L’élite libérale cherche toujours à nous pousser vers l’abime


Par Jonathan Cook – Le 27 janvier 2019 – Son blog

Un groupe de 30 intellectuels, écrivains et historiens a publié un manifeste déplorant l’effondrement imminent de l’Europe et de ses supposées « Lumières » que seraient le libéralisme et le rationalisme. L’idée de l’Europe, préviennent-ils, « s’effondre sous nos yeux », alors que la Grande-Bretagne se prépare au Brexit et que les partis « populistes et nationalistes » semblent prêts à faire des progrès considérables lors des prochaines élections, sur tout le continent.

Le court manifeste a été publié dans les journaux européens lus par l’élite libérale, tels The Guardian. « Nous devons maintenant nous battre pour l’idée de l’Europe ou périr sous les vagues du populisme », peut-on lire dans leur document. L’échec signifiera que « le ressentiment, la haine et leur cortège de tristes passions nous entoureront et nous submergeront. »

Si l’on ne parvient pas à inverser la tendance, les élections dans toute l’Union européenne seront « les plus calamiteuses que nous n’ayons jamais connues : victoire pour les démolisseurs ; honte pour ceux qui croient encore à l’héritage d’Erasme, Dante, Goethe et Comenius ; mépris pour le renseignement et la culture ; explosion de xénophobie et d’antisémitisme ; catastrophe ».

Le manifeste a été rédigé par Bernard-Henri Levy, philosophe français et dévot d’Alexis de Tocqueville, théoricien du libéralisme classique. Parmi ses signataires figurent les romanciers Ian McEwan, Milan Kundera et Salman Rushdie, l’historien Simon Shama et les lauréats du prix Nobel, Svetlana Alexievitch, Herta Müller, Orhan Pamuk et Elfriede Jelinek.

Bien que non-nommés, leurs héros politiques européens semblent être Emmanuel Macron, celui-là même qui tente actuellement d’écraser les protestations populaires et anti-austérité menées par les Gilets jaunes, et la chancelière allemande Angela Merkel qui dresse les barricades de l’élite libérale contre une résurgence de la droite nationale en Allemagne.

Mettons de côté, pour le moment, l’étrange ironie qui fait que plusieurs des signataires du manifeste – dont Henri-Levy lui-même – ont une passion bien connue pour Israël, un État qui a toujours rejeté les principes universels ostensiblement incarnés dans l’idéologie libérale et qui, au contraire, épouse ouvertement le type de nationalisme ethnique qui a déchiré l’Europe pendant les deux guerres mondiales du siècle dernier.

Concentrons-nous plutôt sur leur affirmation selon laquelle « le populisme et le nationalisme » sont sur le point de tuer la tradition démocratique libérale de l’Europe et les valeurs les plus chères à ce groupe distingué. Ils espèrent sans doute que leur manifeste servira de signal d’alarme avant que la situation ne s’aggrave de manière irréversible.

L’effondrement du libéralisme

En un sens, leur diagnostic est correct : l’Europe et la tradition libérale sont en train de s’écrouler. Mais pas parce que, comme ils le laissent entendre avec force, les politiciens européens se plient aux instincts les plus bas d’une populace sans cervelle – les gens ordinaires en qui ils ont si peu confiance. C’est plutôt parce qu’une longue expérience du libéralisme a enfin fait son chemin. Le libéralisme a manifestement échoué – et a échoué de façon catastrophique.

Ces intellectuels se tiennent, comme nous tous, au bord d’un précipice dans lequel nous sommes sur le point de sauter, ou de tomber. Mais l’abîme ne s’est pas ouvert, comme ils le supposent, parce que le libéralisme est rejeté. Au contraire, l’abîme est le résultat inévitable de la promotion continue, par cette élite de plus en plus restreinte et cela envers et contre toute évidence rationnelle, du libéralisme comme étant la solution à notre situation actuelle. C’est la transformation continue d’une idéologie profondément erronée en une religion. C’est de l’adoration pour un système de valeurs qui ne cherche qu’à nous détruire.

Le libéralisme, comme la plupart des idéologies, a un côté positif. Son respect de l’individu et de ses libertés, son intérêt à nourrir la créativité humaine et sa promotion des valeurs universelles et des droits de l’homme au détriment de l’attachement tribal ont eu quelques conséquences positives.

Mais l’idéologie libérale a été très efficace pour cacher son côté obscur – ou plus exactement, pour nous persuader que ce côté obscur est la conséquence de l’abandon du libéralisme plutôt qu’une caractéristique inhérente au projet politique libéral.

La perte des liens sociaux traditionnels – tribaux, sectaires, géographiques – a laissé les gens d’aujourd’hui plus seuls, plus isolés que dans toute société humaine antérieure. Nous sommes peut-être favorables de pure forme aux valeurs universelles, mais dans nos communautés atomisées, nous nous sentons à la dérive, abandonnés et en colère.

L’accaparement des ressources par l’humanitaire

Le souci mis en avant du libéral pour le bien-être des autres et leurs droits n’a, en réalité, servi que de cynique couverture à un accaparement de ressources de plus en plus visible. L’étalage de références humanitaires du libéralisme a couvert les traces de pillage et de carnage que nos élites ont laissé dans leur sillage en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie et bientôt, semble-t-il, au Venezuela. Nous avons tué avec l’alibi de notre gentillesse et volé l’héritage de nos victimes.

La créativité individuelle sans entraves peut avoir favorisé un grand art – même si fétichisé – ainsi que des développements industriels et technologiques rapides. Mais elle a aussi encouragé une concurrence effrénée dans tous les domaines de la vie, qu’elle soit bénéfique pour l’humanité ou non, et au prix d’un gaspillage des ressources.

Au pire, elle a littéralement déclenché une course aux armements qui, grâce à notre créativité débridée, à notre impiété et à la logique économique du complexe militaro-industriel, a abouti à la mise au point d’armes nucléaires. Nous avons maintenant trouvé les moyens les plus complets et les plus horribles imaginables de nous entretuer. Nous pouvons commettre un génocide à l’échelle mondiale.

Pendant ce temps, la priorité absolue donnée à l’individu a abouti à se regarder pathologiquement le nombril, à un égoïsme qui a fourni un terrain fertile non seulement au capitalisme, au matérialisme et au consumérisme, mais aussi à leur fusion en un néolibéralisme sur-vitaminé. Cela a permis à une élite minuscule d’amasser et thésauriser la plus grande partie des richesses de la planète, la tenant hors de portée du reste de l’humanité.

Le pire de tout, c’est que notre créativité effrénée, notre orgueil et notre compétitivité nous ont aveuglés par rapport à tout ce qui est plus grand et plus petit que nous. Il nous manque la connexion émotionnelle et spirituelle à notre planète, aux autres animaux, aux générations futures, à l’harmonie chaotique de notre univers. Ce que nous ne pouvons pas comprendre ou contrôler, nous l’ignorons ou nous nous en moquons.

C’est ainsi que l’impulsion libérale nous a poussés au bord de l’extinction de notre espèce et peut-être de toute vie sur notre planète. Notre volonté de dépouiller, de thésauriser les ressources à des fins personnelles, de piller les richesses de la nature sans en assumer les conséquences est si écrasante, si compulsive que la planète devra trouver un moyen de se rééquilibrer. Et si nous continuons, ce nouvel équilibre – ce que nous appelons mollement « changement climatique » – nécessitera que nous soyons éradiqués de la planète.

L’apothéose d’une dangereuse arrogance

On pourrait aussi argumenter que les humains sont sur cette voie suicidaire depuis un certain temps. La concurrence, la créativité, l’égoïsme précèdent le libéralisme, après tout. Mais le libéralisme a enlevé les dernières contraintes, il a écrasé tout sentiment opposé en le considérant comme irrationnel, comme non civilisé, comme primitif.

Le libéralisme n’est pas la cause de notre situation difficile. C’est le nadir d’une arrogance dangereuse dans laquelle, en tant qu’espèce, nous nous vautrons depuis trop longtemps, où le bien de l’individu l’emporte sur tout bien collectif, défini dans le sens le plus large possible.

Le libéral vénère son petit champ partiel de connaissances et d’expertise, éclipsant les sagesses anciennes et futures, celles enracinées dans les cycles naturels, les saisons et la merveille de l’ineffable et de l’inconnaissable. Le libéral se concentre sans relâche et exclusivement sur le « progrès », la croissance, l’accumulation.

Ce qu’il faut pour nous sauver c’est un changement radical. Pas de bricolage, pas de réforme, mais une vision entièrement nouvelle qui éloigne l’individu et sa satisfaction personnelle du centre de notre organisation sociale.

C’est impossible à envisager pour les élites qui pensent que plus de libéralisme, pas moins, est la solution. Quiconque s’écarte de ses prescriptions, quiconque aspire à être plus qu’un technocrate corrigeant des défauts mineurs dans le statu quo, est présenté comme une menace. Malgré la modestie de leurs propositions, Jeremy Corbyn au Royaume-Uni et Bernie Sanders aux États-Unis ont été critiqués par une élite médiatique, politique et intellectuelle fortement investie dans la poursuite aveugle de cette voie autodestructrice.

Les pom-pom girls du statu quo

En conséquence, nous avons maintenant trois tendances politiques visibles.

La première est celle de pom-pom girls du statu quo, comme celle de ce récent – le dernier ? – manifeste des penseurs européens du libéralisme. Chaque fois qu’ils s’expriment, ils prouvent à quel point ils sont devenus insignifiants, à quel point ils sont incapables de répondre à la question de savoir où nous devons aller ensuite. Ils refusent catégoriquement à la fois de regarder vers l’intérieur pour voir où le libéralisme a mal tourné et de regarder vers l’extérieur pour voir comment nous pourrions nous en sortir.

Irresponsables, ces gardiens du statu quo mélangent les deuxième et troisième tendances dans l’espoir futile de préserver leur emprise sur le pouvoir. Les deux tendances sont ridiculisées indistinctement comme étant du « populisme », des politiciens envieux, une politique de la foule. Ces deux tendances, pourtant fondamentalement opposées et alternatives, sont considérées comme étant impossibles à distinguer l’une de l’autre.

Cela ne sauvera pas le libéralisme, mais aidera à promouvoir la pire des deux alternatives.

Ceux parmi les élites qui comprennent que le libéralisme a fait son temps exploitent l’ancienne idéologie du capitalisme du tout pour soi tout en détournant l’attention de leur cupidité et du maintien de leurs privilèges en semant la discorde et en insinuant des menaces.

Les critiques de l’élite libérale formulées par les nationalistes chauvins semblent persuasives parce qu’elles sont enracinées dans des vérités sur l’échec du libéralisme. Mais, en tant que critiques, elles sont malhonnêtes. Elles n’offrent pas de solutions, si ce n’est leur avancement personnel dans le système autodestructeur existant, en phase d’échec.

Les nouvelles tendances autoritaires reviennent à d’anciens modèles de nationalisme xénophobe auxquels elles font confiance, se servant de boucs émissaires pour renforcer leur propre pouvoir. Elles canardent les sensibilités ostentatoires des libéraux avec un abandon enivrant. Si le navire coule, ils se goinfreront au buffet jusqu’à ce que les eaux atteignent le plafond de la salle à manger.

D’où l’espoir peut-il venir ?

La troisième tendance est le seul endroit d’où l’espoir peut venir. Cette tendance, que j’ai précédemment attribuée à un groupe que j’ai appelé les « dissidents », comprend la nécessité d’une réflexion radicalement nouvelle. Mais étant donné que ce groupe est activement écrasé par l’ancienne élite libérale et les nouveaux autoritaires, il a peu d’espace public et politique pour explorer ses idées, expérimenter, collaborer, alors qu’il en a un besoin urgent.

Les médias sociaux offrent une plateforme vitale pour commencer à critiquer l’ancien système qui a échoué, pour sensibiliser les gens à ce qui a mal tourné, pour envisager et partager de nouvelles idées radicales et pour se mobiliser. Mais les libéraux et les autoritaires y voient une menace pour leurs propres privilèges et, sous l’hystérie confinée des « infos bidons », s’emploient rapidement à étouffer ce petit espace.

Nous avons si peu de temps, mais la vieille garde veut toujours bloquer tout chemin possible vers le salut – même lorsque les mers remplies de plastique commencent à monter, que les populations d’insectes disparaissent à travers le monde et que la planète se prépare à nous expectorer tel un mucus infecté.

Nous ne devons pas nous laisser tromper par ces libéraux beaux parleurs et bruyants : ces philosophes, ces historiens et ces écrivains, le département relations publiques de notre statu quo suicidaire. Ils ne nous mettent pas en garde contre la bête couchée en nous. Ils ne voient pas le danger qui les guette et leur narcissisme les aveugle toujours.

Nous ne devrions pas avoir besoin de ces gardiens de temps périmés, de ceux qui nous menottent, qui nous éclairent un chemin menant droit à notre propre extinction. Nous devons les ignorer, fermer nos oreilles à leur chant de sirène.

Il y a de petites voix qui luttent pour se faire entendre au-dessus du rugissement de ces élites libérales mourantes et de la trompette des nouveaux autoritaristes. Elles ont besoin d’être écoutées, d’être partagées car elles nous offrent leurs visions d’un monde différent. Un monde où l’individu n’est plus roi. Un monde où nous apprenons un peu de modestie et d’humilité – et comment aimer dans notre coin infiniment petit de l’univers.

Jonathan Cook

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone

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