Le fascisme évolutionnaire : un phénomène américain


Counter Punch

Par Norman Pollack – Le 18 novembre 2016 – Source CounterPunch

Barrington Moore, dans Social Origins of Dictatorship and Democracy, a déclaré que le capitalisme sans révolution équivaut au fascisme, ce qui implique l’absence de démocratisation dans son développement historique, et aboutit à une formation sociétale monolithique qui reconduit simplement ses caractéristiques idéologiques structurelles d’origine, au cours de son évolution heureuse.

La formulation force l’attention sur certains aspects du capitalisme, particulièrement pertinents pour l’Amérique. Peut-être une variante du capitalisme mondial, comme cadre d’une économie politique de caractère systémique, différencié des autres systèmes par sa structure de marchandise – la séparation de la valeur d’usage et de la valeur d’échange – créant la condition fondamentale d’un travail aliéné, s’étendant dans toute la société, vue comme un lieu mental de séparation encore plus profond : l’aliénation.

L’Amérique partage cette condition, incorporant l’aliénation avec peut-être plus d’intensité que dans les autres sociétés capitalistes, parce qu’elle n’a pas eu de passé féodal et donc pas de phase modale pré-capitaliste, qui devait d’abord être démantelée avant que le capitalisme propre puisse décoller. Comme le rappelle Louis Hartz, dans la Tradition libérale en Amérique, le capitalisme américain est né mature, aucun démantèlement structurel préalable n’était nécessaire, le capitalisme épuré se trouvant sous la forme décantée de la fondation historique de la nation – un processus de développement inébranlable jusqu’à ce jour et sans aucun doute au-delà.

Pas de révolution, ni fioritures, ni compromis, mais plutôt un effet de rouleau compresseur en ce qui concerne la structure de classe, les valeurs sociales, la concentration de la richesse, l’expansion, l’impérialisme, le recours à la guerre et l’autorisation d’une dissidence interne dans des limites acceptables. Les définitions clé, par exemple, la liberté, la démocratie, sont appréhendées et transmises abstraitement, par déduction, avec un droit de propriété transcendant, au cœur du système, façonnant l’ordre juridique et l’idéologie. D’autres sociétés capitalistes ont des antécédents historiques plus riches. Le Japon et l’Allemagne, en tant qu’exceptions, ont suivi un parcours monolithique simple, différent de l’Amérique, sauf sur le point essentiel de l’absence de révolution, les deux premiers culminant dans le fascisme, l’Amérique étant toujours en attente d’accoucher de celui qu’elle porte en son sein.

Pourquoi les explications qui précèdent ? Parce que la démocratie américaine a été un processus historique sélectif, identique au capitalisme épuré, régulant et / ou excluant par la force tout ce qui pourrait subvertir un modèle linéaire de croissance sociétale, le capitalisme à l’extrême, comme si sa survie dépendait de sa reproduction éternelle à l’identique. Dès le début, le parti-pris était la contre-révolution, un état d’esprit applicable aux affaires intérieures et étrangères.

L’exceptionnalisme, terme d’amour patriotique, peut et doit être regardé plutôt comme un terme d’accusation et de dénigrement, car il balaye le changement social sous le tapis de l’anti-radicalisme. La démocratie devient l’ennemie de la démocratisation, un moyen de s’opposer à la position égalitaire politico-sociale et à la répartition équitable de la richesse. Cela a été une honte que, lors de la «Révolution américaine», les groupes supérieurs se soient séparés du colonialisme, seulement pour établir leur propre système mercantiliste indépendant, à peine une révolution, et quand l’esclavage dans les plantations – un obstacle majeur au capitalisme épuré – est pris en compte, la conséquence est une compensation pour faire place au capitalisme bourgeois, confirmant le cours non révolutionnaire.

Apparemment, l’Amérique a été coincée dans son état indécis d’agitation depuis des temps immémoriaux, craignant la révolution venue d’en bas ou d’ailleurs dans le monde, qui mettrait en danger le système du capitalisme international, et le sien propre, unis par leur conception, en dépit des rivalités capitalistes, maximisant son intérêt national en se faisant passer pour la gardienne du système mondial global [d’où la nécessité ontologique de l’exceptionnalisme, NdT].

Cela a bien sûr à voir avec la guerre froide, auto-conçue par l’Amérique comme lutte idéologique mondiale, par laquelle cette nation seule peut être qualifiée pour mener le monde libre, contre des adversaires malins, déterminés à détruire sa propre existence, et celle du monde entier, au nom du communisme / socialisme. L’anticommunisme, comme l’atteste l’expérience historique de l’Allemagne et du Japon, est la voie du fascisme et, en Amérique, immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, il est devenu une religion nationale qui, depuis, persiste à un niveau fondamental de la conscience politique nationale.

S’il en allait autrement, même dans le capitalisme, comme dans le cas de la Guerre Civile britannique et de la Révolution française, effaçant partiellement ou totalement l’ardoise des structures anciennes, l’Amérique aurait pu envisager un avenir démocratique. Mais commençant comme capitaliste, et le devenant de plus en plus, elle a annulé toutes les possibilités d’une lutte dialectique, destinant la nation à être ce qu’elle est devenue, disons à partir de 1900, à savoir corporatiste, obsédée par la nécessité de protéger sa richesse, ethnocentrique – non seulement en termes raciaux, mais aussi en confinant les travailleurs, par le droit, dans un statut secondaire –,  et développant une culture politique fondée sur le gaspillage, la guerre et la discrimination, en contradiction avec ce que l’on attend d’une démocratie : la conservation et l’ascétisme sous toutes ses formes, la paix internationale, et, à la maison, la non-violence, des relations sociales harmonieuses et le respect de l’individu sans accepter une caricature exagérée de l’individualisme.

Une démocratie a des responsabilités envers les gens, tous sans exceptions. L’Amérique, au lieu de cela, est devenue rapidement une société de classe, avec une concentration extrême de la richesse, un approfondissement de la pauvreté et de la marginalité qui n’étaient autrefois pas admises. Mais, suis-je trop théorique, dans la description d’une image grossièrement injuste et inexacte ? Je ne le crois pas, et, en tout cas, la situation est pire, parce que la société de classe, le pouvoir et la richesse, loin d’être le fonctionnement normal du capitalisme, sont ici, en fait, accélérés, un exceptionnalisme de la force – incluant l’industrie de l’armement, les Seigneurs du Travail par le biais des syndicats, ainsi que la mise en œuvre de l’impérialisme et l’expansion des marchés – plutôt que de la liberté.

Cela nous amène aujourd’hui à une compétition électorale qui résume parfaitement les tendances historiques des cent vingt-cinq dernières années, l’Amérique au plus bas dénominateur commun, agressive sur la scène mondiale, méprisant son peuple chez elle, qui ne parvient pas à se conformer aux normes du capitalisme monopolistique, et 100% américaniste – tel qu’interprété par les groupes dirigeants et la direction des deux grands partis. Maintenant, cependant, les tables politiques tournent entre les Démocrates et les Républicains. Le parti de la classe ouvrière [Parti démocrate] est devenu le parti des élites − le parti de la richesse − et adopte maintenant une identité plébéienne, dans les deux cas se plaçant sur la ligne de départ – déjà proto-fasciste – pour la course finale. Il est difficile d’accuser Trump, quand Clinton est tout aussi détestable du point de vue de la guerre, du capitalisme et de l’inégalité, de sorte que, plutôt qu’une attitude de moindre-des-deux-maux, celle de au-diable-tous-les-deux, mérite le respect.

S’il y a un cancer qui ravage la nation, au-delà de ce qui a déjà été mentionné − la guerre, le militarisme, une société capitaliste saturée − c’est la structure et l’esprit de la privatisation en soi, le lien pratique et idéologique tout aussi important du capitalisme avec l’État, un État fasciste, revêtu des vêtements de la pseudo-démocratie pour neutraliser et conquérir la classe ouvrière, pièce essentielle dans le puzzle pour atteindre le totalitarisme. La classe moyenne, pays après pays, a été ou est habituée à cette fin, porteuse des systèmes de croyances fascistes, ce qui rend le militantisme ouvrier et le respect de soi plus vitaux pour la démocratie, celle-ci n’étant plus le faux nez du capitalisme, comme maintenant, mais un contexte dynamique de droits de l’homme et de mutualisation à la fois du respect et des finalités. En ce qui concerne les groupes supérieurs, pourquoi leur demander conseil et leadership, alors qu’ils ont créé et surtout bénéficié des politiques qui les ont enrichis, en orientant le cap vers un impérialisme toujours croissant ? La principale nation capitaliste dans le monde a besoin de toutes les combines dans son arsenal, et à son service, si elle doit dominer le reste.

Norman Pollack Ph.D. Harvard, Guggenheim Fellow, il écrit sur le populisme américain en tant que mouvement radical, prof, activiste. Ses intérêts sont la théorie sociale et l’analyse structurelle du capitalisme et du fascisme. Il peut être contacté à pollackn@msu.edu.

Traduit et édité par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone

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