Février 2015 – UN LIVRE BLANC de Vineyard of the Saker
Note du Saker Francophone
Compte tenu de l’importance de ce document, de par son intérêt et son ampleur, j’ai décidé de le fractionner en plusieurs articles:
1. Le contexte – La Chine et la nouvelle donne en Ukraine
2. Les hélices – Ressources de base, technologies militaires
3. Les hélices – Ressources Financières, autres technologies
4. Politique et alliances
5. L’avenir et les états voisins
Deuxième Partie: Les hélices – Ressources de base, énergie et technologies militaires
Une étendue géographique couvrant des milliers de kilomètres de frontières communes (4 195 km), des ressources naturelles et des populations multiethniques, de vastes armées défensives, l’émergence récente d’économies en développement, un capitalisme de marché autosuffisant doté de contrôles étatiques, la présence de millionnaires et de milliardaires et une classe moyenne relativement modeste, une profonde méfiance à l’endroit du communisme comme solution économique, et des entreprises d’État massives dans les secteurs clés.
Ce dont l’une des deux nations manque, l’autre le possède. Ce dans quoi l’une des deux nations excelle, l’autre y aspire. Ce dont l’une d’entre elles a un besoin immédiat, l’autre est prête à le lui fournir. Ce dont l’une a besoin pour un temps déterminé, l’autre est prête à le lui fournir ou y a accès pour cette durée.
Et ce qui ne fait absolument aucun doute, c’est que les deux nations font face à une même menace existentielle de la part d’un ennemi commun qui déploie à leur endroit les mêmes armes. D’où ce partenariat unique au monde.
Je citerai à ce propos M. Lu Shiwei, agrégé supérieur de recherche à l’Institut des relations internationales modernes de l’université Tsinghua : «Les liens étroits qui unissent la Chine et la Russie ne sont pas uniquement le fait de préoccupations d’ordre économique, car de ce point de vue, nos deux nations sont complémentaires. Les efforts actifs auxquels nous assistons sont aussi le reflet d’une nécessité politique et d’un désir d’agir ensemble sur ce plan.»
Les molécules des paires de base
L’énergie
La richesse, l’énergie, l’armée, la finance, la banque, l’espace, les satellites, l’éducation, l’informatique, les produits chimiques, la microélectronique, l’eau, l’agriculture, les transports, les infrastructures et un rêve commun, telles sont les molécules importantes qui permettront de faire face à un ennemi commun. C’est à partir de ces marqueurs que la double hélice a pris forme. C’est là le résultat d’un processus, et non un événement soudain. Mais cela est devenu évident en 2014 en tant qu’événement répété. Sa création a été au monde de la géopolitique ce que Sotchi a été à l’univers du sport. Elle était quelque chose d’unique en soi et elle s’est actualisée.
Visitons ces molécules afin de voir ce qui s’est passé en cette année mémorable de 2014.
Nous allumerons les lumières avec les molécules d’énergie: le pétrole, le gaz et le charbon, l’acquisition du nucléaire et du gaz naturel liquéfié (GNL), l’approvisionnement, le transport, les oléoducs et gazoducs, le stockage, l’exploration, le développement des ressources, l’innovation et le développement technologique et, probablement, l’ingénierie inverse des outils occidentaux, ainsi que les investissements, les prêts, les paiements anticipés, les achats d’actions, et la création d’emplois. Les accords suivants constituent des bases jumelées, pas simplement des accords d’approvisionnement et d’achat. Cela va bien au-delà de la relation vendeur-client dans son essence.
Le gaz: Deux projets gigantesques, la Puissance de la Sibérie et le Gazoduc Altaï . (plan). Le premier est en Sibérie orientale. Il livrera le gaz du terminal de Vladivostok à la Chine, et celui de Blagovechtchensk à l’autre côté du fleuve Amour. Il a été signé le 21 mai 2014 entre Gazprom et la CNPC (China National Petroleum Corporation). C’est un accord d’une durée de 30 ans, plus tard prolongé de 5 ans en octobre.
Le second projet est en Sibérie occidentale et acheminera le gaz vers la partie nord-ouest de la Chine. Gazprom et CNPC ont signé l’accord à l’origine en 2006; il a été mis en attente, puis relancé par Poutine le 9 novembre 2014, à la rencontre de l’APEC (la coopération économique pour l’Asie-Pacifique).
Ce qui est capital pour ceux-ci, c’est la mise en place simultanément de l’infrastructure, de la fabrication et la fourniture de tuyaux, des équipes de construction, de la création d’emplois à l’appui de deux des plus grands projets dans l’histoire de l’humanité. Et ceci le long d’une frontière qui fut historiquement un point chaud, site de plusieurs guerres entre les deux nations. Les présidents Poutine et Xi en ont donné l’ordre, et c’est en cours de réalisation.
Tout a démarré en septembre avec des pelles russes et les paiements anticipés chinois d’une valeur de 25 milliards de dollars. Une fois connectées, les deux nations recevront des transferts de moelle nécessaires à chacune pour continuer leur croissance. La Sibérie et l’Extrême-Orient deviennent des secteurs viables de l’économie russe; la Chine reçoit de l’énergie propre et déplace ses gens vers ses régions nord et nord-ouest, et d’autres s’en vont en Extrême-Orient russe. Ses investissements étrangers en Russie rapportent des dividendes, et le capital chinois s’accroît. Les plans vont plus loin encore et ne concernent pas que le financement, l’acquisition de marchandises et l’exploitation des ressources naturelles. Nous en reparlerons dans cette section traitant de l’énergie.
Le pétrole: Rosneft a accès à des paiements anticipés chinois et les utilise pour rembourser ses prêts à l’étranger venant à échéance en décembre et au premier trimestre 2015. Ce mécanisme résulte de contrats signés au début de 2014. Les prêts ont été accordés dans le but d’acheter TNKBP pour un prix de 31 milliards de dollars, et ne sont pas dus à la chute des prix. L’accord d’acquisition a été encouragé par la Chine, et celle-ci a indiqué à l’époque qu’elle achèterait une participation dans Rosneft; donc les fonds qui ont permis à Rosneft de conclure l’affaire ont été disponibles en temps opportun. Ces accords semblent aujourd’hui avoir été le fait d’une certaine prévoyance compte tenu de la guerre économique qui a suivi, menée par l’effondrement des prix du pétrole, la suppression des sources de crédit étranger, et les paris à la baisse sur le rouble sur les marchés de changes.
La Chine a maintenant reçu beaucoup plus de pétrole russe, a augmenté sa participation dans Rosneft par l’achat d’actions, et a scellé une alliance pour développer les technologies dans l’exploration, le forage, l’extraction et le transport. De même, Rosneft et CNPC sont considérés moins comme des rivaux dans le domaine du pétrole que comme des partenaires, ainsi que le montrent les travaux d’exploration et de développement pour le pétrole et le gaz dans l’Arctique et en mer près de la Crimée.
Le charbon: Développement de l’industrie du charbon en Sibérie et en Extrême-Orient. Rostech et le Shenhua Group ont convenu d’explorer et de développer des gisements de charbon en Sibérie et en Extrême-Orient. Ils construiront des centrales au charbon qui vendront de l’électricité à la Russie, à la Chine et aux autres pays asiatiques.
Les deux sociétés construiront également un terminal maritime pour le charbon à Port Vera dans le Territoire de Primorié en Extrême-Orient.
Ce projet démarre en 2015 et sera opérationnel en 2018-2019.
Ils construiront des lignes de transmission à haute tension vers la Chine. Les infrastructures sociales et celles pour le transport seront développées concurremment.
Cet accord sur le charbon n’est donc pas un accord typique pour les produits de base. C’en est un à long terme qui développera l’Extrême-Orient et le nord de la Chine.
Il fournit au peuple et aux industries de Chine des services électriques permanents produits en Russie. Il agrandit un port, et utilise des équipements routiers, ferroviaires et des systèmes GPS qui sont développés conjointement.
Le nucléaire: Rosatom construira à la centrale de Tianwan, les septième et huitième blocs puissance. Ils sont déjà en train de construire les troisième et quatrième blocs. Ils construiront deux réacteurs nucléaires à Harbin. Rosatom pourrait participer à la construction de deux réacteurs à neutrons rapides VVER (réacteur à caloporteur et modérateur eau) à eau pressurisée dans des centrales nucléaires flottant sur l’eau. Actuellement, la Chine a passé des accords avec Westinghouse pour 26 réacteurs nucléaires. De toute évidence, les Chinois préfèrent avoir leurs réacteurs sur terre conçus et fournis par les Russes, plutôt que d’être prisonniers de la technologie de Westinghouse. (Les deux technologies sont différentes et en particulier les sources de combustibles sont mutuellement exclusives, comme l’Ukraine s’en rend compte depuis qu’elle s’est tournée vers les États-Unis pour son ravitaillement.)
GNL: Construction d’une usine dans le nord de la Russie. Yamal LNG et CNPC et développement du champ de Tambeiskoye-Sud. Participation en capital de la Chine au GNL de Vladivostok.
Les objets volants
Certains objets sont militaires, d’autres civils, et certains à double usage.
Mais commençons avec le GPS et examinons comment fonctionnera la double hélice dans l’espace.
Les satellites: La Chine et la Russie ont des systèmes de satellites GPS. GLONASS est le système russe. Beidou est le système chinois. Le système russe est plus vaste, plus mature et couvre l’ensemble du globe. Le système chinois est nouveau, offre une couverture limitée et n’est ni mature ni précis partout. Les Chinois procèdent souvent par étapes, de façon graduelle et mesurée.
Un accord permettant à la Russie de placer des stations au sol à l’intérieur de la Chine donnera à celle-ci une capacité GPS mondiale pour sa défense et ses armes utiles lors d’une riposte, ainsi que pour l’utilisation commerciale de ce qui sera bientôt la plus grande marine du monde et la flotte de pêche hauturière la plus grande et la plus diversifiée au monde. (Deux adolescents s’embrassant ne pourraient pas être plus proches.)
La Russie construira des stations GLONASS sur l’un des aérodromes en Chine et sur une rivière navigable, en tant que projets pilotes destinés à favoriser la coopération dans le domaine de la navigation. Le projet pour l’aéroport aidera les systèmes d’atterrissage et de surveillance à l’aide des méthodes de navigation par zone adaptées aux constellations GLONASS et Beidou. (Notons que la plupart des aérodromes en Chine sont à double usage, civil et militaire et que l’APL, ou Armée populaire de libération, contrôle la majorité du trafic aérien.) Les systèmes avancés et l’expérience de la Russie permettront la formation des contrôleurs aériens chinois et aideront les équipes d’aéronavigation à assimiler les technologies modernes consacrées aux satellites. Le projet de navigation fluviale surveillera, corrigera et suivra les bateaux sur les voies d’eau intérieures.
Par un heureux hasard, Beidou a été nommé d’après la constellation de la Grande Ourse.
L’espace: L’agence spatiale fédérale Roscosmos. La Chine est intéressée à la construction des moteurs de fusées russes et aimerait participer aux projets d’exploration spatiale habitée, de navigation par satellite et de télédétection. La production de pièces de composants électroniques, des projets de science des matériaux et la construction d’engins spatiaux de moteurs-fusées sont en cours. Les pourparlers sur l’échange de visites d’engins spatiaux habités vers des stations orbitales russes et chinoises et les expéditions conjointes vers l’espace lointain ne font que commencer. Selon la doctrine américaine de la défense, l’espace est un champ de bataille. La double hélice y voit un potentiel à double usage.
Les avions: Le 11 novembre 2014, Aviation Industry Corp Chine et Rostec ont signé un accord. La Russie et la Chine créeront un groupe de travail pour mener à bien un projet de distribution de produits, pour préparer et mettre en œuvre des projets en Russie, en Chine et dans des pays tiers, et pour fournir des services de garantie et d’après-garantie des équipements. Cela constitue une coopération stratégique dans le développement des avions, des hélicoptères, des moteurs, des matériaux d’aéronefs, de l’avionique et des équipements radars, et représente une nouvelle phase et une transition vers une coopération globale entre les deux sociétés d’État.
Les aéronefs long-courriers: Une entreprise conjointe, similaire au JV russo-italien pour les Sukhoi SuperJet 100. Un projet de 10 milliards de dollars pour rivaliser avec Boeing et Airbus.
Les avions-hélicoptères lourds: La Russie et la Chine construiront un hélicoptère lourd probablement basé sur le Mi26 du Helicopoter-Rostvertol russe. Il servira initialement à la Chine et à des tiers.
Les missiles S400: Les systèmes de missiles de défense aérienne Triumf; six bataillons. La livraison de ces systèmes d’une valeur de 3 milliards de dollars se fera en 2016. Rosboronexport et le ministère de la défense chinois ont signé un accord le 26 novembre 2014. La Chine obtient une défense antimissile de pointe capable de neutraliser la puissance aérienne du Japon et celle des États-Unis, et qui protège le flanc Asie-Pacifique de la double hélice. Aucune nation ne possède un arsenal de défense antimissile aussi important, et la Chine l’obtiendra.
La Russie construit le S500 pour elle-même. C’est la nature de la capacité technologique intrinsèque à la Russie. Elle a bien fonctionné pendant quarante ans avec des produits dérivés, des mises à jour, des améliorations et de nouveaux systèmes qui ont protégé la patrie russe et les territoires de ses alliés. La défense russe est une référence mondiale.
Maintenant, de l’Arctique jusqu’au Vietnam, la Russie et la Chine auront un système de défense face au centre de commandement de missiles de l’US Navy et l’US Air Force. De même, ces systèmes proliféreront le long de la Nouvelle route de la soie à mesure que l’infrastructure eurasiatique se développera. Ces investissements en Chine sur le flanc sud de la Russie produisent un effet multiplicateur sur la sécurité et la confiance de la Russie.
Les sous-marins: La technologie AIP (Air Independent Propulsion, ou propulsion anaérobie en français), le transfert de technologies en ce qui a trait à la propulsion furtive sur le plan acoustique, l’immersion de longue durée avec la vente d’un Amour 1650. La propulsion anaérobie utilisant des générateurs électrochimiques et de nouveaux systèmes de combat pour la guerre électronique, une antenne sonar passive à longue portée pour détecter des cibles silencieuses en font une plateforme sous-marine adaptée à la riposte défensive (MAD). La Russie poursuit cette dissuasion basée en mer, et la Chine renforce également sa vaste flotte sous-marine pour créer un deuxième système de dissuasion. Un test récent des ICBM (missile balistique intercontinental) Bulava russes à partir d’un sous-marin immergé, le Vladimir Monomaque, a démontré la capacité de la Russie. Ce transfert de technologie garantit que la Chine disposera de la même capacité. Un Amour 1650 sera équipé de 18 missiles. La Chine a testé récemment des ogives MIRV (équipées de plusieurs têtes) pour ses missiles.
Cette entente prévoit quatre sous-marins, qui seront conçus et construits conjointement en 2015; deux seront construits en Russie, et les deux autres en Chine.
Informatique et micro électronique
Les entreprises russes dans le domaine des fusées, de l’astronautique et de la défense achèteront des composants électroniques de la Chine pour une valeur de 1 milliard de dollars. Elles collaboreront avec la China Aerospace Science and Industry Corp pour produire des dizaines de types de composants en remplacement de ceux d’origine américaine. La Russie devra acheter ces composants durant deux ans à deux ans et demi, jusqu’à ce que sa propre industrie puisse fabriquer des composants électroniques qui soient résistants aux radiations dans l’espace et qui satisfassent aux normes des systèmes militaires. Cela représentait jusqu’à présent une industrie de 2 milliards de dollars pour les fournisseurs américains.
Parcs Technologiques: Un protocole de construction conjointe de parcs de haute technologie dans chacun des deux pays, destiné à encourager les innovations scientifiques et technologiques, a été signé le 14 octobre 2014. Au Shaanxi, en Chine, dans la ville de Xixian Fendong, sera construit un parc technologique de quatre kilomètres carrés, et à Moscou, au Centre d’Innovation Skolkovo, des bâtiments occupant une superficie de 200 000 mètres carrés seront érigés. Des bureaux secondaires seront créés dans les parcs chinois à Pékin, à Shanghai, à Guangdong et à Heilongjiang. En Russie, il y aura des bureaux à Kaliningrad, à Vladivostok et dans la république russe du Tatarstan. Deux fonds souverains, le Russian Direct Investment Fund et le Chinese Investment Corporation, en sont les plus importants investisseurs.
Sécurité des systèmes informatiques: Un accord international sur la cybersécurité est prévu pour le premier semestre de 2015. La prévention des attaques informatiques menant à des conflits à grande échelle, la collaboration dans l’opération des segments Internet nationaux, une interaction plus étroite sur les plateformes internationales dédiées aux questions de cybersécurité. Cela constitue un accord plus large qu’un pacte de non-agression informatique. Les Russes et les Chinois discutent d’un nouvel Internet destiné à casser le monopole et l’intrusion par les États-Unis et la NSA, CIA, etc.
Éducation: Un programme d’échange de 100 000 étudiants. Il y a déjà 25 000 Chinois qui suivent l’enseignement supérieur russe, et 15 000 Russes qui suivent l’enseignement chinois ou qui font des stages en Chine. L’université fédérale d’Extrême-Orient enseignera le russe à des étudiants chinois. Une université conjointe en Chine basera son enseignement sur le curriculum de l’université d’État de Moscou. Déjà l’université de Technologie de Pékin et celle de Moscou ouvriront une université dans la ville de Shenzhen en septembre 2016.
Larchmonter 445
Traduit par Jacques B. et Richard S., relu par jj et Diane pour le Saker Francophone
A suivre… 3e partie: Les hélices – Ressources financières, autres technologies
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