Dans les profondeurs historiques de l’État profond étasunien


Par Jada Thacker – Le 23 juin 2017 – Source Consortium News

Il semble que tout le monde parle de l’État profond de nos jours. Bien que le terme semble avoir pénétré le langage commun à la fin des années 1990, pendant des années il ne faisait référence qu’à des gouvernements de l’ombre étrangers, sûrement pas à notre propre « nation indispensable ».

Est-ce que la présence soudaine d’un État profond américain – grossièrement définie comme une élite non élue qui manipule le gouvernement élu pour servir ses propres intérêts – constitue une menace nouvelle, voire existentielle, pour la démocratie ?

Pas vraiment. La menace semble assez réelle, mais elle n’est pas nouvelle. Considérez ces faits : il y a 230 ans, un groupe non élu d’élites américaines a tenu une réunion secrète avec un ordre du jour non divulgué. Leur but n’était pas seulement de manipuler un gouvernement légitime dans leur propre intérêt, mais de l’abolir complètement. À sa place, ils installeraient un gouvernement radicalement non démocratique – un gouvernement « plus parfait », ont-ils déclaré – disons mieux adapté à leurs portefeuilles d’investissement.

L’histoire n’appelle pas ces conspirateurs l’État profond. Elle les appelle les Fondateurs. Les Fondateurs ne se considéraient pas eux-mêmes comme des conspirateurs, mais comme des « républicains » – non pas en référence à un parti politique, mais plutôt à leur position économique dans la société. Mais leur dévouement au « républicanisme » était visiblement intéressé. Un texte courant de l’université, « The American Journey : A History of the United States », révèle, sans l’expliquer, « l’idéologie républicaine » :

« Leur principal rempart contre la tyrannie était la liberté civile, ou le maintien du droit des gens à participer au gouvernement. Les gens qui le faisaient devaient, par contre, démontrer leur vertu. Pour les républicains du dix-huitième siècle, les citoyens vertueux étaient ceux qui ne se concentraient pas sur leurs intérêts privés, mais plutôt sur ce qui était bon pour le public dans son ensemble.

Ils étaient forcément des propriétaires, puisque seuls ces individus pouvaient exercer une indépendance de jugement, impossible pour ceux qui dépendent d’un employeur, de propriétaires fonciers, de maîtres ou (dans le cas des femmes et des enfants) d’un mari et d’un père. »

Le républicanisme était une idée intéressante si vous étiez un maître ou propriétaire, qui étaient les seules personnes que cette idéologie considérait comme assez « vertueuses » pour voter ou occuper un poste politique. Ainsi, le « républicanisme » – pratiquement indiscernable du « néolibéralisme » d’aujourd’hui – a créé l’État profond original à l’image du système économique qu’il était conçu pour perpétuer.

La façon dont cela a été accompli n’est pas un récit réconfortant. Mais il ne peut être relié au présent ni compris sans apprécier le contexte historique dans lequel il s’est déroulé.

Maîtres et serviteurs

L’Amérique postcoloniale était principalement agraire, et environ 90% de la population était agricultrice. (La plus grande ville, en 1790, était New York et son énorme population de 33 000 habitants.) Il y avait une petite classe moyenne d’artisans, de commerçants et même une poignée d’ouvriers, mais les gens politiquement et économiquement puissants étaient relativement peu nombreux – des gros commerçants et des propriétaires fonciers – qui faisaient également fonction de banquiers.

Le gouverneur Morris, délégué à la Convention constitutionnelle

L’Amérique n’était pas vraiment une société féodale, mais elle y ressemblait. Les gens du commun ne passaient pas par la porte principale des riches mais étaient reçus par celle de derrière. La plupart des États avaient des religions officielles, certaines avec fréquentation obligatoire de l’église et amendes en cas d’absence. L’échange était la monnaie courante de la grande majorité. Les endettés étaient emprisonnés. Les parents vendaient leurs enfants en servitude. Ce n’est pourtant pas ce à quoi pensent la plupart des gens quand ils entendent « Yankee Doodle Dandy ».

Dans tous les États le vote était restreint aux hommes qui possédaient une quantité requise de biens, alors que la majorité, les femmes non veuves, les serviteurs et les locataires ne possédaient aucun bien. En outre, la plupart des États avaient des exigences de propriété pour être éligible, et dans certains les fonctions supérieures étaient réservées à ceux qui possédaient le plus de biens. De telles restrictions ont discriminé la sous-classe urbaine et les agriculteurs depuis le début de la colonisation américaine.

Personne à cette époque ne qualifiait de « démocratie » cette terre de maîtres et de serviteurs. En effet, la classe dirigeante considérait la « démocratie » comme un synonyme de « maitrise de la foule ». Mais tout le monde n’était pas heureux de cette « vertu républicaine » dans l’Amérique de l’après-révolution, encore moins les esclaves des « vertueux ».

La révolution a bien provoqué des envies de liberté sociale et économique parmi la classe inférieure, mais lorsque la guerre a pris fin, rien n’a changé. En fait, cette guerre s’est révélée ne pas être une révolution, mais une simple alternance entre des seigneurs britanniques et des seigneurs américains. Edmund Morgan, considéré comme le doyen de l’histoire américaine à l’époque coloniale, a caractérisé la « guerre non révolutionnaire » de cette façon :

« Le fait que les rangs inférieurs étaient impliqués dans le combat ne devrait pas obscurcir l’autre fait que cette guerre était surtout une lutte pour le pouvoir et les hautes fonctions politiques entre des membres de la classe supérieure : la nouvelle contre celle établie. »

Environ 1 % de la population américaine est morte dans cette guerre menée, leur a-t-on dit, pour la « liberté ». (Comparez : si les États-Unis perdaient la même proportion de sa population dans une guerre aujourd’hui, le résultat serait de plus de trois millions de morts américains.) Pourtant, après la guerre, la liberté économique n’était nulle part en vue.

De plus, le concept même de « liberté » signifiait une chose pour un fermier et autre chose pour son riche propriétaire ou un commerçant. La liberté pour le fermier – qui était généralement un agriculteur de subsistance ne cultivant pas pour faire de l’argent, mais plutôt pour nourrir sa famille – signifiait rester hors de toute dette. La liberté pour les commerçants et les propriétaires – pour qui il s’agissait de faire des bénéfices financiers – signifiait conserver la capacité de prêter ou de louer à d’autres et d’accéder au pouvoir gouvernemental afin de faire respecter les remboursements des débiteurs et les loyers des locataires.

Tout comme les Indiens d’Amérique qui possédaient auparavant la terre occupée maintenant par les agriculteurs de subsistance américains, les fermiers endettés faisaient face à la perspective impensable de perdre leur capacité à nourrir leurs familles (et leur droit de voter) si leurs terres étaient confisquées pour des impôts ou des dettes non payés. [Voir Consortiumnews.com, Comment la dette a conquis l’Amérique.]

La perte de ses terres condamnait un propriétaire à une vie de locataire. Et la servitude des locataires et des esclaves n’était surtout qu’une question de fer ou de papier : les esclaves étaient enchainés par le fer, les locataires étaient enchainés par les dettes. Mais le fer comme le papier étaient tous deux soutenus par la loi.

À la fin de la guerre révolutionnaire, près d’un tiers des fermiers américains possédaient leur propre terre. Lorsque les élites urbaines ont commencé à faire payer les dettes et à augmenter les impôts des agriculteurs de subsistance – dont beaucoup avaient combattu une longue et terrible guerre pour assurer leur « liberté » – cela constitua un assaut direct contre le dernier bastion de l’indépendance économique des Américains.

La première grande récession

Après la guerre, les commerçants et les banques britanniques ne faisaient plus crédit aux Américains. En outre, la Grande-Bretagne a refusé d’autoriser les Américains à commercer avec leurs colonies des Indes occidentales. Et, pour aggraver les choses, la marine britannique ne protégeait plus les navires américains des pirates nord-africains, leur interdisant effectivement le commerce méditerranéen. Parallèlement, la marine américaine ne pouvait pas protéger les convois maritimes américains, en Méditerranée ou ailleurs, parce que l’Amérique ne possédait pas de marine militaire.

Dans le passé, les marchands américains commerçaient avec leurs fournisseurs britanniques en bénéficiant de délais de paiement. Trop d’Américains ayant refusé de payer leurs traites après la Révolution, les Britanniques ont donc demandé « à être payés au comptoir », avec pièces d’or et d’argent, avant que leurs marchandises ne soient livrées en Amérique.

Comme toujours, les Américains avaient un nombre de pièces limité pour payer ces achats. Au fur et à mesure que la crise du crédit a pris de l’ampleur, les grossistes ont exigé un paiement en espèces auprès des détaillants, les détaillants ont demandé la même chose à leurs clients. Les commerçants ont commencé à récupérer leurs prêts qu’ils avaient consentis aux fermiers, remboursables en pièces de monnaie. Les fermiers sans pièces de monnaie ont été forcés de vendre leurs biens, leur bétail ou leurs terres durement gagnés pour réunir l’argent afin d’éviter une saisie imposée par le tribunal, qui comprenait non seulement la saisie et la vente de leurs biens, mais aussi un emprisonnement pour dettes non payées.

Le président George Washington

Le résultat le plus visible de la guerre américaine pour la « liberté » s’est avéré être une récession économique qui a duré une décennie. Malgré cela, la récession n’aurait pas posé de problème pour les agriculteurs de subsistance qui possédaient des terres, qui vivaient dans des sociétés rurales et autonomes, matériellement autosuffisantes. Mais lorsque les gouvernements des États ont commencé à augmenter les taxes sur les fermiers, taxes payables seulement en pièces d’or et d’argent, fort peu disponibles, même les agriculteurs « autosuffisants » se sont retrouvés soumis au risque de perdre la capacité de nourrir leurs familles.

Dette, spéculation et l’État profond

Le Congrès a bien tenté de payer sa guerre contre la Grande-Bretagne en imprimant du papier-monnaie. Les Britanniques ont affaibli ces dollars « continentaux », non seulement en poussant les marchands américains à payer en or et en argent, mais aussi en imprimant des millions de faux dollars continentaux et en les mettant en circulation. Le résultat global a été une dévaluation catastrophique du dollar continental, qui, à la fin de la guerre, était sans valeur.

En attendant, le Congrès et les gouvernements des États avaient emprunté pour payer leur « liberté ». À la fin de la guerre, la dette s’élevait à 73 millions de dollars, dont 60 millions étaient dus aux créanciers nationaux. C’était une somme d’argent énorme. Dans son chef-d’œuvre consciencieusement ignoré, « An Economic Interpretation of the Constitution of the United States », l’historien Charles A. Beard a montré que la dette de guerre détenue à l’étranger équivalait à 10% de la valeur de toutes les exploitations recensées (y compris les maisons) dans tous les États-Unis de l’époque.

Il fallait aussi, bien sûr, payer les intérêts de cette dette ; ce qui pose problème si vous êtes endetté, mais est une bonne chose si elle vous est due. Non seulement la « liberté n’était pas gratuite », mais elle fut accompagnée de dividendes pour les investisseurs de l’État profond. Cela devrait vous paraitre au moins vaguement familier de nos jours.

Comme le papier-monnaie continental avait perdu de sa valeur, le Congrès et les gouvernements des États ont continué à payer pour leur « liberté » avec des pièces empruntées avec intérêts. Quand elles ont manqué, le gouvernement n’a payé qu’avec des promesses de paiement à une date ultérieure – de simples morceaux de papier promettant de payer en pièces de monnaie (ou en terre) à un moment indéterminé après que la guerre serait gagnée.

C’est ainsi que le gouvernement a approvisionné les troupes (chaque fois qu’il a pu le faire) et qu’il a payé ses salaires. Dans la pratique, cependant, le Congrès ne payait souvent rien aux troupes, même pas avec des promesses de papier, n’offrant que la promesse verbale de les payer à la fin de la guerre.

Mais la guerre n’est jamais une entreprise lucrative pour un gouvernement, et lorsqu’elle s’est terminée, les finances du gouvernement étaient encore plus à sec que jamais. Alors, il a écrit ses promesses verbales sur des morceaux de papier et les a remis à ses troupes démobilisées avec un chaleureux « bonne chance avec ça ! ». Même ainsi, le Congrès a payé les soldats avec des obligations qui ne payaient qu’une fraction du temps que la plupart avaient servi, promettant (encore !) de payer le solde plus tard – ce qu’il ne fit jamais.

Des milliers de soldats ont été abandonnés de cette façon. La plupart n’ont pas été payés avant des années (quand ils l’ont été), et beaucoup étaient à des centaines de kilomètres de leurs maisons – malades, blessés et affamés – comme ils l’étaient depuis des mois et des années. D’autres étaient habillés uniquement de chiffons. Certains portaient des promesses en papier pour être payés en argent, d’autres en terres géographiquement éloignées – dont aucune ne serait disponible avant des années, voire pas du tout.

L’ancien combattant de la guerre révolutionnaire de sept ans, Philip Mead, a décrit son sort dans des mémoires amères intitulées « A Narrative of Some of the Adventures, Dangers and Sufferings of a Revolutionary Soldier » (Le récit de quelques aventures, dangers et souffrances d’un soldat révolutionnaire) :

« Nous étions absolument affamés. Je déclare solennellement que je n’ai pas mis un seul morceau de nourriture dans ma bouche pendant quatre jours et autant de nuits, à l’exception d’une petite écorce de boule noire que j’ai obtenu en mâchant un bâton de bois, si on peut appeler cela de la nourriture. J’ai vu plusieurs hommes rôtir leurs vieilles chaussures et les manger … .

Quand le pays a pressé la dernière goutte de travail qu’il pouvait obtenir des pauvres soldats, ils étaient laissé à la dérive comme de vieux chevaux fatigués, et rien n’était dit au sujet des terres qu’ils pourraient cultiver. »

C’était cela la liberté ? Pour les anciens combattants appauvris, la « liberté » semblait sinistre, en effet. Pour les spéculateurs sur les obligations d’État, la liberté prenait l’apparence d’une opportunité en or, littéralement parlant.

Les vautours possédaient des pièces de monnaie et achetaient des obligations d’État valant un dollar, pour juste un nickel. Les spéculateurs se sont enrichis non seulement grâce aux promesses faites aux anciens combattants désespérés (dont beaucoup ont vendu leurs promesses simplement pour obtenir de la nourriture et des vêtements sur leur longue route de retour à la maison), mais aussi à celles d’une foule de personnes dont les biens ou les services avaient été payés avec des lettres de créance.

Les spéculateurs optimistes s’accaparaient des obligations des spéculateurs pessimistes. Plus les gens devenaient désespérés pendant la récession, plus ils vendaient leurs promesses à bas prix à ceux qui ne l’étaient pas.

Les spéculateurs s’attendaient à ce que leurs investissements, même ceux consistant en du papier-monnaie sans valeur, soient payés en pièces d’or ou d’argent. De plus, les « initiés » s’attendaient à ce que toutes ces promesses gouvernementales soient éventuellement converties – discrètement si possible – en des emprunts avec intérêt, grâce à une autorité fiscale unique et puissante. Tout l’État profond avait besoin maintenant d’un gouvernement national pour sécuriser ce plan d’investissement. Un homme nommé Daniel Shays a involontairement aidé à répondre à ce besoin.

Rébellion et répression

Thomas Jefferson a écrit la phrase célèbre : « L’arbre de la liberté doit être rafraîchi de temps en temps avec le sang des patriotes et des tyrans. » Il ne faisait pas référence à d’héroïques patriotes américains chargeant Bunker Hill contre les baïonnettes britanniques. Il se référait plutôt aux fermiers américains – dont beaucoup avaient été les soldats affamés dans cette guerre pour une liberté illusoire – prenant leur vie en main pour s’opposer aux politiques fiscales du gouvernement du Massachusetts en 1787. Le principal chef de cette révolte était un fermier et vétéran de guerre, Daniel Shays.

Le général Benjamin Lincoln, qui a dirigé les forces chargées de mâter la rébellion de Shays dans l’ouest du Massachusets

En un sens, l’aspect le plus intéressant dans la rébellion de Shays est que ce n’était pas un événement unique.

Le premier exemple notable de révolte agraire a été la Rébellion de Bacon, en 1676 en Virginie, lorsque les agriculteurs ont marché vers les riches demeures des propriétaires de plantations de Jamestown, les ont complètement brûlées, ont publié leur « Déclaration du Peuple » démocratique et ont menacé de pendre chaque tyran inscrit sur leur liste d’élites – certains étant les ancêtres des Pères Fondateurs de l’Amérique.

L’historien Gary Nash nous rappelle que la Rébellion de Bacon a eu des échos dans l’histoire américaine : « Des explosions de désordre ont marqué le dernier quart du XVIIe siècle, renversant les gouvernements établis dans le Massachusetts, New York, le Maryland, la Virginie et la Caroline du Nord. » Jimmy Carter, dans « The Hornet’s Nest » (La boite de Pandore), le seul roman jamais publié par un président américain, raconte l’histoire similaire de l’agonie des agriculteurs dépossédés en Géorgie, un siècle plus tard.

D’autres fermiers se sont rebellés dans le New Jersey dans les années 1740 ; dans la guerre des loyers de la New York Hudson Valley, dans les années 1750 et 1760, et simultanément au Vermont par les Green Mountain Boys d’Ethan Allen ; pendant une décennie, en Caroline du Nord, dans les années 1760, où des vigiles, appelés Régulateurs, ont lutté contre le gouvernement de l’élite urbaine ; et en Virginie dans les années 1770. De même, les villes américaines ont connu des scènes d’émeutes de travailleurs, de manifestations et de grèves pendant un siècle. La lutte des classes américaine, apparemment inconnue de la plupart des professeurs d’histoire américains, était plutôt la règle que l’exception.

La victoire dans la guerre contre l’Angleterre n’a fait qu’intensifier le conflit entre ceux qui considéraient la « liberté » comme une condition nécessaire pour vivre sans dettes et ceux qui considéraient que la « liberté » était leur privilège de classe de s’enrichir des dettes que les autres leur devaient. Howard Zinn, dans son ouvrage, « A People’s History of the United States », décrit les réalités économiques de l’Amérique du XVIIIe siècle :

« Les colonies, en revanche, étaient des sociétés de classes en lutte – un fait obscurci par l’emphase mise, dans l’histoire traditionnelle, sur la lutte contre l’ennemi extérieur qu’était l’Angleterre et l’unité des colons dans la Révolution. Le pays n’était donc pas ‘né libre’ mais né esclave/libre, serviteur/maître, locataire/propriétaire, pauvre/riche. »

Bien que la rébellion de Shays n’a pas été unique, il s’agissait d’un événement énorme qui arriva à un moment où les riches devaient recevoir beaucoup d’argent de la part des gouvernements appauvris. Pressuré par les riches détenteurs d’obligations et les spéculateurs, le gouvernement du Massachusetts a dûment augmenté les taxes sur les fermiers. Pour rendre les choses encore pires, les taxes ne pouvaient être payées qu’en or ou en argent – ce qui était complètement hors de question pour la plupart des fermiers, qui n’avaient aucun moyen d’obtenir de l’argent métal.

Lorsque ceux-ci se sont plaints, leurs doléances ont été ignorées. Lorsque qu’ils ont demandé au gouvernement d’émettre du papier-monnaie et de l’accepter comme paiement des dettes et taxes, le gouvernement a refusé leur demande. Lorsque qu’ils ont plaidé pour l’adoption de « lois sur les devises à cours légal » qui leur permettraient de régler leurs dettes ou leurs impôts avec leur travail, ils ont été repoussés.

Et lorsque les fermiers ne pouvaient pas payer ce qu’ils n’avaient pas, les tribunaux du Massachusetts ordonnaient la saisie de leurs terres et leur mise aux enchères. Finalement, les fermiers ont compris l’effet pratique, sinon l’intention spécifique, de la taxe : la confiscation de leurs biens et leur transfert aux riches, à qui le gouvernement devait sa dette et les intérêts. Le gouvernement était devenu une agence de recouvrement armée.

Au grand désarroi des anciens fiers patriotes anti-impôts, les fermiers se sont mis aussi à se rebeller. Les rebelles Shaysites ont fermé de force les tribunaux fiscaux qui les condamnaient à la servitude. Les riches ont répondu en prêtant plus d’argent au gouvernement démuni (avec intérêt) afin qu’il puisse payer une milice suffisante pour s’opposer aux rebelles.

À ce stade, les rebelles anti-impôt ont abandonné les demandes de réforme pour une révolution radicale et, en un écho retentissant de la centenaire « Declaration of the People » de Nathaniel Bacon, ont promis de marcher sur Boston et de raser la ville. Ce n’était pas du vandalisme à la Tea Party, géré par des Bostoniens aisés comme Samuel Adams. C’était la révolution agraire, populaire et explosive, du siècle à venir.

La classe marchande urbaine et possédant les obligations, de Boston et d’ailleurs, commença à paniquer. Et personne ne panique plus qu’un spéculateur sur les obligations qui comprend intimement que les rebelles sont en train de menacer leur « vertueuse liberté » républicaine de tirer profit des autres. L’historien Woody Holton expose l’étonnante insensibilité de l’un des principaux détenteurs d’obligations américain dans son écrit nationalement applaudi « Unruly Americans and the Origin of the Constitution » (Les Américains indisciplinés et l’origine de la Constitution) :

« En tant que détenteur d’obligations, Abigail Adams profiterait énormément si ses compatriotes du Massachusetts (payaient la taxe) prélevée par la législature en mars 1786, mais elle considérait que s’y conformer était un devoir sacré. Si les contribuables du Massachusetts avaient ‘plus de difficultés à payer les charges publiques qu’autrefois, a-t-elle écrit, ils devraient considérer cela comme étant le prix de leur liberté’. »

Cette future Première Dame, Abigail Adams, n’était pas seule à penser que la liberté venait avec des dividendes payables sur son compte. L’historien David Szatmary nous rappelle dans son « Shays Rebellion ; the Makings of an Agrarian Insurrection » que l’ancienne direction patriote, en particulier les membres de la classe marchande, a été parmi les premiers à défendre l’utilisation de la violence contre cette rébellion démocratique.

On lit dans un texte publié à l’époque : « Lorsque nous avions d’autres dirigeants, les comités et les conventions du peuple étaient licites, ils étaient alors nécessaires. Mais depuis que je suis devenu moi-même souverain, ils cessent d’être licites, les gens n’ont aucun droit d’examiner ma conduite. »

Le patriote et spéculateur en obligations Samuel Adams – ancien maitre d’œuvre du Boston Tea Party et propagandiste contre les injustes impôts britanniques (ainsi que le cousin du mari d’Abigail, John Adams) – ont parrainé une loi du Massachusetts qui autorisait les shérifs à tuer les manifestants anti impôts.

Un autre riche titulaire d’obligations, un ex-guerrier de la révolution, le général Henry Knox (l’homonyme de Fort Knox, le fameux dépôt de lingots d’or) a écrit une lettre d’alarme à son ancien commandant, George Washington, accusant les rebelles Shays d’être des « levelers » (ce qui était le terme, alors existant, le plus proche de communistes). Il a informé Washington que le pays avait besoin d’un gouvernement beaucoup plus fort (et militaire) pour empêcher tout défi grave à l’élite. Son message n’a pas été boudé par le général Washington, le propriétaire d’esclaves le plus riche d’Amérique.

En fin de compte, le Congrès, en vertu des articles de la Confédération, ne pouvait pas utiliser l’argent des États pour fournir une armée, mais la milice à but lucratif, à financement privé, a vaincu avec succès les rebelles Shays. Mais la peur, quasi hystérique, d’une révolution économique démocratique avait été instillée dans l’esprit des maîtres. La Révolte de Shays s’est révélée être la dernière goutte pour les spéculateurs en obligations dont les profits pouvaient être compromis par la démocratie.

Pire encore, les gouvernements de nombreux autres États commençaient à plier sous la forte pression démocratique des débiteurs rebelles. Certains États ont même pensé à des lois qui empêcheraient la saisie de biens pour dette ; D’autres à créer du papier-monnaie afin de briser le monopole de l’or et de l’argent. Rhode Island a non seulement voté pour un système de monnaie, mais a aussi menacé de socialiser toutes les entreprises commerciales de l’État.

En réponse à la menace du populisme, l’élite « vertueuse » a réagi de manière décisive – pas pour remédier au sort des débiteurs, bien sûr – mais pour en tirer profit. En conséquence, en 1786, cinq États ont envoyé des délégués pour se réunir à Annapolis, dans le Maryland, alors que la révolte de Shays tournait à la révolution. Cette minorité non élue a demandé au Congrès d’autoriser qu’une convention se tienne à Philadelphie l’année suivante « dans la seule et urgente intention de réviser des articles de loi de la Confédération ». Les articles ne seront jamais « révisés ». Ils seront tout simplement retirés par l’État profond.

L’État profond conspire

Grâce au livre de Charles A. Beard, « An Economic Interpretation of the Constitution of the United States », nous en savons beaucoup sur le statut des 55 hommes qui ont conspiré pour rédiger la Constitution. Mais la première chose que nous devons savoir, c’est qu’ils n’étaient pas autorisés par « Nous le peuple » simplement parce que personne n’avait voté pour eux ; Tous étaient des suppléants politiques.

Ce n’était même pas un échantillon représentatif du peuple. Aucune personne dans la salle de la Convention ne « travaillait pour gagner sa vie », pas de femme, ni de personne de couleur. Un seul prétendait être un « fermier », l’occupation d’environ 90% de la population de l’époque. La plupart étaient des avocats. Vous imaginez.

Si ces délégués représentaient quelqu’un, c’était l’élite économique : 80% étaient des détenteurs d’obligations ; 44 % des prêteurs d’argent ; 27% des propriétaires d’esclaves ; et 25 % des spéculateurs immobiliers. Sur le plan démographique, les 39 qui ont finalement signé le projet final de Constitution constituaient 0,001% de la population américaine déclarée au recensement de 1790. George Washington, qui la présidait, était probablement l’homme le plus riche du pays. Tous des joueurs de l’État profond.

Et les enjeux étaient élevés. Rappelons que la valeur nominale des obligations d’État en vigueur en 1787 était de 60 millions de dollars, ce qui équivalait à 10 % de la valeur totale des terres du pays. Mais ces obligations, pour la plupart, avaient été obtenues par les spéculateurs à une fraction de leur valeur nominale. Beard a estimé très prudemment que le profit des spéculateurs – si l’obligation était rachetée à sa valeur nominale – aurait été d’environ 40 millions de dollars. Exprimé en proportion de la valeur totale des terres au moment des Fondateurs, le bénéfice estimé des emprunts d’État détenus serait égal à au moins 3 mille milliards de dollars d’aujourd’hui. Sans impôts.

Nous ne savons toujours pas tout ce qui s’est passé à la convention. Personne n’a été chargé de garder un compte rendu de ce qui a été discuté. Selon les informations, même les fenêtres de la salle de réunion ont été clouées pour empêcher les écoutes – bien qu’il y ait eu des « fuites ». En raison de son secret et de sa nature non autorisée, certains historiens ont appelé cette convention « la deuxième Révolution américaine ». Mais les révolutions sont des évènements publics, extrêmement participatifs. C’était plutôt un coup d’État perpétré à l’abri de portes verrouillées.

La plupart des délégués ont vraisemblablement compris que le but non divulgué de cette convention était de jeter l’ensemble du système confédéré (qui avait coûté 25 000 vies américaines à sécuriser) à la poubelle. Ils n’avaient manifestement pas l’intention d’obéir à leurs instructions « de simplement réviser » certains articles puisqu’un certain nombre d’entre eux se sont présentés à la convention avec des projets déjà en main pour une nouvelle Constitution.

Le but ultime des conspirateurs était de remplacer la Confédération par ce qu’ils ont ensuite évoqué comme « une union plus parfaite » – conçue dès le départ pour protéger leurs intérêts de classe et pour s’assurer que le nouveau gouvernement possédait tout le pouvoir nécessaire pour perpétuer l’oligarchie existante.

À la Convention, Alexander Hamilton a capté le sentiment dominant : « Toutes les communautés se divisent entre quelques-uns d’un côté et la masse de l’autre. Les premiers sont les riches et les biens nés ; les autres, la masse des gens […] turbulente et changeante, qui juge ou analyse rarement bien. Il faut donc donner à la haute classe une part distincte et permanente dans le gouvernement. […] Seul un corps permanent peut compenser l’imprudence de la démocratie. »

Hamilton a en outre proposé que le Président et le Sénat soient nommés (non élus) à vie. Sa vision n’était qu’une sorte de monarchie. Bien qu’il ne soit pas un délégué à la Convention, John Jay, l’allié politique de Hamilton, propriétaire d’esclaves et premier juge à la Cour suprême, a annoncé l’objectif du « républicanisme » avec une franchise brutale : « Les gens qui possèdent le pays doivent le gouverner. »

Les Fondateurs n’avaient jamais envisagé de « gouvernement limité », à moins que ce soit dans le sens où le pouvoir du gouvernement soit limité à leur propre classe économique. [Voir Consortiumnews.com The Right’s Made-up Constitution].

Dans son livre intitulé « Towards an American Revolution : Exposing the Constitution & Other Illusions », l’historien Jerry Fresia résume succinctement le point de vues des Fondateurs : « La vision des Fondateurs, même celle de Franklin et Jefferson qui craignaient moins la politique des gens ordinaires que la plupart, était celle d’un État central fort, une nation dont le commerce s’étendrait de par le monde. En un mot, la vision était celle d’un empire où les propriétaires terriens se gouverneraient eux-mêmes. »

Un gouvernement par, et pour le peuple devait rester définitivement hors de question. L’État profond devait se gouverner lui-même. « Nous, le peuple », une phrase hypocritement lancée par l’ultra-aristocrate Gouverneur Morris, digne d’un canular orwellien.

La tâche délicate des délégués soigneusement sélectionnés était de produire un nouveau système de gouvernement radical qui ressemblerait superficiellement à une république démocratique, mais qui fonctionnerait comme une oligarchie.

L’excellent livre « Founding Finance » de William Hogeland, raconte la véhémence antidémocratique exprimée à la Convention : Le premier jour de cette réunion qui deviendra connue sous le nom de Convention constitutionnelle des États-Unis, Edmund Randolph, de Virginie, a entamé la procédure […] « Notre principal danger, a déclaré Randolph, vient des chapitres démocratiques de notre constitution. […] Aucune de nos constitutions – il veut dire celles des différents États – n’a fourni de contrôles suffisants face à la démocratie. »

Pas étonnant qu’ils se soient réunis en secret. Il n’est pas surprenant non plus que le mot « démocratie » n’apparaisse pas une seule fois dans l’intégralité de la Constitution des États-Unis ou l’une de ses modifications, y compris le Bill of Rights. En conséquence, la Constitution ne se réfère jamais non plus au vote populaire et n’a pas garanti le droit de vote jusqu’à l’adoption du 15e amendement en 1870, plus de 80 ans après la ratification. Le Préambule mis à part, les Fondateurs n’ont utilisé l’expression « le Peuple » qu’une seule fois (dans l’article premier, section 2).

Il a été suggéré que le mot « démocratie » pouvait avoir une signification différente de ce qu’elle est maintenant. Ce n’est pas le cas. Pour les délégués de la Convention le mot « démocratie » signifiait la même chose qu’aujourd’hui : « gouverné par le peuple ». C’est pourquoi ils détestaient ce concept. Les délégués se considéraient comme les patriarches du « républicanisme », l’idéologie qui a rejeté la participation au gouvernement par des gens comme les femmes, les serviteurs, les locataires, les esclaves et toutes classes inférieures non propriétaires. Sans aucun doute, les délégués étaient en désaccord sur de nombreuses choses, mais la « peur et le dégoût » de la démocratie les réunissait. À l’époque comme maintenant.

Les objectifs spécifiques de l’État profond

Intégré dans l’agenda largement antidémocratique des Fondateurs, on discerne quatre objectifs spécifiques. Il ne s’agissait pas d’une liste d’éléments annoncés à l’avance, mais ils ont été obtenus par consensus de groupe et reconnus comme étant les exigences minimales nécessaires pour atteindre l’objectif ultime de l’État profond.

Pour camoufler le nationalisme oligarchique flagrant que ces mesures visaient, les Fondateurs se sont hypocritement qualifiés de « fédéralistes ». Mais aucune de ces mesures ne concernait une « fédération » d’États souverains ; prises ensemble, elles étaient destinés à démolir la confédération existante « perpétuelle », pas à en recréer une plus efficace.

Un gouvernement national avec une participation citoyenne limitée. De toutes les mesures nécessaires pour parvenir à une oligarchie nationale, c’était la plus redoutable. Elle a été réalisée grâce à un large éventail de décisions.

Le Collège électoral. Le président et le vice-président ne sont pas élus par un vote populaire, mais par des Grands électeurs, à l’époque comme maintenant. Par exemple, lorsque George Washington a été élu président, la population américaine était de 3,9 millions. Combien de ces personnes ont pu voter pour George ? Exactement 69 personnes – c’était le nombre total de grands électeurs votant à l’époque. (Art. I, section 3)

Un Congrès Bicaméral. Le congrès est bicaméral, composé de deux « chambres » – la Chambre des représentants et le Sénat. En vertu de la Constitution originelle, les députés de la Chambre représentent les personnes qui votent pour eux, alors que le Sénat représente les États et non les personnes, et n’est donc pas un organe démocratique. On s’attend généralement à ce que le Sénat « vérifie » le vote démocratique de la Chambre des représentants. En effet, c’est l’unique objectif du bicaméralisme partout où il existe. (Article premier, articles 1 et 2).

Nomination des sénateurs par l’État. Les sénateurs étaient, à l’origine, nommés par les législatures des États (jusqu’au 17e amendement en 1913). On s’attendait à ce que le Sénat fonctionne au Congrès comme la Chambre des Lords fonctionnait au Parlement anglais : la voix de l’aristocratie. Bien que les sénateurs soient maintenant élus par le peuple, il est toujours difficile de défier un titulaire en raison du coût de campagne prohibitif  à l’échelle d’un État. (Art. I, section 3)

Nomination de la magistrature. Tous les juges fédéraux sont nommés à perpétuité par le président et confirmés par le Sénat (à l’origine antidémocratique). (Article III, section 1).

Pauvreté de représentation. La mesure la plus antidémocratique de toutes était l’extrême faiblesse du nombre total de représentants à la Chambre. À l’origine, la Chambre était composée de seulement 65 membres, soit un membre pour 60 000 personnes. Aujourd’hui, il y a 435 membres, représentant chacun environ 700 000 personnes. Ainsi, la représentation actuelle du public à la Chambre est 12 fois moins démocratique que lorsque la Constitution a été écrite – alors qu’elle était déjà plutôt médiocre.

Comparez : la veille de la ratification de cette Constitution, les peuples des 13 États Unis étaient représentés par environ 2 000 représentants, démocratiquement élus, dans leurs différentes législatures d’État (rapport de 1 :  1950). Le lendemain de la ratification, le même nombre de personnes étaient représenté par seulement 65 représentants au gouvernement national (1 : 60 000). En termes quantitatifs, cela représente une réduction de plus de 3 000 % de la représentation démocratique pour le peuple américain. (Art. I, section 2).

Absence de districts au Congrès. Bien que les députés de la Chambre soient maintenant élus par des circonscriptions de population égale, les districts ont été créés par le Congrès et non par la Constitution. Jusqu’aux années 1960, certains membres de la Chambre ont été élus hors district (comme les sénateurs). Cela favorisait les candidats les plus riches et les plus connus. (Non mentionné dans la Constitution).

Absence de possibilités d’appels, d’initiatives et de référendum. La Constitution ne permet pas aux gens de voter pour destituer un membre du Congrès, de faire des propositions de vote au Congrès (proposer une initiative) ou de voter directement, par référendum, sur n’importe quel problème (démocratie directe). (Non mentionné dans la Constitution).

Absence de processus d’amendement indépendant. L’une des raisons pour lesquelles les Américains ont maintenant des politiciens professionnels est que la Constitution ne permet pas aux « individus » de la modifier sans la coopération requise d’un membre du Congrès en place. Lors de la convention constitutionnelle, Edmund Randolph, de Virginie a (étonnamment) proposé que les gens aient le moyen de modifier la Constitution sans la participation du Congrès. Cette excellente idée, cependant, n’a pas été adoptée. (Article V).

L’Autorité au niveau national d’imposer directement les citoyens. (Article 1, article 8, 16e amendement).

La monopolisation nationale du pouvoir militaire. (Art. I, Sec. 8, articles 12, 13, 14, 15, 16).

Interdiction aux États d’émettre du papier-monnaie ou d’alléger les créances d’un débiteur. (Art. I, Sec. 10, article 1, section 8, article 4).

Toutes ces dispositions étaient complètement nouvelles pour les Américains. Pendant 150 ans ou plus, la participation des citoyens au gouvernement, aux milices indépendantes et à la délivrance de papier-monnaie avait été la prérogative des diverses colonies / États indépendants, et ils résistaient tous de manière vigoureuse contre la taxation directe par l’Angleterre. Lorsque la Couronne britannique avait menacé de réprimer les prérogatives coloniales, les mêmes hommes qui conspirent maintenant pour le pouvoir sur la nation ont alimenté la rébellion armée. L’hypocrisie était étonnante. Et la population le voyait bien.

Le consentement de la minorité

L’un de ceux qui a pris des notes, Robert Yates, un délégué de New York à la Convention, est sorti en signe de protestation. Peu de temps après, Yates (qui ne possédait aucun lien avec le gouvernement) a déclaré son objection à la nouvelle Constitution : « Ce gouvernement va acquérir un pouvoir absolu, incontrôlable, aux niveaux législatif, exécutif et judiciaire qui touchera tous les domaines auxquels il s’étend […] ».

« Le gouvernement, aussi loin qu’il s’étend, est total. […] Il a le pouvoir de faire des lois qui affecteront les vies, la liberté et la propriété de chaque homme aux États-Unis ; ni la constitution ni les lois d’aucun État ne peuvent empêcher ou entraver l’exécution totale et complète de tous ces pouvoirs donnés. »

Cette photographie montre les cicatrices laissées par les coups de fouet sur le dos de cet esclave afro-américain.

Au moins la moitié de la population américaine (appelée collectivement « anti-fédéraliste ») pensait que la Constitution était une très mauvaise idée. Bien sûr, les anti-fédéralistes actifs comme Yates n’étaient pas des fermiers surtaxés, et leurs objections reposaient souvent sur la défense des droits des États et non sur les droits économiques de la population. Cependant, la plupart des anti-fédéralistes semblaient alarmés que la Constitution n’affiche aucune garantie des droits politiques fondamentaux auxquels ils avaient accès sous l’Empire britannique, tels que la liberté d’expression ou un procès tenu par un jury populaire.

Le débat entre les partisans et les critiques de la Constitution a duré pendant un an où les journaux partisans publiaient des articles pour ou contre. Un recueil de 85 articles « pour » est connu maintenant sous le nom de « The Federalist Papers », articles écrits par Alexander Hamilton, James Madison et John Jay. Bien que ces articles aient été étudiés presque comme des reliques religieuses par les historiens, ils ne nous disent pas « ce que signifie vraiment la Constitution ».

La Constitution signifie ce qu’elle dit. Les Federalist Papers sont l’équivalent d’une brochure publicitaire écrit par des avocats qui tentent d’inciter les autres à « acheter » la Constitution. On peut en dire autant sur un recueil similaire d’Anti-federalist Papers d’où la citation de Yates, ci-dessus, a été tirée. En tout état de cause, il appartient aux tribunaux d’interpréter la Constitution, pas à des avocats intéressés.

En temps voulu, les anti-fédéralistes ont glissé leur pied collectif dans la porte. Il n’y aurait eu aucun espoir de ratification sans amendements garantissant des droits politiques fondamentaux – mais pas économiques. Bien que Hamilton ait soutenu qu’une garantie des droits serait « dangereuse », James Madison a convaincu les fédéralistes qu’accepter de garantir une future Bill of Rights serait beaucoup plus sûr que de trop s’ingérer dans le texte du document actuel, ce qui pourrait finir par révéler son agenda nationaliste fondamental et anti-démocratique. Et ainsi, un accord a pu être trouvé.

Malgré cela, la bataille pour la ratification de la Constitution n’a finalement pas été menée par le peuple du pays. Bien que les gens des nombreux États n’aient pas voté pour autoriser la tenue de la Convention, ou le document qui en est sorti, les Fondateurs ont été incroyablement arrogants, voire même sournois. Non seulement ils ont présenté ce document non autorisé aux États comme à prendre ou à laisser (aucune modification permise), mais le document lui-même exigeait que seule une « convention » spéciale puisse le ratifier, et non pas un vote populaire majoritaire.

La ratification par une convention signifiait que les gens voteraient pour les délégués à la convention, qui eux voteraient pour la ratification. Cela équivaut à transformer la ratification en un concours de popularité entre les délégués à la convention, plutôt qu’un vote démocratique direct sur le document lui-même. En outre, la ratification par convention présente la possibilité qu’une minorité de personnes dans un état (ceux en faveur de la Constitution) puisse « bourrer » la convention de délégués qui approuveraient un document établissant un gouvernement pour tous.

Les manipulations électorales n’étaient pas qu’une vision de l’esprit. À Philadelphie, par exemple, une foule a enlevé des législateurs élus qui boycottaient un vote de la convention, les a trainé physiquement jusqu’au parlement et les a ligotés à leurs chaises afin de forcer un vote de la convention. D’autres méthodes de manipulation plus subtiles ont eu lieu ailleurs, notamment la privation du droit de vote de certains électeurs par des combines sur le droit de propriété.

Il y a plus d’une centaine d’années, Charles A. Beard a terminé son étude exhaustive sur la Constitution et a confirmé qu’elle a probablement été ratifiée par la majorité… d’une minorité de personnes.

L’une des conclusions de Beard dit :

« La Constitution a été ratifiée par le vote de probablement un sixième des hommes adultes […] Les dirigeants qui ont soutenu la Constitution dans les conventions de ratification représentaient les mêmes groupes économiques que les membres de la Convention de Philadelphie […] La Constitution n’a pas été créée par ‘l’ensemble du peuple’ comme l’ont dit les juristes [juges] ; ni même créée par ‘les États’, comme l’ont longtemps prétendu les séparatistes Sudistes ; ce fut le travail d’un groupe bien solidaire dont les intérêts ne connaissaient aucune frontière d’État et qui étaient vraiment nationaux dans leur champ d’application. »

L’État profond, en d’autres termes. Il était bien sûr approprié qu’un document dont le but principal était de casser un régime démocratique soit mis en vigueur sans un vote populaire majoritaire.

En 1788, neuf des 13 États de la convention ont ratifié la Constitution (comme spécifié dans l’article VII de la Constitution) et le document est devenu la loi suprême du pays pour ces neuf États. En 1789, même le bastion démocratique du Rhode Island a fini par suivre l’exemple. Et, depuis, les écoliers américains sont amenés à croire que la Constitution est un document sacré, inspiré et ordonné par la bienveillance publique des Pères fondateurs.

Mais cela avait été prédit. C’était une pénible évidence pour Jean-Jacques Rousseau, philosophe politique genevois du XVIIIe siècle, le fait que le gouvernement constitutionnel était une invention de l’État profond, son bénéficiaire désigné.

Débordant de sarcasmes, son virtuose « Discours sur l’origine de l’inégalité » explique :

« [l’homme riche] a finalement conçu le projet le plus profond qui ait pénétré l’esprit humain : il s’agit d’employer en sa faveur les forces mêmes qui l’ont attaqué, de faire des alliés de ses ennemis […]

En un mot, au lieu de retourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en une puissance souveraine, qui peut nous gouverner par des lois sages, protéger et défendre tous les membres de l’association, repousser les ennemis communs et maintenir une concorde perpétuelle et l’harmonie parmi nous. »

Rousseau a écrit ces mots en 1754, 33 ans avant que Gouverneur Morris ne supervise la rédaction du même argument de vente que constitue le Préambule à la Constitution des États-Unis : « Nous, le peuple des États-Unis, afin de former une Union plus parfaite, établir la justice, assurer la tranquillité domestique, prévoir la défense commune, promouvoir le bien-être général et sécuriser les Bénédictions de la Liberté dont nous bénéficions et pour notre postérité, ordonnons et établissons cette Constitution pour les États-Unis d’Amérique. »

Rousseau conclut : « Tous ont offert leur cou au joug dans l’espoir de garantir leur liberté. Car, bien qu’ils aient eu le bon sens de percevoir les avantages d’une constitution politique, ils n’avaient pas l’expérience pour anticiper les dangers. Ceux qui parmi eux étaient les mieux qualifiés pour prévoir les abus, étaient précisément ceux qui s’attendaient à en bénéficier […]. »

L’État profond pose-t-il aujourd’hui une menace existentielle à la démocratie américaine ? Réalisez, les gars – rien de nouveau sous le soleil.

Jada Thacker est l’auteur de « Dissecting American History : A Theme-Based Narrative ». Il enseigne l’histoire et la politique dans une grande école du Texas

Traduit par Wayan, relu par Catherine pour le Saker Francophone.

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

   Envoyer l'article en PDF