Ceci est le texte intégral de l’interview accordée par le Saker à Sputnik international
Par The Saker – Le 18 aoôt 2016 -–Source thesaker.is
Sputnik : – À la suite de la rencontre entre Vladimir Poutine et Recep Erdogan, Stratfor a suggéré que Ankara pourrait faire des concessions à Moscou et à l’Iran sur la Syrie. Une alliance russo-turco-iranienne est-elle possible ? Est-il possible que la Turquie adoucisse sa position ferme sur le gouvernement syrien et Bachar al-Assad ?
Le Saker : – Il est extrêmement difficile de prédire ce qu’Erdogan va faire en raison de sa personnalité et de la situation objectivement difficile de la Turquie. Même si je suis entièrement d’accord pour dire que la Turquie devra probablement faire des concessions à la Russie et à l’Iran, c’est principalement dû au fait que M. Erdogan a maintenant aigri sa relation avec les clients traditionnels de la Turquie : l’OTAN, les US et l’UE. Je soupçonne que M. Erdogan sera beaucoup plus disposé à faire des promesses qu’à les tenir. Les Russes sont très conscients de cela et il y a exactement zéro réelle confiance envers Erdogan au Kremlin. D’une part, la plupart des analystes russes considèrent Erdogan comme un homme intelligent, mais aussi comme un mégalomane tricheur à qui on ne peut absolument pas faire confiance. Mais d’autre part, la Turquie est un grand et puissant pays, stratégiquement situé, et un voisin clé de la Russie. Ainsi la Russie a tout simplement essayé d’établir la meilleure relation possible avec celui qui est au pouvoir en Turquie, même si cela signifie traiter avec un caractère désagréable comme Erdogan.
Contrairement à la Turquie, les Iraniens sont dignes de confiance, même si leurs intérêts ne sont pas toujours les mêmes que ceux de la Russie, et c’est comme ça que les choses doivent être. Je caractériserais la relation entre la Russie et l’Iran comme un partenariat stratégique de deux parties, différentes mais égales, qui collaborent mais conservent leur propre souveraineté et ordre du jour. Ce n’est pas une alliance formelle, mais, en quelque sorte, c’est encore mieux, car il s’agit de quelque chose de beaucoup plus souple et viable à long terme. C’est comparable au type de partenariat stratégique que la Russie a avec la Chine, même si celui avec la Chine est beaucoup plus profond et devrait vraiment être qualifié de «symbiose stratégique».
Ce qui pourrait − si Dieu le veut − émerger de la situation actuelle, est une communauté objective d’intérêts dans laquelle la Turquie se rendra compte que la collaboration à long terme avec la Russie et l’Iran est beaucoup plus bénéfique pour elle que d’essayer de jouer la carte russe contre l’Empire anglosioniste (ou jouer la carte Empire contre la Russie). Finalement, la Turquie devra choisir entre deux modèles civilisationnels mutuellement exclusifs : l’un dans lequel les États-Unis dominent le monde en imposant un modèle socio-économique unique, et un autre dans lequel des pays souverains libres travaillent ensemble pour bâtir un monde multi-polaire vraiment diversifié. Hélas, je ne pense pas que M. Erdogan soit prêt, ou même capable, de faire un tel choix, du moins pas dans un avenir prévisible.
Enfin, alors que très peu a été révélé au sujet des discussions entre les Russes et les Turcs sur la Syrie, je remarque que dans son entretien avec la télévision russe, juste avant de se rendre en Russie, Erdogan a de nouveau répété ses accusations selon lesquelles Assad était coupable de la mort de centaines de milliers de Syriens et qu’il doit s’en aller. Est-ce que Erdogan finira par changer son fusil d’épaule ? Peut être. Mais pour l’instant, il parle encore comme un disque rayé.
– Pourquoi Erdogan a-t-il décidé de faire équipe avec la Russie en Syrie et Moscou peut-elle lui faire confiance ?
– Il y a pas mal d’assez bonnes preuves indirectes que la Russie a sauvé Erdogan en l’avertissant de l’imminence du coup d’État. Erdogan nie, bien sûr, mais son utilisation constante des mots «mon ami Vladimir» et ses expressions aussi constantes de gratitude pour le soutien que Poutine a donné au président légalement élu m’indiquent qu’il y a plus de raisons pour être reconnaissant que seulement un début d’expression de soutien. De même, il y a de nombreuses et très bonnes preuves indirectes que les États-Unis ont, à tout le moins, été informés de la tentative de coup d’État, ne s’y sont pas opposés ou l’ont même activement appuyée. Ainsi, lorsque Erdogan a pris conscience de cette dynamique il n’avait vraiment aucune autre option que de se tourner vers les Russes.
Moscou ne peut absolument pas faire confiance à Erdogan et je suis convaincu que Moscou ne le fera jamais. L’homme est clairement un mégalomane délirant et son idéologie néo-ottomane islamiste est toxique et dangereuse pour toute la région. Ce que Moscou doit faire c’est travailler à avoir une Turquie affaiblie mais stable qui ne serait pas une menace pour la région : une Turquie purgée de toutes illusions impériales.
– Comment la décision de Téhéran de partager ses installations avec la Russie affectera-t-elle l’opération aérienne russe contre Daesh ? Qu’est-ce qui se cache derrière la décision de Moscou d’utiliser Hamedan la base aérienne de l’Iran pour attaquer les terroristes ? Pourquoi l’Occident est-il furieux de ce mouvement russo-iranien ?
– La décision de Téhéran permettant à la Russie d’utiliser la base aérienne à Hamedan va grandement faciliter les opérations des Forces aérospatiales russes contre Daesh. Tout d’abord, en utilisant Hamedan − plutôt que d’utiliser les aérodromes dans le sud de la Russie − permettra de réduire considérablement le temps de vol vers des cibles en Syrie, et optimisera l’utilisation de carburant et l’emport de lourdes charges d’armement. Non moins important est le fait que l’utilisation de Hamedan va grandement compliquer les efforts des États-Unis / OTAN pour avertir leurs alliés «bons terroristes» des frappes aériennes russes imminentes : il sera plus difficile pour les États-Unis de détecter les avions russes et quand ils réussiront, ils auront moins de temps pour prévenir leurs mercenaires sur le terrain. En outre, Hamedan étant situé dans un endroit de l’Iran très bien protégé, ce sera beaucoup plus sûr que d’opérer à partir de Khmeimim en Syrie (qui est situé à 1000 km de la Russie, mais seulement à 50 km de la frontière turque). Je dirais que Hamedan est un emplacement idéal pour les opérations des Forces aérospatiales russes.
La principale raison de la décision russe d’utiliser Hamedan n’est pas seulement technique. Le fait que les Iraniens ont maintenant mis publiquement cette base à la disposition de la Russie indique un approfondissement de la collaboration stratégique entre ces deux pays et un engagement plus fort de la Russie dans la défense de la Syrie contre les envahisseurs étrangers, quelque chose que Téhéran attendait que les Russes fassent depuis un long moment. Les Iraniens ont toujours douté, pour dire le moins, des plans russes de cessation des hostilités et maintenant que les Russes finissent, peu à peu, par admettre que Daesh utilise ce temps pour se regrouper, se réarmer et se réorganiser, le mouvement russe à Hamedan indique que le Kremlin est sérieux au sujet de frapper Daesh aussi dur qu’il le faut pour protéger la Syrie de l’invasion Takfiri.
L’Occident est clairement mécontent du surcroît de capacité apporté à la Russie par sa présence à Hamedan. Mais l’Occident est vraiment horrifié par l’approfondissement du partenariat stratégique entre la Russie et l’Iran. À une époque où l’Empire anglosioniste est très affaibli et généralement désemparé, le partenariat entre l’Iran et la Russie a un potentiel immense, quelque chose qui irrite et effraie grandement les néocons. Cette évolution scelle aussi clairement le statut de l’Iran comme le pays le plus puissant du Moyen-Orient, ce qui horrifie les Israéliens et, plus encore, les Saoudiens. Pour l’Iran, obtenir maintenant l’engagement russe à ce point est un grand succès politique.
– La Joint Task Force de la Chambre des représentants US a publié ses premières conclusions sur la distorsion systématique et la modification des rapports analytiques américains, réalisée par CENTCOM, pour éclairer les efforts dans la lutte contre Daesh d’une lumière plus positive. En outre, bien que la plainte ait été exprimée la première fois en 2015, «ni le CENTCOM, ni la Defense Intelligence Agency (DIA), ni le sous-secrétaire de la Défense pour le renseignement, ni le Bureau du directeur du renseignement national (ODNI) n’a pris de mesures tangibles pour améliorer le climat analytique au sein du CENTCOM». La Joint Task force a également indiqué qu’elle «n’a pas eu accès à tous les documents qu’elle a demandés». Qu’est-ce qui se cache derrière la distorsion des informations sur les opérations des États-Unis en Syrie ? Est-ce en quelque sorte lié à la campagne aérienne «bidon» des États-Unis en Syrie, qui a laissé les positions de Daesh intactes pendant la «guerre contre le terrorisme» ? Quelles forces politiques aux États-Unis sont intéressées à cacher la vérité sur ce que le Pentagone / CIA sont vraiment en train de faire en Syrie ?
– Les opérations américaines en Syrie ne sont pas vraiment différentes de ce que les États-Unis ont fait en Afghanistan il y a plus de trente ans. Les États-Unis ont utilisé divers types de fous takfiris dans de nombreuses guerres (Tchétchénie, Bosnie, Kosovo, Afghanistan, Irak, Iran, Yémen, etc.) ceux que j’appelle «les fantassins de l’Empire». La seule chose qui change est l’étiquette sous laquelle ces forces opèrent : qu’ils soient des combattants de la liberté ou l’opposition modérée, ils ne sont en réalité que al-Qaïda ou ISIS, et en fin de compte, ils sont tous pareils : des cinglés takfiris, gérés par les forces spéciales occidentales, payés par Wahhabi (Arabie saoudite) et engagés contre tous ceux qui refusent de se plier à l’Empire. Des raisons politiques ont forcé les États-Unis à faire semblant de se livrer à une guerre contre Daesh. En vérité, ça fait mauvais effet quand le faux drapeau du 11 septembre est attribué à al-Qaïda alors que dans le même temps les États-Unis utilisent tout leur pouvoir pour promouvoir, organiser, protéger et gérer ce même al-Qaïda. En outre, il y a des signes très clairs qu’il n’y a plus maintenant de politique étrangère américaine : il y a une politique étrangère de la Maison Blanche, une politique étrangère du parti Républicain au Congrès, il y a une politique étrangère du Pentagone et, bien sûr, il y a une politique étrangère de la CIA. Et ces différents acteurs poursuivent rarement les mêmes objectifs [à part s’enrichir, NdT]. Ce genre de chaos général est un signe infaillible que le sommet du pouvoir exécutif a été considérablement affaibli, et que les différents acteurs sont en train de prendre des décisions politiques importantes chacun pour soi.
En revanche, la Russie a maintenant plus de trente ans d’expérience dans la lutte contre la pourriture takfiri et elle est encore, avec l’Iran et le Hezbollah, le principal moyen de défense contre le terrorisme wahhabite dans le monde entier.
Traduit et édité par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone