Défis et opportunités géopolitiques de l’Initiative des Trois Mers, portée par la Pologne


Par Andrew Korybko − Le 18 octobre 2021 − Source One World

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Les observateurs feraient bien d’accorder une attention étroite à la Pologne ainsi qu’à l’Initiative des 3 Mers dont elle compte rester la tête de pont. Cette suite de pays présente un potentiel impressionnant, même si elle peut se trouver manipulée à des fins de division régionale. Il faut prendre cette initiative au sérieux, et ne pas la négliger.

Les Trois Mers : montée ou reflux?

Au cours des dernières années, la Pologne s’est employée à pousser l’« Initiative des Trois Mers« , comme moyen de raviver « Intermarium«  son projet géopolitique d’entre-deux-guerres, selon des conditions modernisées. Cette plateforme vise à intégrer l’Europe Centrale et orientale, y compris les anciennes républiques soviétiques du Bélarus et d’Ukraine, dans la « sphère d’influence » de la Pologne. L’Initiative des Trois Mers avait reçu un soutien important de la part de l’Administration Trump, qui la voyait comme une cale tout à fait pratique à positionner entre l’Allemagne et la Russie, selon la stratégie du diviser pour mieux régner sur l’espace intercalaire entre ces deux pays. L’administration Biden semble continuer de soutenir le principe sous-jacent à cette vision, même selon des modalités différentes : il ne s’agit plus d’un véhicule propice à répandre des visions conservatrices et nationalistes telles que celles voulues par le parti polonais au pouvoir Loi et Justice [PiS selon l’abréviation polonaise] l’entend, mais de renforcer l’ordre libéro-globaliste porté par l’Allemagne en Europe.

Défi n°1 : la guerre hybride étasuno-allemande contre la Pologne

L’Initiative des Trois Mers fait face à divers défis, et bénéficie de plusieurs opportunités que nous allons évoquer au cours de la présente analyse. Le principal défi est la guerre hybride menée conjointement par les États-Unis et l’Allemagne contre la Pologne, qui vise à renverser le PiS pour des raisons idéologiques, soit en usant d’une Révolution de Couleur, soit en manipulant le processus démocratique en amont d’élections à venir, afin de s’assurer de la victoire de l’opposition, soutenue par l’Allemagne. L’administration Biden continue de soutenir la Pologne sur le front militaire, mais est opposée politiquement au parti au pouvoir, et s’oppose violemment aux réformes judiciaires et médiatiques menées par le PiS. Le renoncement par les États-Unis quant à la plupart des sanctions décrétées pour l’oléoduc Nord Stream II, en début d’année, a prouvé que le pays jouait un jeu agressif contre la Pologne et a révélé un élément clé de la vision tenue par l’administration Trump, en se réconciliant de manière pragmatique avec la Russie aux dépens d’autres pays — selon leur point de vue.

Défi n°2 : l’échec de la guerre hybride étasuno-polonaise contre le Bélarus

Le second défi auquel est confrontée l’Initiative des Trois Mers est l’échec de la guerre hybride menée de manière conjointe par les États-Unis et la Pologne contre le Bélarus. Au lieu de renverser le président Lukashenko, qui s’était pourtant orienté vers l’Ouest à une vitesse sans précédent avant les élections de 2020, cette guerre hybride a, de manière contre-productive (du point de vue de ses instigateurs) servi à le rapprocher encore plus de la Russie qu’auparavant. Les désordres intérieurs dans ce pays ont été pour la plupart maîtrisés, et il n’existe pratiquement plus de scénario crédible amenant à la destitution du dirigeant du Bélarus. Au lieu de cela, certaines observations semblent indiquer ce que l’on pourrait qualifier de « transition organisée du pouvoir« , tenue sur une période indéterminée, qui devrait maintenir la sécurité de l’État et la continuité des politiques jusqu’à ce qu’elle soit terminée. En tous cas, on peut dire que ce complot lancé depuis l’Initiative des Trois Mers a échoué, et a diminué les perspectives de voir cette plateforme intégrer le Bélarus dans un avenir prévisible.

Défi n°3 : l’instabilité et les dysfonctionnements continus en Ukraine

Ce défi met en jeu l’Ukraine, qui reste un État instable et dysfonctionnel. À l’instar de la Pologne, ses intérêts, tels que compris par le gouvernement de marionnettes de ce pays, sont remis en cause par les réconciliations pragmatiques qui apparaissent entre les États-Unis et la Russie. Alors que l’Ukraine de l’après Maidan sert véritablement de tampon pour conserver toute influence russe éloignée de la frontière Sud de la Pologne, elle ne peut pas tenir lieu d’actif économique ou politique digne de ce nom pour l’Initiative des Trois Mers. Son seul usage est celui de mandataire militaire pour provoquer la Grande Puissance eurasiatique aux moments « pratiques », mais même ce rôle pourrait s’étioler au vu des progrès que réalise l’administration Biden pour réguler la compétition géopolitique contre la Russie sur cette zone de l’Eurasie.

Défi n°4 : les élections qui approchent en Hongrie

Le quatrième défi réside dans la difficulté que la Hongrie, son alliée idéologique, pourrait avoir à maintenir son gouvernement sortant au pouvoir à l’issue des élections de l’année prochaine. Le célèbre Victor Orban, conservateur et nationaliste, subit une pression croissante de la part de l’opposition libéro-globaliste, soutenue par les États-Unis, l’Allemagne et George Soros. Il existe une probabilité pour qu’il se fasse renverser politiquement s’ils parviennent à exploiter efficacement des controverses intérieures. Il est trop tôt pour déterminer si ce scénario va se dérouler, mais on ne peut pas non plus le rejeter. Le positionnement du dirigeant hongrois est symbolique, car il s’agit du premier gouvernement réellement conservateur et nationaliste observé dans cette région de l’Europe. Il a également inspiré Jaroslaw Kaczynski, l’éminence grise polonaise, et est considéré comme l’allié le plus étroit de la Pologne sur le continent. Un changement de régime en Hongrie pourrait donc porter un coup dur à l’agenda socio-politique de l’Initiative des Trois Mers.

Défi n°5 : la dépendance disproportionnée de l’Initiative des Trois Mers envers l’Allemagne et l’Union européenne

Enfin, le dernier défi majeur auquel est confrontée l’Initiative des Trois Mers réside dans sa dépendance économique disproportionnée envers l’Allemagne et l’UE. La plateforme n’est absolument pas en mesure de mener à bien quoi que ce soit d’indépendant, même partiellement, du fait de l’héritage des trois décennies passées, qui ont vu les dirigeants de ces pays ainsi que leurs hommes d’affaires se vendre au bloc occidental et à ses dirigeants de facto. Cela signifie que l’Initiative des Trois Mers n’atteindra jamais le degré de souveraineté auquel aspirent ses membres, ce qui signifie que les influences allemandes et de l’UE vont rester. Qui plus est, pratiquement tous les pays de cet espace sont également membres de l’OTAN, ce qui paralyse leur politique étrangère vis-à-vis de la Russie, et de plus en plus envers la Chine. Le mieux que l’Initiative des Trois Mers puisse espérer réaliser est une flexibilité accrue dans la définition de ses lignes politiques, sur des sujets socio-politiques intérieurs, et quelques sujets juridiques.

Opportunité n°1 : Une importance géostratégique prégnante du point de vue des États-Unis

Pour passer aux opportunités dont bénéficie l’Initiative des Trois Mers, la vulnérabilité vis-à-vis de l’OTAN que nous avons précitée peut également être considérée, a contrario, comme un atout, selon le contexte et les perspectives. Le rôle géostratégique tenu par cette plateforme accorde à la Pologne un intérêt considérable du point de vue de cette alliance, qui est comme chacun le sait dominée par les États-Unis. Ceci implique que les États-Unis ne laisseront jamais le projet échouer, même s’ils continuent de s’y ingérer politiquement. En outre, des changements politiques intérieurs aux États-Unis, comme un retour de pendule vers le camp républicain à l’issue des élections présidentielles de 2024, pourraient déboucher sur un replica de la politique de l’ère Trump consistant à soutenir fortement l’Initiative des Trois Mers. Néanmoins, il est à noter que la guerre hybride étasuno-allemande contre la Pologne a véritablement démarré sous l’administration Trump, même si les défenseurs de l’ancien dirigeant étasunien ont beau jeu d’accuser des éléments hostiles idéologiquement du Département d’État de l’avoir fomentée.

Opportunité n°2 : Un attrait idéologique véritable en Europe centrale et orientale

La seconde opportunité réside dans la vision conservatrice et nationaliste du PiS, qui constitue réellement une inspiration pour les peuples d’Europe centrale et orientale. Le Collegium Intermarium nouvellement installé vise à répandre ces principes dans la région, mais cela pourrait bien sûr s’effondrer si le parti au pouvoir tombe avant ou après les élections à venir. Néanmoins, le fait est que la vision socio-politique actuelle du PiS puise dans les tendances jusqu’alors ignorées, qui bénéficient d’une véritable popularité dans la région. Elle présente un attrait distinctif, car elle s’adresse aux aspirations de ces peuples, même si certaines d’entre elles sont « romantiques » au sens nationaliste, et pourraient ne pas être réalistes politiquement lorsqu’il s’agit d’établir un pôle d’influence très indépendant dans cette région du monde. Quoi qu’il en soit, cela reste un moyen puissant de mobilisation politique dans cette région de l’Europe, et il ne faut pas le sous-estimer.

Opportunité n°3 : Possibilité d’un bloc réformiste dirigé par la Pologne au sein de l’UE

La troisième opportunité s’empile sur la deuxième, et s’intéresse à l’établissement d’un bloc réformiste mené par la Pologne, constitué d’États conservateurs-nationalistes dans cette région de l’Europe. Cette possibilité est mise en avant par la décision récente du Tribunal constitutionnel de Pologne, qui a tranché que le droit intérieur surpassait le droit européen. Même si les libéro-globalistes ont essayé de semer les craintes avec un soi-disant « Polexit«  pour attiser les flammes des manifestations anti-PiS dans le pays, et pour y raviver le mouvement de révolution de couleur qui patauge, le fait est que le parti au pouvoir ne compte pas du tout sortir de l’UE, mais de la réformer drastiquement de l’intérieur. Cette vision dépend évidemment du maintien au pouvoir du PiS, et sera également fortement influencée par le résultat des élections à venir en Hongrie, mais elle représente actuellement la menace principale envers le statu-quo en UE, ce qui explique pourquoi le bloc s’oppose autant à la Pologne.

Opportunité n°4 : Partenariats avec les Grandes Puissances — États-Unis, Royaume-Uni et Turquie

L’opportunité suivante réside dans le partenariat constitué par la Pologne avec les États-Unis, le Royaume-Uni et la Turquie. Chacune de ces Grandes Puissances a un intérêt pour la montée de l’Initiative des Trois Mers, chacun pour ses propres raisons. Comme expliqué plus avant, les États-Unis espèrent pouvoir exploiter l’alliance comme une cale permettant de jouer le diviser pour mieux régner entre l’Allemagne et la Russie, ou pour maximiser l’influence allemande sur cette zone du continent si le PiS devait être remplacé par des marionnettes à la solde de l’Allemagne. Le Royaume-Uni voit cette plateforme comme un moyen de rester pertinent dans les affaires du continent, surtout si le PiS se maintient au pouvoir et se met en recherche d’un nouveau parrain pour améliorer ses capacités d’équilibrage face à l’Allemagne. Pour ce qui concerne la Turquie, cette Grande Puissance d’Asie Occidentale estime que l’expansion de son influence (surtout dans la dimension militaire) au sein de l’Initiative des Trois Mers peut lui accorder de meilleurs leviers face à son ami détesté russe.

Opportunité n°5 : Possibilité d’une convergence géo-économique entre Grandes Puissances

L’opportunité finale pour l’Initiative des Trois Mers est que son potentiel géo-économique est de fonctionner comme point de convergence entre les États-Unis, la Chine, la Russie, la Turquie et l’Allemagne dans le scénario du meilleur, qui reste pour l’instant assez éloigné. Même si cela reste improbable en l’état, ce point mérite d’être mentionné, car l’Europe centrale et orientale occupe une place de choix en Eurasie. Les conditions politiques actuelles, surtout la position russophobe du PiS et les soupçons croissants entretenus par les États-Unis à l’encontre de la Chine, rendent ce scénario impossible pour l’instant ; mais un changement de perspective et/ou de circonstances pourrait déboucher sur des opportunités mutuellement bénéfiques dans un futur pour l’instant indéterminé. Toutes ces Grandes Puissances, ainsi que les petits États qui s’intercalent entre elles, tireraient des bénéfices d’un accroissement des échanges et de l’investissement dans ce coin du continent traditionnellement négligé, et c’est ce scénario du meilleur qui pourrait porter l’Initiative des Trois Mers au firmament de l’Ordre Mondial Multipolaire.

Conclusion

Actuellement, l’Initiative des Trois Mers fait face à des défis plus importants que ses opportunités, et l’on peut affirmer qu’elle se trouve sur la défensive, du fait de ses échecs géopolitiques au Bélarus et en Ukraine, et par effet des déstabilisations intérieures jouées par la guerre hybride étasuno-allemande subie par la Pologne. Pour autant, il serait prématuré de prédire que cette Initiative ne pourrait pas rebondir, ou se réformer, quand bien même cette seconde possibilité la ferait se transformer en mandataire de l’influence libéro-globaliste allemande dans cette zone du continent, à supposer que Berlin réussisse à remplacer le PiS par ses pions. Pour l’avenir, les observateurs devraient maintenir leur attention sur la Pologne et l’Initiative des Trois Mers, qu’elle espère poursuivre. Cette suite de pays dispose d’un potentiel impressionnant, même si elle peut se faire manipuler afin de diviser la région. L’Initiative des Trois Mers doit être prise au sérieux, et ne doit pas être négligée.

Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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