L’objectif final d’EI est de remplacer la famille Saoud
Note du Saker Francophone Cet article est la suite de : Histoire du wahhabisme. D’où vient EI ? Sa lecture est nécessaire pour bien comprendre celui ci. Les deux apportent une vision bien plus précise des motivations, des conflits intérieurs et de la crise idéologique auxquels est soumis l'Arabie Saoudite et de sa relation incestueuse avec EI.
Par Alastair Crooke – Le 11 février 2014 – Huffington Post
EI, le groupe État islamique, est une véritable bombe à retardement insérée au cœur du Moyen-Orient. Mais son pouvoir destructeur n’est pas bien appréhendé. Celui ci ne provient pas de son hymne à la décapitation, ni de ses tueries, de la capture de villes ou de villages, de la cruauté de sa justice, si terrible soit elle. Il est encore plus puissant que sa force exponentielle d’attraction sur les jeunes musulmans, son immense arsenal d’armes et ses millions de dollars. Son véritable potentiel destructeur repose ailleurs – dans l’implosion de l’Arabie saoudite en tant que pierre fondatrice du Moyen-Orient. Nous devrions comprendre que l’Occident ne peut rien faire contre cela si ce n’est s’asseoir et observer.
L’indice qui démontre son potentiel explosif, comme le souligne l’intellectuel saoudien Fouad Ibrahim (mais qui est largement inaperçu ou sa signification est incomprise), est l’utilisation délibérée et intentionnelle du langage d’Abd-al Wahhab, fondateur du wahhabisme et du projet saoudien avec Ibn Saoud dans sa doctrine.
Abu Omar al-Baghdadi, le premier prince des croyants d’EI en Irak, a formulé en 2006 les principes de son État en gestation. L’un de ces principes est de disséminer le monothéisme «dont le but [pour lequel les humains ont été créés] et [ce pourquoi ils ont été appelés] est l’islam…». Cette phrase réplique parfaitement celle d’Abd al-Wahhab. Sans surprise, les écrits de celui-ci et les commentaires wahhabites sur ses travaux sont largement diffusés dans les régions sous contrôle d’EI et sont le sujet de groupes d’étude. Baghdadi a approuvé dans une note qu’une «génération de jeunes hommes soit éduquée sur la base de la doctrine oubliée de la loyauté et du reniement».
Et quelle est cette tradition oubliée de loyauté et reniement ? C’est la doctrine d’Abd al-Wahhab qui dit que la croyance en un seul Dieu (anthropomorphique selon lui) – le seul qui vaille d’être vénéré – est en elle même suffisante pour faire d’un homme ou d’une femme un musulman.
N’est pas un véritable croyant celui ou celle qui ne renie (et détruit) tout autre objet de vénération. La liste de ces objets de vénération idolâtre, selon al-Wahhab, est si longue que quasiment tous les musulmans risquent de tomber dans sa définition d’un infidèle. Ils doivent alors choisir : soit se convertir à la doctrine d’al- Wahhab, soit être tués, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs biens pris comme butin du djihad. Même émettre des doutes face à la doctrine, dit al-Wahhab, peut entraîner la peine de mort.
Je pense que l’intention de Fouad Ibrahim n’est pas d’insister sur le réductionnisme extrême de la vision d’al-Wahhab, mais de mettre l’accent sur quelque chose d’entièrement différent : sur le fait qu’en adoptant volontairement le langage wahhabite, EI est consciemment en train d’allumer la mèche pour une explosion régionale bien plus importante, qui a une réelle possibilité d’arriver et qui changera le Moyen-Orient de façon décisive.
Car c’est justement cette formulation idéaliste, puritaine et prosélyte par al-Wahhab qui a été la pierre fondatrice de tout le projet saoudien (projet violemment réprimé par les Ottomans en 1818, puis a spectaculairement ressuscité en 1920 pour devenir le Royaume saoudien tel que nous le connaissons actuellement). Mais depuis sa renaissance dans les années 1920, le projet saoudien contient toujours en lui le gène de son auto destruction.
C’est la queue saoudienne qui remue le chien britannique et américain au Moyen Orient.
Paradoxalement, c’est un officiel britannique non conformiste qui a aidé à insérer ce gène dans le nouvel État. Cet attaché britannique à Aziz était Harry St. John Philby (le père de l’agent du MI6 qui espionna pour le KGB, Kim Philby). Il parvint à devenir un proche conseiller du roi Abd al-Aziz après avoir démissionné de l’administration britannique et fut, jusqu’à sa mort, un membre important du tribunal royal. Comme Lawrence d’Arabie, il était un arabophile. Il s’est même converti au wahhabisme et a pris le nom de Sheikh Abdullah.
St. John Philby était un homme ambitieux et avait décidé de faire de son ami le dirigeant de l’Arabie. Il est tout à fait reconnu qu’en assouvissant son ambition, il ne suivait pas d’instructions officielles. Quand, par exemple, il encourage le roi Aziz à s‘étendre au nord du Nedjd, on lui a ordonné de ne pas le faire. Mais (comme le note l’auteur américain Stephen Schwartz) Aziz était bien conscient que la défaite des Ottomans entrainerait la création d’un État arabe ; ce qui, sans l’ombre d’un doute, encouragea Philby et Aziz à chercher à ce que ce dernier en soit le maitre.
On ne sait pas précisément ce qui s’est dit entre Philby et le Maître (il semblerait que les détails aient été supprimés), cependant on voit bien que la vision de Philby n’était pas confinée à la création d’un État conventionnel mais plutôt à la transformation de la grande ummah musulmane (la communauté des croyants) en un instrument wahhabite qui légitimerait les al-Saoud comme maîtres de l’Arabie. Pour cela, Aziz avait besoin de l’accord britannique (et plus tard de l’accord américain). «Ce fut le coup de poker d’Abd al-Aziz, sous les conseils de Philby», remarque Schwartz.
Le parrain britannique de l’Arabie saoudite
En un sens, on peut considérer Philby comme le parrain de ce pacte capital dans lequel les dirigeants saoudiens utiliseront leur influence pour gérer l’islam sunnite au nom des objectifs occidentaux (contenir le socialisme, le ba’athisme, le nassérisme, l’influence soviétique, l’Iran…) en échange d’une protection qui a permis la wahhabisation de l’ummah musulmane pour installer le soft power saoudien. (Et la destruction collatérale des traditions intellectuelles et des diversités culturelles de l’islam, provoquant de profondes divisions dans le monde musulman.)
En conséquence, et jusqu’à maintenant, la stratégie anglaise et américaine a été liée aux objectifs saoudiens (autant qu’aux leurs) et a donc été très dépendante de l’Arabie saoudite pour y poursuivre ses objectifs.
D’un point de vue politique et financier, la stratégie Saoud–Philby fut un étonnant succès. Mais celui-ci prend aussi racine dans l’entêtement intellectuel anglais et américain, c’est-à-dire le refus de voir le dangereux gène wahhabite dans ce projet, son potentiel à revenir, n’importe quand, à sa version puritaine et sanglante. Cela vient juste d’arriver. C’est le cas d’EI.
Pour gagner le soutien de l’Occident (et le garder), il a fallu cependant un changement dans le mode d’application. Le projet a dû se transformer et passer d’un mouvement armé et prosélyte à quelque chose ressemblant davantage à un État. Cela ne sera jamais très évident à cause des contradictions inhérentes aux deux facettes (moralisme puritain versus realpolitik et argent) et, au fur et à mesure, les problèmes pour s’accommoder avec la modernité que le statut d’État nécessite a rendu le gène plutôt actif qu’inerte.
Abd al-Aziz lui-même a subi cette réaction allergique sous la forme d’une sérieuse rébellion de la part de ses propres milices wahhabites, les ikhwans. Quand l’expansion des gains territoriaux obtenus par les ikhwans atteignirent les frontières des territoires contrôlés par la Grande Bretagne, Abd al-Aziz essaya de restreindre ses milices (Philby lui conseillait de rester sous patronage anglais), mais les ikhwans, déjà critiques de l’utilisation de la technologie moderne (le télégraphe, le téléphone et la mitraillette) «furent outragés par l’abandon du djihad pour cause de realpolitik mondiale… Ils refusèrent de déposer les armes et, au contraire, les retournèrent contre leur roi… À la suite de combats sanglants, ils furent écrasés en 1929. Les ikhwans qui étaient restés fidèles, furent plus tard absorbés par la Garde nationale saoudienne.»
Le fils du roi Aziz et ses héritiers, les Saoud, firent face à une autre réaction (moins sanglante mais plus efficace). Le fils d’Aziz fut détrôné par le corps religieux, en faveur de son frère Faysal, à cause de sa conduite extravagante et ostentatoire. Son dispendieux style de vie avait offusqué le corps religieux qui attendait de l’imam des musulmans un style de vie pieux et prosélyte.
Le roi Faysal fut, à son tour, tué par son neveu en 1975, alors que ce dernier apparaissait devant la cour pour faire vœu d’allégeance mais qui, à la place, dégaina un pistolet pour tirer dans la tête du roi. Ce neveu avait été perturbé par l’enracinement d’innovations et de croyances occidentales dans la société wahhabite, au détriment du projet original.
1979 : se saisir de la Grande Mosquée
Encore plus importante fut la résurrection de l’ikhwan de Juha man al-Ota bi, qui culmina par la capture de la Grande Mosquée grâce à 400 à 500 hommes armés en 1979. Juha man venait de l’influente tribu des Ota bi du Nedjd qui avait déjà une place très importante dans l’ikhwan de 1920.
Juha man et ses partisans, beaucoup étant passés par le séminaire de Médine, avaient le support tacite parmi de nombreux autres religieux et du Sheikh Abdel Aziz Bin Baz, l’ancien mufti d’Arabie saoudite. Juha man déclara que Sheikh Bin Baz ne s’est jamais opposé à ses enseignements ikhwan (qui critiquaient aussi le laxisme des oulémas envers les non-croyants), mais que Bin Baz l’avait surtout accusé de toujours répéter que «la dynastie régnante des Al-Saoud avait perdu sa légitimité parce qu’elle était corrompue, ostentatoire et avait détruit la culture arabe par une politique agressive d’occidentalisation».
Évidemment, les partisans de Juha man prêchaient leur message ikhwan dans certaines mosquées sans être arrêtés, au début, mais Juha man et un certain nombre d’ikhwan finirent finalement par être arrêtés en 1978. Les membres de l’ouléma (dont Bin Baz) les questionnèrent pour hérésie mais finirent par les relâcher en voyant qu’ils n’étaient que des traditionalistes nostalgiques de l’ikhwan, comme le grand père de Juha man, et donc pas vraiment une menace.
Même après qu’ils quittèrent la mosquée, un certain niveau de tolérance envers les rebelles, de la part de l’ouléma, continua. Quand le gouvernement demanda une fatwa permettant aux forces armées d’utiliser la force pour libérer la mosquée, le langage de Bin Baz et d’autres membres de l’ouléma restait curieusement restreint. Ils ne déclarèrent pas Juha man et ses partisans non musulmans, même s’ils avaient violé le sanctuaire qu’est la Grande Mosquée, mais se contentaient de les appeler al-jamaah al-musallahah (le groupe armé).
Le groupe mené par Juha man était loin d’être marginalisé par les riches et les puissants. Il nageait en eaux hospitalières. Le grand-père de Juha man fut l’un des chefs de l’ikhwan originel et, après la rébellion contre Abdel Aziz, de nombreux camarades du grand-père intégrèrent la Garde Nationale. Juha man lui-même a servi dans la garde, lui donnant ainsi la possibilité d’acquérir expertise militaire et armes grâce à des sympathisants dans la Garde nationale elle-même. Les armes et la nourriture nécessaires pour soutenir le siège de la Grande Mosquée y furent cachées avant l’assaut. Juha man put aussi compter sur le soutien de riches individuels pour en financer le projet.
EI contre les Saoudiens occidentalisés
L’intérêt de ce retour sur l’histoire est de comprendre le malaise qui doit envahir l’État saoudien au moment de l’apparition d’EI en Irak et en Syrie. Les précédentes manifestations ikhwan avaient été matées, mais elles se passaient toutes à l’intérieur du royaume.
Par contre, EI est un rejeton néo-ikhwaniste qui est apparu à l’extérieur du royaume et qui, en plus, suit la dissidence de Juha man dans sa critique acerbe de la famille régnante des Saouds.
C’est le grand schisme que l’on perçoit en Arabie saoudite entre le courant moderniste dont le roi Abdullah fait partie et l’orientation Juha man auquel Ben Laden, les supporteurs saoudiens d’EI et le corps religieux appartiennent. Ce schisme existe dans la famille régnante elle-même.
Selon le journal saoudien Al-Hayat de juillet 2014, «un sondage d’opinion auprès de la population saoudienne a été réalisé sur les réseaux sociaux et le résultat a été que 92% des personnes interrogées considérent qu’EI est conforme aux valeurs et aux lois islamiques». Le célèbre commentateur saoudien, Jamal Kashoggi, a récemment averti que les supporteurs saoudiens d’EI «suivaient cela de près».
« Il y a des jeunes à l’esprit tordu, comme leur compréhension de la vie et de la charia, qui effacent l’héritage des siècles précédents et les avantages supposés de la modernisation qui ne sont pas encore totalement en place. Ils deviennent rebelles, émirs et installent un califat sur de vastes étendues de nos terres. Ils pervertissent l’esprit de nos enfants et effacent les frontières. Ils rejettent les règles et les lois en place pour adopter leur vison de la politique, de la vie, de la société et de l’économie. Pour les citoyens du califat il n’y a pas de choix… Ils se foutent que vous soyez parmi les vôtres et que vous soyez un homme éduqué, un professeur, un chef tribal ou un chef religieux, un politicien ou même un juge… Vous devez obéir au Commandant des croyants, lui prêter serment d’allégeance. Quand leurs règles sont remises en question, Abu Obedia al-Jazrawi crie en disant : «Tais-toi. Nos références sont le Livre et la Sunna et rien d’autre.»
« Qu’avons-nous raté ? », se demande Khashoggi. Avec 3 000 à 4 000 combattants saoudiens dans les rangs d’EI, il recommande de «regarder en soi pour expliquer l’avènement d’EI». Il serait peut-être temps, dit il, «d’admettre nos erreurs politiques» et de «corriger les erreurs de nos prédécesseurs».
Un roi moderne des plus vulnérable
L’actuel roi saoudien, Abdullah, est paradoxalement le plus vulnérable, précisément parce qu’il est un moderne. Le roi a diminué l’influence des institutions et de la police religieuses et, fait très important, a permis aux quatre écoles de jurisprudence sunnite d’être utilisées par ceux qui y adhérent (alors qu’al-Wahhab refusait toute autre école de jurisprudence que la sienne).
Il est même possible pour les résidents chiites d’Arabie orientale d’invoquer la jurisprudence Jaafari et de suivre les règles des religieux chiites Jaafari. (Par contre, Al-Wahhab montrait une profonde animosité envers les chiites qu’il considérait comme apostats. Pas plus loin que dans les années 1990, des religieux comme Bin Baz, l’ancien mufti, et Abdullah Jibrin réitéraient la vision traditionnelle de considérer les chiites comme des infidèles).
Certains oulémas saoudiens contemporains pourraient considérer ces réformes comme une provocation contre la doctrine wahhabite ou, au moins, un nouvel exemple d’occidentalisation. EI, par exemple, considère ceux qui cherchent des règles différentes de celles prônées par lui comme des incroyants, car il estime que toutes les autres jurisprudences comportent en elles des innovations ou des emprunts à d’autres cultures.
La question clé est de savoir si le simple succès d’EI et la pleine manifestation de sa piété originelle ainsi que le renouveau de ses impulsions archétypiques va stimuler et réactiver le gène dissident à l’intérieur du royaume saoudien. Si c’est le cas, alors l’Arabie saoudite sera submergée par la ferveur d’EI et le Golfe ne sera plus jamais le même. L’Arabie saoudite s’effondrera et le Moyen Orient deviendra méconnaissable.
Telle est la nature de la bombe à retardement posée au Moyen-Orient. Les allusions d’EI à al-Wahhab et à Juha man (dont les écrits dissidents circulent au sein d’EI) représentent une puissante provocation. EI est un miroir de cette société saoudienne qui veut incarner la vieille image de la pureté perdue, des croyances et certitudes originelles dégradées par les manifestations de richesse et d’indulgence.
Telle est la bombe EI lancée au cœur de la société saoudienne. Le roi Abdullah et ses réformes sont populaires et peut être pourra-t-il contenir une nouvelle éruption de dissidence ikhwaniste. Mais qu’en sera-t-il après sa mort ?
Voici le problème avec la nouvelle stratégie américaine qui semble d’être de diriger en coulisses et de chercher à coaliser les États et communautés sunnites pour combattre contre EI.
C’est une stratégie qui semble vouée à l’échec. Qui voudrait se mêler de ce très sensible conflit interne a l’Arabie saoudite ? Est-ce qu’une coalition sunnite contre EI améliorerait la situation du roi Abdullah ou risquerait plutôt d’enflammer encore plus la colère de la dissidence saoudienne ? Mais qui EI menace-t-il vraiment ? C’est on ne peut plus clair. Il ne menace pas directement l’Occident (même si les Occidentaux doivent rester méfiants et ne pas établir de relations avec ce genre de scorpion).
L’histoire des ikhwan saoudiens est révélatrice. Comme l’on fait Ibn Saoud et Abd al-Wahhab au XVIIIe siècle, et comme l’on fait les Ikhwan saoudiens au XXe, le véritable objectif d’EI pourrait bien être l’Hijaz, c’est-à-dire la prise de La Mecque et de Médine, lui apportant la légitimité nécessaire pour devenir les nouveaux émirs d’Arabie saoudite.
Traduit et édité par Wayan, relu par Literato pour le Saker francophone
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