L’holocauste balte et la russophobie


Par Frank Lee – Le 28 octobre 2017 – Source Off Guardian

Le 23 juin 2017, sur la place du Parlement de Vilnius, la capitale de la Lituanie, s’est déroulée la célébration officielle de l’insurrection du 23 juin 1943 contre le pouvoir soviétique. L’événement a été principalement orchestré par des vétérans de l’Association des combattants lituaniens pour la liberté, un groupe de miliciens d’extrême-droite. Au cours de ces célébrations, une exposition de plus de 12 affiches a été accrochée, qui présentait l’insurrection anti-soviétique comme « ayant semé la terreur dans l’armée bolchevique d’occupation et chez les laquais des forces d’occupation ».

Un peu de contexte historique s’impose ici.

En juin 1941, Hitler a lancé une attaque surprise sur l’Union soviétique, envahissant les pays baltes en quelques semaines. Comme en attestent des témoins oculaires, des photographies et des rapports nazis, la majorité chrétienne a accueilli les Allemands comme des libérateurs et des groupes paramilitaires d’extrême-droite ont commencé à massacrer leurs voisins juifs avant même que la domination allemande ne soit fermement installée. Les trois années suivantes d’occupation allemande, environ 200 000 juifs, plus de 95% de la population juive de Lituanie, ont été assassinés – une destruction plus complète que celle qui a frappé tout autre pays européen. À l’inverse du Danemark, le pays où la résistance locale massive aux occupants nazis a sauvé la vie de la plus grande partie des juifs danois, en Lituanie, une collaboration locale zélée a assuré une extermination presque complète. L’une des seules façons pour un juif de survivre à l’holocauste en Lituanie – l’endroit le plus meurtrier sur un continent meurtrier – était celle de Yitzhak Arad, un juif anti-fasciste : combattre, comme partisan, les nazis et leurs collaborateurs dans les forêts.

Donc les « laquais » (ceux mentionnés plus haut) constituaient la cible habituelle pour la politique d’extermination nazie : les juifs, les Russes, les communistes, les tziganes ou quiconque ne coopérait pas avec les forces lettones pro-nazies collaborationnistes ou les escadrons de la mort paramilitaires, Einsatzgruppen, Schutzstaffel (SS), responsables d’assassinats de masse. Dans un incident, des milliers de familles juives, cherchant désespérément à éviter d’être capturées, ont été repoussées par les partisans lituaniens, arrêtées par le Front des activistes lituaniens, détenues dans des camps de concentration avant d’être exécutées sans procès au Fort Kaunas VII en juin et juillet 1941.

Des épisodes comme celui-ci représentent un petit instantané d’une partie de l’histoire de la Lituanie pendant la Seconde Guerre mondiale – une histoire généralement ignorée hors de l’Occident. Malheureusement, de tels événements ne se sont pas limités à la Lituanie, mais ont constitué un bilan également sordide du dossier des droits de l’homme en Lettonie et en Estonie. Comme l’Ukraine occidentale, c’étaient des États collaborationnistes trop désireux d’accueillir leurs frères nazis allemands.

La situation en Lettonie a suivi le même schéma. Des estimations suggèrent qu’environ 75 000 juifs lettons sont tombés entre les mains des nazis. De plus, même avant la persécution des juifs lettons par les autorités nazies allemandes, ils avaient souffert des exactions antisémites des milices lettones. Parmi celles-ci, il y avait des membres du groupe paramilitaire Azsgargi et de l’organisation fasciste antisémite Perkonkrusts, qui ont collaboré ensuite avec les nazis pour annihiler la communauté juive. Pendant le pogrom d’octobre à Riga perpétré par la police auxiliaire lettone, toutes les synagogues de la ville ont été détruites et 400 juifs ont été tués. Selon des rapports des SS allemands, quelques 38 000 juifs avaient été assassinés à la fin de décembre 1941.

Au début de l’année 1942, des juifs étaient importés des territoires allemands et des territoires militairement occupés et incarcérés dans divers camps de concentration – les plus connus étant Salaspils et Kaiswerwald. Les conditions y étaient si mauvaises que beaucoup sont morts de maladie et de faim.

On pourrait dire que les autorités SS allemandes ont sous-traité dans une large mesure leur holocauste balte à des nationalistes lettons collaborateurs qui se sont acquittés de leur rôle avec beaucoup d’empressement.

Pour ne pas être en reste, l’Estonie a son propre mini holocauste. Étant donné que la population juive originaire d’Estonie était beaucoup plus modeste qu’en Lituanie ou en Lettonie, le nombre de juifs assassinés a été réduit en proportion. Néanmoins, les unités de la Eesti Omakaitse (la Garde nationale estonienne, approximativement 1 000 à 1 200 hommes) ont été directement impliquées dans des actions criminelles, prenant part au regroupement de 200 Roms et de 950 juifs. Des unités de la Police auxiliaire estonienne ont participé à l’extermination de juifs dans la région russe de Pskov et ont fourni des gardiens pour les camps de concentration pour juifs et prisonniers de guerre soviétiques.

Une honte ! De la barbarie ! Non, pas du tout. Les célébrations de néo-nazis indigènes et des réunions se sont déroulées dans les pays baltes depuis la chute de l’Union soviétique et leur intégration au bloc UE/OTAN. (Bon, comment pourrions-nous laisser des gars aussi sympathiques hors de la chaude étreinte protectrice de l’OTAN ?) En plus des célébrations en Lituanie, il y a eu plus tôt cette année – le 16 mars 2017 – une marche dans Riga, la capitale lettone, en l’honneur de la Légion des volontaires de la Waffen–SS lettone 1

Les protestations internationales ont échoué à empêcher la tenue de cet événement exactement comme avant. Des marches honorant les hommes de la SS lettone ont été un événement courant à Riga depuis 1990. En 1998, le gouvernement letton est même allé jusqu’à faire de cette date un jour férié national.

Il suffit de dire que la russophobie s’apparente à une religion d’État dans les pays baltes (comme c’est aussi le cas en Pologne et en Ukraine). C’est évident tant dans la théorie que dans la pratique. Lors d’un référendum en février 2012, les Lettons ont catégoriquement rejeté le russe comme deuxième langue officielle. Il s’est passé la même chose en Ukraine après la fuite de Ianoukovitch du pays : le Parlement a annulé une loi qui aurait garanti un statut officiel à la langue russe. C’est l’un des développements post-révolution qui semblaient alarmer Moscou.

En Estonie, les choses sont encore pires. Les Russes ethniques représentent entre un cinquième et un quart de la population. Et pourtant, après l’indépendance de l’Estonie en 1991, on ne leur a pas donné la citoyenneté même s’ils y étaient nés. Les Russes qui ne vivaient pas en Estonie avant l’ère soviétique ont reçu un passeport gris signifiant leur statut officiel d’« étrangers ». Ils ne peuvent pas voter aux élections nationales et ont des difficultés à trouver du travail. Pour obtenir la nationalité, ils doivent passer un examen de langue estonienne. (L’estonien, qui n’est pas une langue indo-européenne, mais finno-ougrienne, est notoirement difficile, avec 14 cas). L’Inspectorat des langues, que Russia Today a qualifié par dérision de « police de la langue » effectue des contrôles ponctuels sur les employés de bureau et les enseignants pour s’assurer qu’ils savent l’estonien. S’ils échouent, ils perdent leur emploi. C’est un peu plus qu’un système d’apartheid, comme il était évident autrefois en Afrique du Sud et comme c’est toujours le cas en Palestine.

Dans le monde de la musique pop, il y a des groupes appelés « Tribute band » [des groupes en hommage à…]. Des musiciens qui s’approprient et interprètent des chansons et arborent les attributs de groupes mondialement connus. Donc nous avons un groupe d’hommage aux Beatles, un autre à Elton John… et ainsi de suite. Dans le cas des pays baltes, nous avons un Hommage au Nazisme complet, avec chants, drapeaux, symbole et tout le reste du bric-à-brac fasciste.

Étant donné la situation politique, il ne devrait pas être surprenant que la population russe ethnique soit passée de 1 726 000 personnes en 1989 à 1 052 520, ce qui était le chiffre du dernier recensement, réalisé en 2011. Cela soulève d’autres questions. À savoir le dossier de l’adhésion des pays baltes à l’Union européenne. Qu’est-il arrivé à la terre d’or, de lait et de miel de l’UE et aux promesses faites aux populations baltes par l’UE ? En bref, celles-ci ont été vendues – je ne peux pas le dire poliment – pour un tissu de conneries. Les conditions économiques et sociales dans les pays baltes sont parmi les pires de toute l’Eurozone.

La réalité : le dernier rapport d’Eurostat sur la situation en Lituanie montre que plus de 29% des habitants vivent au seuil de pauvreté, la situation restant inchangée pendant huit années consécutives. En même temps, la Lituanie est parmi les cinq  premiers États de l’UE où les gens sont employés pour de faibles salaires.

La triste réalité de cette tendance est mise en évidence par des documents historiques montrant une baisse sans précédent de la population de Lituanie, qui est passée de 3.7 millions en 1990 à 2.8 en 2016, une baisse d’au moins 25%. Les inégalités de revenu et la pauvreté frappante de certains résidents lituaniens ne font qu’augmenter au fil des années, plaçant la Lituanie dans la liste des pays les plus pauvres de l’UE. Le même déclin inexorable de la population est évident en Lettonie. Après avoir obtenu son indépendance du bloc soviétique en 1991, la population de Lettonie a diminué annuellement au rythme de 23 000 personnes par an. Ces chiffres effrayants ont été dévoilés en mars dernier par un professeur de l’Université de Lettonie, le démographe Peteris Zvidriņš, qui relève que la triste réalité est que la Lettonie perd une petite ville toutes les deux semaines.

En chiffres bruts, cela correspond à 55 personnes par jour ou 1 650 personnes par mois. Un autre démographe letton, qui dirige un bureau local de l’Organisation internationale pour les migrations des Nations unies, Ilmar Mezhs, a récemment déclaré à Skaties.lv que la plupart de ceux qui quittent la Lettonie n’ont pas l’intention d’y revenir. Se référant aux prévisions d’Eurostat, Mezhs a signalé que dans soixante ans, au lieu des 2.7 millions d’habitants ayant auparavant résidé en Lettonie, on trouverait moins d’un million de personnes vivant encore dans ce pays. Selon des rapports préliminaires, la population du pays a déjà diminué de 1 947 000 personnes. La Lettonie a été frappée par un taux de mortalité élevé ainsi que par l’exode massif de ses habitants depuis 1991.

Si cette tendance démographique à la baisse se poursuit, il n’y a pas d’avenir possible pour ces pays, du moins avec les politiques actuelles, puisque ce sont ces politiques le problème. Toute stratégie nationale cohérente devrait impliquer une rupture avec l’Ouest et l’OTAN / UE, une normalisation de la diplomatie et l’établissement de liens commerciaux avec la Russie. Mais évidemment, c’est totalement tabou ; la Russie est l’ennemi éternel ; l’omniprésence de ce dogme pernicieux est comparable à l’addiction à l’héroïne, et est tout aussi destructrice. Voilà ce qu’est le calice empoisonné de la russophobie. Avalez-le et appréciez. Cela ne pouvait pas arriver à des gens plus gentils.

Frank Lee

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker francophone

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  1. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, environ 150 000 Lettons ont servi aux côtés du IIIe Reich. Ils servaient dans ce qui s’appelait la Légion des volontaires SS, formée de la 15e et de la 19e Division de grenadiers de la SS (ou première et seconde divisions lettones), les divisions allemandes de la Légion lettone de l’armée de l’air et des bataillons de police. Ils ont été responsables de nombreux crimes de guerre.
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