Par M.K. Bhadrakumar – Le 28 décembre 2022 – Source Indian Punchline
Suite à la guerre en Ukraine, la mer d’Azov devenant une mer intérieure pour la Russie, encadrée par la péninsule de Crimée et l’embouchure du Don, les réseaux maritimes et ferroviaires de la région s’étendent jusqu’aux hubs iraniens de la mer Caspienne et débouchent finalement sur l’océan Indien. Un article de fond paru dans Bloomberg la semaine dernière, intitulé « Russia and Iran Are Building a Trade Route That Defies Sanctions » [La Russie et l’Iran construisent une route commerciale qui défie les sanctions], met en avant ce projet de « contournement des sanctions » dans la région.
Le mois dernier, la Mehr News Agency rapportait qu’une première cargaison de 12 millions de tonnes de céréales russes à destination de l’Inde avait déjà transité par l’Iran. Le corridor commercial intérieur connu sous le nom de corridor international de transport Nord-Sud ou INSTC, qui a été lancé en 2000 pour relier la mer Baltique à l’océan Indien, fonctionne bien.
Ironiquement, les « sanctions infernales » de l’Occident contre Moscou ont donné vie à l’INSTC. Moscou met actuellement la dernière main aux règles qui donneraient aux navires en provenance d’Iran le droit de passage sur les voies navigables intérieures de la Volga et du Don !
L’INSTC a été conçu comme un réseau de transport multimodal de 7 200 km de long comprenant des voies maritimes, routières et ferroviaires pour transporter des marchandises entre la Russie, l’Asie centrale et les régions caspiennes, l’Iran et l’Inde. À la base, il s’agit d’un projet russo-iranien qui vise à contrer la militarisation des sanctions par l’Occident.
Mais leurs intérêts convergents ne s’arrêtent pas là. Les sanctions occidentales les incitent à chercher à développer leurs économies de manière optimale. La Russie et l’Iran se tournent vers le marché asiatique et, ce faisant, forment un nouveau bloc commercial totalement dépourvu de présence occidentale. « L’objectif est de protéger les liens commerciaux de l’ingérence occidentale et d’en établir de nouveaux avec les économies géantes et à croissance rapide de l’Asie« , note Bloomberg.
S’adressant à un groupe de rédacteurs en chef russes de haut niveau lundi à Moscou, le ministre des affaires étrangères, Lavrov, a déclaré : « Soyez assurés que, dans un avenir proche, nous verrons une sérieuse diminution de la capacité de l’Occident à « diriger » l’économie mondiale comme il l’entend. Qu’il le veuille ou non, il devra s’asseoir et discuter. » C’est là le nœud du problème – obliger les puissances occidentales à négocier.
À court terme, le décollage de l’INSTC dépendra de quelques grands projets. Lundi, le vice-premier ministre russe Alexander Novak a parlé d’un réseau énergétique impliquant la Russie, l’Iran, l’Asie centrale et la région de l’Asie du Sud.
Novak a déclaré : « Un afflux constant de devises nationales donne confiance au marché. Au début de l’année, nous avons été confrontés à une situation où l’on ne savait pas très bien quoi faire de ces monnaies. Actuellement, elles sont échangées en bourse et assurent un roulement mutuel des échanges… Si au début de l’année, ce volant d’inertie oscillait très fort, en quelques mois, il s’est banalisé et nous avons commencé à échanger régulièrement des monnaies nationales. » La dédollarisation est un des fondements de l’INSTC. C’est le premier point.
Deuxièmement, Novak a révélé que la Russie et l’Iran pourraient parvenir à un accord sur l’échange de fournitures de pétrole et de gaz d’ici la fin de l’année. Comme il l’a dit, « Si nous parlons de perspective, cela inclut les exportations de gaz vers l’Afghanistan, le Pakistan – soit en utilisant les projets d’infrastructure d’Asie centrale, soit par le biais d’un échange à partir du territoire iranien. C’est-à-dire que nous recevrons leur gaz dans le sud du pays [Iran], et en échange nous fournirons du gaz dans le nord pour les consommateurs iraniens. »
Novak a ajouté : « Nous prévoyons environ 5 millions de tonnes [de pétrole] par an et jusqu’à 10 milliards de mètres cubes [de gaz] dans un premier temps. » Le Pakistan est intéressé par l’approvisionnement en gaz russe. Novak a fait référence à l’accord conclu par la Russie avec l’Azerbaïdjan, qui doit augmenter ses approvisionnements en gaz, et « lorsqu’ils augmenteront leur production de gaz, nous pourrons discuter des échanges. »
Le Pakistan a un avantage inhérent, car tous les pays participants à l’INSTC, à l’exception de l’Inde, sont également membres de l’initiative chinoise « Nouvelle route de la soie ». À un moment donné, les deux ports iraniens désignés dans l’INSTC – Bandar Abbas et Chabahar – seront probablement reliés au port de Gwadar, qui est la porte d’entrée du corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) menant au Xinjiang, et un élément important de la Nouvelle route de la soie.
Il est clair que l’INSTC donnera naissance à un réseau de corridors économiques internationaux. L’Iran est destiné à devenir le centre d’intérêts stratégiques convergents avec des dimensions économiques importantes qui détermineront de nouvelles alliances et auront un impact sur la géopolitique de l’Asie du Sud et de l’Ouest au XXIe siècle.
Les États-Unis ont mené une guerre de l’information pour bloquer la portion pakistanaise de la Nouvelle route de la soie et alimenter les sentiments anti-chinois dans l’opinion publique pakistanaise. Mais ce ne fut qu’une tentative désespérée pour dénigrer l’INSTC en tant que projet géopolitique car il est peu pratique d’empêcher des États régionaux de s’associer à ce qui est une route commerciale intercontinentale qui n’est pas la franchise d’un seul pays. Après tout, comment sanctionner un bloc commercial ?
Les faits parlent d’eux-mêmes. Les essais effectués par l’INSTC pour transporter des conteneurs de Mumbai à Saint-Pétersbourg en utilisant le corridor commercial ont permis de réduire le délai de livraison des cargaisons de 45 jours à 25 jours à des tarifs 30% moins chers qu’en passant par le canal de Suez, ce qui justifie les espoirs d’une meilleure connectivité et l’utilité du corridor. Il est clair que le potentiel commercial de l’INSTC est immense.
Cependant, la Russie et l’Iran sont déterminés à se découpler de l’Occident. Lavrov a déclaré lundi : « Nous ne pouvons plus compter sur ces gens. Ni notre peuple ni l’histoire ne nous le pardonneront si nous le faisons… nous avons trop ouvertement et naïvement mis notre foi dans les assurances que nous avons entendues au début des années 1990 au sujet d’une maison européenne commune et de la nécessité d’une division internationale du travail qui s’appuierait sur les meilleures performances et les avantages compétitifs de chaque pays, de sorte qu’en rassemblant nos efforts et en économisant nos ressources, nous serions en mesure d’obtenir les résultats les meilleurs et les plus rentables. Tout cela n’était que des paroles en l’air« .
L’Iran et l’Union économique eurasienne [comprenant la Russie, le Belarus, le Kazakhstan et le Kirghizistan] auraient finalisé les termes d’un accord de libre-échange impliquant plus de 7 500 types de marchandises. Un marché de 700 milliards de dollars s’ouvre aux produits et services iraniens dès la prochaine année iranienne [à partir du 21 mars 2023].
Cet accord de libre échange encourage la circulation des biens et des services et prévoit des politiques communes dans le domaine macroéconomique, des transports, de l’industrie et de l’agriculture, de l’énergie, du commerce et des investissements étrangers, des douanes, de la réglementation technique, de la concurrence et de la réglementation antitrust. Ce sera un changement de donne pour l’INSTC qui transformera la dynamique du pouvoir dans la vaste masse continentale eurasienne et dans la région du Golfe. L’INSTC représente un axe stratégique entre la Russie et l’Iran, construit autour d’une route commerciale annonçant un bloc commercial non occidental d’États régionaux en roue libre, ayant des intérêts communs dans la résistance à l’hégémonie occidentale.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.