001 (9/11, Truth Movement), l’influence des néoconservateurs dans la prise de décisions concernant l’invasion de l’Irak en 2003, de même que tout élément touchant à l’influence des grandes compagnies et du complexe militaro-industriel étasunien. Il est certain que certaines divulgations, propagées par l’intermédiaire de WikiLeaks, apportent de l’eau au moulin de ceux qui considèrent que l’establishment étasunien manigance quelque plan secret et n’œuvre pas dans l’intérêt de la société américaine, pour mettre à l’honneur les priorités de divers groupes financiers et industriels.
Les peurs et les manipulations des néolibéraux
Les scandales liés au financement de la campagne d’Hillary Clinton, les liens familiaux qui existent entre les Clinton et toutes sortes de structures de fonds ainsi que leur implication dans des projets douteux, ont également montré que les véritables desseins se trouvent clairement en porte-à-faux avec les principes proclamés au sein de certaines organisations. Cependant, personne n’est étonné par un tel degré de corruption à notre époque, particulièrement depuis que le lobbying est protégé par la loi aux États-Unis.
Alors que ces dossiers sont également rangés dans la catégorie de la théorie du complot, des représentants de la communauté scientifique étasunienne investis dans la politique cherchent à faire de la conspiration une « une sous-catégorie élargie de croyances infondées ». Par exemple, Cass R. Sunstein l’a souligné dans sa publication scientifique publiée en 2008 sous les auspices des Universités de Harvard et Chicago (Law & Economic Research paper Series Paper N°387).
Il est nécessaire d’établir la clarification qui suit. Cass R. Sunstein est un juriste et un érudit étasunien, membre du Parti démocrate. En 2008, il s’est énergiquement opposé à la requête de destitution visant Bill Clinton. Il a travaillé en tant que directeur de la politique d’information et de réglementation à la Maison Blanche entre 2008 et 2012. Cass R. Sunstein est également l’un des promoteurs de la théorie du Nudge, dernière tendance en vogue dans la sociologie comportementale aux USA. 8. La principale idée de cette théorie est que les gens peuvent être amenés à mener à bien n’importe quelle démarche. Mais il faut dans le même temps que ce « coup de pouce » leur semble relever de leur propre initiative. Pour y parvenir, il est impératif de donner l’illusion de choix alternatifs. C’est précisément la théorie de Sunstein qui a conduit Barack Obama à signer le 15 septembre un décret sur la mise en pratique des méthodes de la science comportementale dans l’administration publique et la politique intérieure.
« Il était important que Sunstein traite les causes possibles de la théorie du complot à sa façon. En parallèle, il faisait le lien avec le travail de Richard Hofstadter dans lequel il avertissait que le ‘style paranoïde’ qu’il proposait ne se référait pas à des anomalies psychologiques ni à des maladies, mais manifestait d’un phénomène social. »
Il est évident que Sustein est chargé par le gouvernement de cosigner des articles recommandant des mesures visant à contrer les théories conspirationnistes :
« On peut aisément imaginer une série de réponses possibles.
- Le gouvernement pourrait interdire la théorie du complot ;
- Le gouvernement pourrait imposer une sorte de taxe, financière ou autre, à l’encontre de ceux qui propagent de telles théories ;
- Le gouvernement pourrait s’impliquer dans un contre-discours mobilisant des arguments à même de discréditer les théories conspirationnistes ;
- Le gouvernement pourrait officiellement embaucher des entités crédibles issues du secteur privé afin qu’elles s’investissent dans le contre-discours ;
- Le gouvernement pourrait s’impliquer dans une communication informationnelle aux côtés de telles entités, encourageant celles-ci à apporter leur concours. »
Toutefois, les auteurs préconisent que chaque « outil représente un ensemble de conséquences potentielles, soit des coûts et des bénéfices, et que chacun se voit attribuer une place à des conditions concevables. Cependant, l’idée centrale de notre politique est que le gouvernement devrait investir dans l’infiltration cognitive des groupes qui produisent des théories conspirationnistes, ce qui implique une combinaison de (3), (4) et (5) ».
Cet article a été vertement critiqué par la communauté scientifique étasunienne.
« Mais il ne fait aucun doute que l’intérêt pour la conspiration s’est maintenu à un degré passablement élevé dans les coulisses du pouvoir. La question est de savoir comment utiliser et manipuler l’information en accord avec les intérêts de la Maison Blanche. »
Et la victoire de Donald Trump a également montré que les théories du complot étaient plutôt bien ancrées dans la société étasunienne. Mais à présent, les libéraux recherchent les responsables au sein des États-Unis (la droite ou les conservateurs) ainsi qu’à l’étranger, à travers la tentative de mettre la Russie en accusation pour des attaques informatiques et la manipulation de l’opinion publique.
Les théories du complot continueront d’affecter le citoyen étasunien lambda, au même titre que la prise de décision dans les plus hautes sphères.
Note du Saker Francophone Vous pouvez retrouver notre dossier sur le sujet dans notre thésaurus. L'auteur laisse plus ou moins sentir ce qui, pour lui, est ou n'est pas de la théorie du complot, et ce qui l'était mais que des documents historiques ont fait passer à la postérité comme d'authentiques complots. Son analyse globale reste cependant pertinente pour expliquer les mécanismes psychologiques en action, mécanismes exploités à bon ou mauvais escient par ceux qui peuvent influer massivement sur les autres, à travers les médias par exemple.
Traduit par François relu par Cat pour le Saker Francophone
Notes
- Gordon S. Wood. « The Idea of America. Reflections on the Birth of the United States ». New York : The Penguin Press, 2011 ↩
- « The Paranoid Style in American Politics, and Other Essays ». New York : Vintage Books, 2008. ↩
- James H. Hutson, « The American Revolution : Triumph of a Delusion ? » dans Erich Angermann, et al., eds., New Wine in Old Skins, 179 – 194 ↩
- Richard O. Curry and Thomas M. Brown, eds., « Conspiracy : The Fear of Subversion in American History ». NY : Holt, Rinehart & Winston, 1972 ↩
- L. Marshall to S. Wolf. Oct. 18,1916 //« Louis Marshall : Champion of Liberty ». Vol. 1. P. 86 ↩
- George Lardner Jr. & John Jacobs, Lengthy Mind-Control Research by CIA Is Detailed, WASH. POST, Aug. 3, 1977 ↩
- Memorandum from L. L. Lemnitzer, Chairman, Joint Chiefs of Staff, to the Secretary of Defense, Justification for U.S. Military Intervention in Cuba (Mar. 13, 1962) ↩
- Sunstein, Cass R. Why Nudge ? : The Politics of Libertarian Paternalism. The Storrs Lectures Series, Yale University Press, 2014 ↩