La chute de l’Empire de l’Ouest


L’effondrement n’est pas un bug, c’est une caractéristique.


Par Ugo Bardi – Le 19 juin 2017 – Source CassandraLegacy

Esset aliquod inbecillitatis nostrae solacium rerumque nostrarum si tam tarde percient cuncta quam fiunt: nunc increa lente exeunt, festinatur dans damnum. Lucius Anneaus Seneca (4 BCE-65 CE)

Dans mon livre L’effet Sénèque, le premier chapitre s’intitule : L’effondrement n’est pas un bug, c’est une caractéristique. L’idée est que l’évolution des systèmes complexes est discontinue, ils évoluent en fluctuant et en s’effondrant. C’est une règle de base du fonctionnement de l’univers et s’il n’y avait pas d’effondrement, rien ne changerait jamais. C’est une règle qui s’applique aux systèmes politiques et elle est décrite ci-dessous avec une grande clarté par Alastair Crooke

Ugo Bardi


Par Alastair Crooke – Le 18 juin 2017 – Source theautomaticearth.com

La cité impériale est au bord du gouffre

Thomas Cole – Destruction de l’Empire 1836

Conflicts Forum, dirigé par Alastair Crooke, ancien diplomate britannique et personnage important selon le MI6, m’a envoyé un autre article inédit d’Alastair et a demandé si mon blog Automatic Earth le publierait. Oui bien sûr. Les articles précédents d’Alastair publiés ici sont : End of Growth sparks wide discontent en octobre 2016, Obstacles to Trump’s growth plans, en novembre 2016, et What is this crisis of modernity ? en janvier 2017.

Voici l’article :

David Stockman se réfère systématiquement au président Trump comme « le grand perturbateur ». Mais ce n’est pas une mauvaise qualité, insiste-t-il. Au contraire, c’est un mal nécessaire. Stockman fait valoir (pour me paraphraser) que Trump représente la force extérieure, l’externalité, qui pousse le « système mondial » vers le bord du précipice : il doit être bousculé, car les systèmes deviennent très ossifiés, beaucoup trop engagés sur leur chemin pour pouvoir être réformés. Cela n’a pas vraiment d’importance que les agents de ce processus de basculement (le président Trump dans ce cas) comprennent pleinement leur rôle central, le jouent de manière intelligente et subtile ou d’une manière grossière et visible. L’une ou l’autre manière sert le but. Et ce but est de provoquer la rupture.

Pourquoi une forte perturbation devrait-elle être en quelque sorte une « qualité » ? C’est parce que, pendant la période où « un système » se désagrège, l’histoire nous l’indique, on peut atteindre un point où il n’y a pas de possibilité de relance pour l’ancien système toujours en vigueur. Une externalité – peut-être la guerre, ou une autre calamité ou un Trump – est nécessaire pour faire basculer un système congelé : ainsi, l’intrusion externe peut être le catalyseur du changement transformationnel (souvent traumatisant).

Stockman le souligne : « La chose la plus importante à connaître sur l’environnement à risque actuel [il indique ici à la fois le risque politique et les risques financiers], c’est qu’il est extrême et sans précédent. Essentiellement, les élites dirigeantes et leurs principaux mégaphones médiatiques ont décidé avec arrogance que l’élection présidentielle américaine de 2016 était une erreur que l’on pouvait corriger. »

Mais l’auto-satisfaction est tout simplement endémique : « La fragilité totale de la dernière et plus grande bulle de la Fed ne pouvait pas être mieux contenue que dans ce fait étonnant. Au cours des 5 000 derniers jours de bourse (20 ans), le VIX (une mesure de la volatilité du marché) a clôturé en dessous de 10 à seulement 11 reprises. Et dans 7 cas, c’est arrivé au cours du dernier mois ! […] Cette complaisance pour quémander des financements» doit être martelée , déclare M. Stockman.

Ancien candidat à la présidence, Pat Buchanan est d’accord : « Le président Trump est peut-être chef d’État, chef de gouvernement et commandant en chef, mais son administration est combattue par des déloyalistes en train de comploter pour le faire tomber.

Nous approchons de quelque chose qui pourrait être une guerre civile où la capitale cherche le renversement du souverain pour réaliser son propre rétablissement. Jusqu’à présent, c’est une lutte non violente, bien que les affrontements de rue entre les forces pro et anti-Trump soient de plus en plus marqués par des combats et des bagarres. La police a eu du mal à séparer les gens. Quelques-uns ont été arrêtés portant des armes dissimulées.

L’objectif de cette ville est de renverser Trump, par l’intermédiaire d’un coup d’État de l’État profond et des médias. Ce n’est pas un secret. Peu le nient. »

L’extraordinaire succès de la « fabrication » et du « parachutage » de Macron lors de l’élection présidentielle française par l’élite française, précisément comme ordonné par l’État profond globalisé (y compris leurs homologues américains), a renouvelé leur confiance que le glissement de l’Europe et de l’Amérique vers le « populisme » est en effet une « erreur qui peut être corrigée ». Les élites européennes peuvent à peine contenir leur Schadenfreude revitalisée envers les Brexiters et les populistes à l’incompatibilité présumée  (voir ici).

Thomas Cole – Consummation of Empire 1836

Mais malgré le danger manifeste pour l’intégrité du système politique lui-même, Stockman note : « Il n’est pas neutre de suggérer que le S&P 500 à 2440 est plus fragile que le ‘marché’ ne l’a jamais été. »

Toute poussée fâcheuse même minime pourrait l’envoyer en tête-à-queue… Doug Kass l’a dit le mieux dans un commentaire récent : au fil de l’histoire, comme nous l’avons appris, un Moment Minksy se développe lorsque le sentiment des investisseurs devient complaisant après de longues périodes de prospérité et que les données sont ignorées, et ne paraissent même plus importantes, comme je l’ai écrit dans « C’est un marché de type Bohemian Rhapsody : rien ne compte vraiment … pour les investisseurs ». En bref, le marché est devenu « zombie » (dans le sens d’un mécanisme de défense psychologique quand envisager l’alternative est tout simplement trop menaçant pour la psyché).

Daniel Henninger, dans le Wall Street Journal, écrit : « L’élection de Donald Trump a causé un choc psychologique dans une grande partie de la population. Mais le phénomène de Trump n’a fait qu’accélérer des forces qui poussaient dans cette direction avant les élections de 2016 …

Il est impossible de passer à côté de la compréhension de cette intensité émotionnelle en laquelle s’est transformée la politique américaine. Les rassemblements de campagne de M. Trump et de Bernie Sanders ont souvent  été environnés de violence. Les journalistes décrivent les rencontres politiques en ville comme remplies d’électeurs ‘en colère’. Dénigrer violemment l’opposition dans ces forums ou sur les campus a été pratiquement intériorisé comme un comportement standard. Le refus de la raison est la nouvelle normalité. Et puis, la déraison est devenu le discours libre.

Expliquer ces impulsions comme un tournant routinier du cycle politique populiste est insuffisant. Il se passe quelque chose de plus permanent. »

Ce ne sont, bien sûr, pas seulement les marchés qui sont menacés par des risques non perçus. Trump ne sera pas pardonné pour avoir oser défier le mème sacrosaint d’un monde divisé entre les (bonnes) démocraties « libérales » (dirigées par les États-Unis et leurs alliés européens) et les (mauvaises) autocraties « illibérales » (menée aujourd’hui par la Russie du président Poutine) : en snobant l’OTAN et en se retirant de l’accord sur le climat de Paris. Le professeur Michael Klare écrit : « Ce que cela nous dit, c’est que le président Trump est en train de démanteler l’ordre mondial libéral créé par Franklin D Roosevelt à la fin de la Seconde Guerre mondiale. »

Thomas Cole – Destruction de l’Empire 1836

C’est une offense, semble-t-il, contre quelque chose de sacré : récemment, la comédienne américaine Kathy Griffin a posté une vidéo d’elle-même portant la tête sanglante et coupée de Donald Trump. « Mais ce n’était pas terminé, note Henninger. Nous pouvons supposer que, alors que Mme Griffin créait sa vidéo, les artistes du Théâtre public de New York répétaient leur production de Jules César, celle dans laquelle le public de Central Park regardait un ‘César’ comme Donald Trump, aux cheveux blonds, qui est jeté bas d’un podium par des hommes en costumes et assassiné avec des coups de couteaux … Tout ce qui protégeait les portes de l’esprit des gens par quelque chose de sécurisé et de stable, s’est effacé. »

Mike Vlahos (professeur au collège américain de la Guerre navale et à John Hopkins) nous dit qu’en tant qu’historien militaire et stratège mondial il s’est beaucoup intéressé à la question de savoir pourquoi les « systèmes mondiaux » se désagrègent. Sa première intuition lui dit que leur effondrement était en général provoqué par une force extérieure massive telle que la guerre, la peste ou la famine, et par les migrations massives concomitantes des peuples.

Mais quand lui et ses étudiants ont terminé leurs recherches, il a conclu que bien que ces facteurs aient souvent joué un rôle important, ils n’étaient pas la principale cause de l’effondrement d’un système. Au contraire, il a identifié un certain nombre de déclencheurs clés :

  • Les élites sont devenues stratifiées et la politique est gelée.
  • L’allégeance des peuples a été prise pour acquise, en même temps que les élites choisissent d’ignorer les menaces qui pèsent sur le mode de vie des peuples.
  • La mobilité sociale a diminué et les résistances aux changements ont augmenté.
  • Les élites travaillent plutôt pour maximiser leur richesse et leur statut.
  • L’autorité en tant qu’élite devient excessivement militarisée – et le justifie pour « sauver la civilisation ».

Il conclut de cette étude que « la situation que nous vivons aujourd’hui […] ici dans la ville impériale de Washington DC, c’est qu’elle est absolument creuse […] elle n’est plus capable d’offrir une alternative à son propre peuple, le peuple américain… Je pense que nous avons atteint un point où il n’y a pas de possibilité de renouveau dans le système actuel. Le système actuel est figé […] et déterminé à se cannibaliser dans une sorte de guerre civile qui arrive, et qui le consumera.

Méthone, l’une des grandes nations de la fin de l’âge du bronze, a eu ce même problème avec ses élites et le 1% que nous avons aujourd’hui, et ils ont été renversés. C’était il y a 3300 ans, et ça continue de se répéter. La structure même des relations décadentes dans les périodes finales auxquelles les élites refusent de s’accommoder, refusent de s’adapter, refusent d’être sensibles aux besoins de l’ensemble de la société, cela signifie que cela doit se produire. Il doit y avoir un renversement […] pour que les choses finissent par s’améliorer, se renouveler. En d’autres termes, vous ne pouvez pas renouveler un système de l’intérieur ».

Est-ce la situation aujourd’hui ? Les conditions préalables que le professeur Vlahos relate, en termes d’hubris de l’élite, d’estime de soi et de dédain pour les vraies préoccupations des gens sont là (la polarisation de la société américaine aux élections américaines en fournit la preuve empirique). Et Stockman, en appelant Trump le « Grand Perturbateur » indique clairement qu’il pourrait être précisément cette « externalité » (venant de l’extérieur de l’élite), qui pourrait inciter les choses à « basculer ». C’est sûrement ce que veut dire Stockman lorsqu’il avertit que « l’environnement à risque actuel » est extrême.

Bien sûr, la réplique habituelle est que Trump n’offre aucune vision conceptuelle, aucune alternative cohérente pour l’avenir, mais qu’il se saisit seulement avec succès d’un certain nombre d’idées clés : le pouvoir du nationalisme culturel, la douleur ressentie par les dommages collatéraux du globalisme, l’impact d’une éviscération de l’économie américaine, et la nécessité de remettre l’Amérique en tête des préoccupations politiques. C’est vrai. Ces idées ne constituent pas une vision pour l’avenir, mais à quoi faut-il s’attendre de la part du « Grand Perturbateur » ? Son « agenda » est celui d’un catalyseur, et non celui d’un « constructeur  » final. Cela viendra plus tard.

Thomas Cole – Désolation de l’Empire 1836

Alors, d’où vient le renouvellement sociétal ultime ? La réponse classique est qu’après la « rupture », il ne reste plus rien au milieu des ruines (métaphoriques) de tout ce qui se présentait comme la « modernité » régnante. Historiquement, le renouvellement a été effectué à travers une « racine » commune – au-delà des racines de tout ce qui a représenté la crise contemporaine – pour un retour aux sources, profondément dans l’histoire culturelle archétype d’un peuple. Le fouillis de la mémoire collective permet à un récit de façonner pourquoi le « mal » actuel a frappé son peuple et pour le faire avancer, transformé en un sens contemporain, une « solution » : une nouvelle compréhension méta-historique.

Clairement, ce type de renouveau spirituel n’est pas dans les « cordes » du président Trump. (Mais peut-être dans celles de Steve Bannon ?).

Qu’est-ce que tout cela signifie en termes pratiques ? Tout d’abord, cela suggère que la plupart d’entre nous préfère toujours ne pas aborder la sombre réalité qui est que « l’objectif de cette ville (Washington DC) est de faire chuter Trump, par un coup médiatique et de l’État profond » avec l’amère guerre politique de tranchées que cela laisse présager. Nous préférons nous reposer dans la complaisance (en tant que zombies pour l’instant), jusqu’à ce qu’une crise nous frappe de manière personnelle.

Deuxièmement, les pensées d’un retour facile au statu quo ante (par exemple via le vice-président Pence qui prendrait la main) sont problématiques (sans compter l’élection de Macron en France). Mais les élites (toutes) ont, dans leur « guerre » contre les « populistes » et les « déplorables », totalement perdu leur légitimité et leur autorité pour une part substantielle de leur population. Et ils ne pourront pas – ne peuvent pas – s’adapter. Car c’est leur nature. C’est le moment, comme le note le professeur Vlahos, où un système – à savoir la gouvernance opérationnelle des États-Unis – commence à « se désagréger ». Les individus, les cabales au sein du gouvernement, tous les départements d’État, cherchent à maintenir leur propre « autorité », plutôt que celle du gouvernement, comme il en a reçu le mandat par l’électorat.

Ainsi, nous avons vu la semaine dernière le Sénat voter à 97 contre 2 pour imposer d’autres sanctions à la Russie. Un autre bâton a été jeté dans les roues de la politique étrangère de Trump – et conçu explicitement pour paralyser et entraver le président.

Troisièmement, l’intention est – comme le venin d’un reptile amazonien – de « le mordre » avec tant d’insinuations et d’enquêtes variées et autres allégations, que Trump, comme la victime du reptile, reste éveillée, mais incapable de bouger un muscle : un vrai zombie, en fait, comme le reptile se nourrit du cadavre vivant de sa victime.

Quatrièmement, ce président zombifié des États-Unis sera confronté à l’obligation de négocier avec le Congrès une sortie à la bulle financière qui monte en flèche, tandis qu’une économie moribonde réelle se traîne en arrière – sous la pression du délai autour du plafond de la dette, qui approche rapidement. Le coup de poing du Sénat au visage du président avec le vote sur les sanctions en Russie suggère qu’il est plus que probable qu’il aura un autre bâton dans les roues : cette fois-ci visant son programme de relance.

Quels autres enseignements pourrait offrir l’histoire ? Deux, peut-être : le professeur Vlahos, lors de sa discussion avec John Batchelor, souligne que, au moment même où le centre de pouvoir qu’était l’Empire romain avait déjà commencé à chuter, l’Empire s’effondrant était au sommet de sa gloire et qu’il était imité dans ses coins les plus éloignés : par les peuples de Gaule et de Germanie, par exemple. Est-ce que nous ne le voyons pas aujourd’hui, en Europe, alors que Merkel et Macron s’engagent à garder vivantes les valeurs libérales et globalistes de l’Empire américain – aux confins de l’Empire américain – en Europe ?

Et enfin, répondant à la question sur ce qui avait amené au renouvellement, le professeur Vlahos dit : « Les légions romaines, les armées tsaristes, les armées impériales allemandes et les armées ottomanes. »

Les élites du Pentagone devraient bien en prendre note.

Alastair Crooke

Note du Saker Francophone

On peut aussi penser au livre de Joseph Tainter sur l'effondrement des  sociétés complexes.

Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Catherine pour le Saker Francophone

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