Annie Lacroix-Riz : La Révolution d’Octobre, normale ou monstrueuse ?


Par Annie Lacroix-Riz − Septembre/Octobre 2017 − Source Initiative Communiste

La révolution d’Octobre est aussi logique que la Révolution française, qu’on ne peut expliquer qu’en décrivant, à l’exemple des grands historiens Albert Mathiez, Georges Lefebvre et Albert Soboul, la crise, de long et de court termes, de l’Ancien Régime féodal qui précéda et provoqua ce séisme.

Une longue situation prérévolutionnaire

Un pays arriéré, jeté dans le capitalisme entre l’oukase de 1861 abolissant le servage et la mise en coupe réglée de cette Caverne d’Ali Baba, depuis les années 1890, par les puissances impérialistes développées. La masse des paysans, plus de 80% de la population, fut soit privée de terre, soit enfoncée, plus gravement au fil des générations, dans la dette du rachat obligatoire des terres devenues « libres », à la superficie réduite à quasi rien (les paysans français avaient, eux, arraché en juillet 1793, au terme d’une lutte ininterrompue de quatre ans, l’abolition des droits seigneuriaux sans indemnité). La classe ouvrière issue de ce monde paysan misérable fut surexploitée par la grande bourgeoisie nationale et plus encore par les tuteurs de cette dernière, les grands groupes bancaires et industriels étrangers (français, britanniques, allemands, suisses, américains), qui, depuis l’ère du ministre de Witte, contrôlaient toute l’économie moderne.

Concentrée plus qu’en tout autre pays dans les grandes villes, avec sa capitale politique, Saint-Pétersbourg–Petrograd, en tête, avec l’énorme usine d’armement Poutilov, elle était combative :  40% des 3 millions d’ouvriers d’avant 1914 travaillaient dans des usines de plus de 1 000 ouvriers, et « la courbe des grèves » enfla sans répit du second semestre 1914 à février 1917, passant de 30 000 à 700 000 grévistes.

Les manifestations de femmes ouvrières qui se déroulent à Petrograd en 1917 amorcent la révolution russe

La guerre russo-japonaise de 1904, insigne manifestation des appétits des grands impérialismes rivaux pour le pactole russe, s’était achevée, vu l’ineptie militaire du régime tsariste, sur un fiasco aussi cuisant que celui qui avait mis fin à la guerre de Crimée. Avec pour conséquence la révolution de 1905, dans laquelle Lénine, chef de la fraction « bolchevique » (majoritaire au congrès de Londres de 1903) du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), vit, après coup, « le plus grand mouvement du prolétariat après la Commune » et « la répétition générale » de celle de 1917. L’échec du mouvement fondateur des « conseils » (soviets), nouveau mode d’expression et de pouvoir populaires, fut suivi d’une terrible et durable répression : plus que jamais, l’empire fut une prison des peuples, chérie absolue du grand capital français prêteur de crédits garantis par l’État français et « tondeuse de coupons » 1. Cet échec retarderait de cinquante ans l’échéance d’une nouvelle révolution, à moins, pensait Lénine, d’une crise ou d’une guerre. La suite raccourcit les délais en conjuguant les deux.

Le système tsariste s’avéra aussi inepte qu’habituellement dans la conduite de la guerre générale. Sa chair à canon ne disposa même pas du minimum de munitions, la Russie fabriquant de 1914 à 1917 neuf fois moins de cartouches et fusils que nécessaire. Baisse de la production agricole de près du quart, gabegie des réquisitions, récoltes pourrissant sur les lieux de production, insurmontables problèmes de transport, catastrophe du ravitaillement : début 1917, même sur le front, la ration de pain ne dépassait pas la journée et les soldats-paysans (95% de l’armée) rentraient à pied chez eux. C’était pire en ville, à Moscou et Petrograd notamment. La faim fut « la cause immédiate de la révolution » de février 2. Celle-ci aboutit à l’abdication de Nicolas II, qui « avait fait l’unanimité contre lui ».

Une révolution logique

Les bolcheviques, exilés, comme Lénine (en Finlande), ou clandestins en Russie, étaient certes alors ultra-minoritaires. Mais ils cessèrent vite de l’être car le peuple russe, avide de réformes profondes, dut constater que son sort ne changeait pas. Il fut au fil des mois amèrement déçu par ceux auxquels il avait accordé sa confiance, tels les socialistes-révolutionnaires qui avaient depuis longtemps promis la terre à ceux qui la travaillaient. Même les paysans finirent par admettre, au tournant d’octobre 1917, qu’aucun autre parti que celui de Lénine, seul à démontrer depuis février sa capacité à tenir ses engagements, ne leur donnerait la terre et ne les libérerait de droit de la boucherie à laquelle ils avaient d’ailleurs commencé à se soustraire de fait depuis 1916.

Les historiens français des années 1970 montraient comment l’évolution de la conjoncture et des rapports sociaux avait en un temps record, entre août et octobre 1917 surtout, érigé les minoritaires de février en délégués exclusifs des « aspirations populaires ». L’universitaire René Girault a décrit ce processus dominé par deux questions, la terre et la paix. « À partir du putsch manqué du général Kornilov (fin août), l’évolution accélérée des soviets vers les bolcheviks, marquée par le passage de bon nombre de soviets urbains, de soldats et même de paysans à des majorités bolcheviques, montre que la constante opposition des bolcheviks à l’égard du gouvernement provisoire (et envers son “incarnation” Kerensky) remporte l’adhésion populaire ».

Le parti bolchevique réalisa dès la prise du pouvoir les réformes promises en « faisa[n]t basculer de son côté la grande masse de la paysannerie », sachant que « la confiance [que lui accordaient l]es masses urbaines était beaucoup plus forte » que celle des paysans. L’analyse de l’historien socialiste rejoignait, soixante ans plus tard 3, celle du grand journaliste communiste américain John Reed, auteur des “Dix jours qui ébranlèrent le monde”, chef-d’œuvre d’« histoire immédiate » de la révolution d’Octobre et de ses enjeux de classe qu’il faut lire et relire 4.

La coalition impérialiste contre les Soviets

Ce sont ces transformations effectuées avec autant de pragmatisme que de fidélité aux principes, selon Girault, qui assurèrent aux bolcheviques seuls (solitude qu’ils n’avaient pas voulue) la victoire finale dans une « guerre civile » qui, comme pour la Révolution française et toutes les « guerres civiles » depuis lors, fut d’origine et de financement surtout étrangers (comme l’atteste l’actuel cas vénézuélien). Ce n’est pas parce que les bolcheviques étaient des dictateurs sanguinaires haïs de leur peuple que, depuis 1918, « les forces armées de quatorze États envahirent la Russie soviétique sans déclaration de guerre », avec en tête « la Grande-Bretagne, la France, le Japon, l’Allemagne, l’Italie, les États-Unis », tuèrent plus de Russes que la guerre même, 7 millions d’« hommes, femmes et enfants », et causèrent des « pertes matérielles estimées par le gouvernement soviétique à 60 milliards de dollars », montant très supérieur aux « dettes tsaristes aux Alliés » et qui ne donna lieu à « aucune réparation » des envahisseurs, selon « le bilan » de Michael Sayers et Albert Kahn 5. Comme les aristocrates d’Europe coalisés en 1792 pour rétablir en France l’Ancien Régime et assurer chez eux la survie des privilèges féodaux, les groupes étrangers qui avaient fait main basse sur l’empire russe et les États à leur service plongèrent à nouveau la Russie dans trois ans de chaos pour conserver leurs trésors et s’en tailler de nouveaux, telle la Royal Dutch Shell, qui comptait à l’occasion rafler la totalité du pétrole caucasien. Comme en France, la Terreur révolutionnaire ne fut que la réplique obligée aux assauts extérieurs.

L’étape actuelle de la démonisation de la Russie soviétique (ou non)

En comparant les révolutions française et russe, le grand historien américain Arno Mayer, professeur à Princeton, a confirmé ces analyses de Sayers et Kahn, futures victimes du maccarthysme 6. Si la France, a-t-il conclu, avait été une « forteresse assiégée » avant que la nouvelle classe dominante pût « s’arranger » avec les privilégiés contre-révolutionnaires de France et d’ailleurs, la Russie soviétique demeura un paria assailli de sa naissance à sa mort, et pour des motifs indépendants du caractère et des façons de Lénine ou de Staline 7. Exception, heureusement traduite, dans le paysage historiographique.

Car les historiens « reconnus » présentent aujourd’hui la révolution d’Octobre comme le coup d’État d’un groupuscule anti-démocratique et assoiffé de sang, ou, au mieux, comme une entreprise initiale sympathique, confisquée par une « minorité politique agissant dans le vide institutionnel ambiant » et débouchant, ô horreur, sur « des décennies de dictature » et sur « l’échec soviétique [marquant] l’échec et la défaite de toutes les formes historiques d’émancipation du XXe siècle liées au mouvement ouvrier » : ces jugements respectifs de Nicolas Werth et Frédérick Genevée, dans « Que reste-t-il de la révolution d’Octobre? », hors-série de L’Humanité publié à l’été 2017, confirment les regrets officiels du PCF sur son passé « stalinien » dès la publication du “Livre noir du communisme” de 1997 du tandem Stéphane Courtois (successeur de feu François Furet)–Nicolas Werth.

Écho significatif du tournant antisoviétique et pro-américain des manuels français d’histoire du secondaire négocié dès 1983, qui frappa l’URSS 8 puis la Révolution française : c’était la double obsession de Furet, historien sans archives dont « ceux d’en haut », en France, aux États-Unis et dans l’Union européenne, Allemagne au premier chef, usèrent tant des services 9. Après la chute de l’URSS et ses suites, l’extension considérable de la sphère d’influence américaine en Europe, la criminalisation de l’URSS s’imposa d’autant plus aisément que presque tous les anciens partis communistes avaient cessé d’y résister.

L’historiographie dominante est alignée sur la propagande anti-bolchevique et russophobe déversée depuis la fin de 1917. Mais on peut encore confronter la litanie des grands médias et de leurs historiens fétiches aux nombreux travaux scientifiques qui ont décrit correctement la révolution d’Octobre. Les lire sur l’événement majeur du XXe siècle permet d’aspirer une grande bouffée d’air frais. N’hésitez pas…

Annie Lacroix-Riz

Note du Saker Francophone

Cet article permet d'introduire l'interview à suivre de Mme Lacroix-Riz. Il est publié sur notre site dans la suite des textes parus en septembre, 100 ans après le coup d’État bolchevique, présentant la vision de différents auteurs sur cette révolution, Emmanuel Leroy, Valérie Bugault, Youssef Hindi et Lucien Cerise.

Enfin, Mme Lacroix-Riz a accepté aimablement de répondre à quelques questions.


Interview d’Annie Lacroix-Riz , 30 octobre 2017

Le Saker francophone : – Est-ce que cet anniversaire de la révolution russe n’est pas finalement une excellente occasion de remettre l’Histoire sur le devant de la scène ? On a l’impression que l’Histoire cachée sous le tapis du confort matérialiste ressurgit de tous les côtés comme celle de la création de l’UE à l’occasion des dernières élections présidentielle ?

Annie Lacroix-Riz : – L’Histoire n’a en France pas si souvent été « cachée », elle est plutôt sur le devant de la scène, et tout ou presque est l’occasion d’en faire ou de faire semblant d’en faire : bicentenaire de la Révolution française, « mémoire » de la colonisation, centenaire de la Première Guerre mondiale, anniversaires de 1944, de 1945. On peut noter cependant la discrétion de violette sur l’anniversaire, en 2008, de la conférence de Munich de septembre 1938, silence d’autant plus singulier que toute campagne de propagande contre un « ennemi » présenté comme égal à Hitler ou pire, depuis plus de 60 ans (Nasser en 1956, Milosevic dans les années 1990, les Russes à toute occasion, la Syrie depuis 2011, etc.) offre l’occasion de tonner contre « l’esprit de Munich » supposé animer un Occident naïf et « faible » face aux menaces des « États voyous » (les Rogue States chers à la présidence des États-Unis).

Mais cette histoire est maniée par la grande presse et ses « experts » historiques à une sauce qui en masque le plus souvent l’essentiel ou qui transforme en son contraire la réalité historique pourtant établie par le travail sur les sources originales. La nouveauté des dernières décennies, en France, est que l’Histoire, qui a été et demeure un enjeu politique décisif, et qui si elle est diffusée au grand public davantage qu’autrefois, ne l’est plus guère que sous une forme qui correspond aux intérêts des puissants. Elle est présentée avec la collaboration permanente d’historiens bien-pensants, régulièrement invités, seuls admis aux « débats » dont tous les protagonistes sont toujours d’accord (les absents étant régulièrement qualifiés de « complotistes »), aux présentations de documentaires et d’émissions télévisées ou radiophoniques : les historiens officiels ou officieux jouent aujourd’hui le rôle dans la propagande des classes dirigeantes que jouaient avant-guerre les universitaires des facultés de droit et de sciences économiques, qui se mettaient souvent au service direct du grand capital. Lequel, en juillet 1936, dans une phase de propagande patronale intense à destination du public, plaça même l’un d’entre eux, le cagoulard Claude-Joseph Gignoux, à la tête (apparente) de la Confédération générale du patronat français.

Les effets de cette mise en avant sont d’autant plus graves que notre enseignement historique a été simultanément cassé, par une politique d’ailleurs conduite à l’échelle de l’Union européenne, très bien analysée par mes collègues, professeurs de l’enseignement secondaire, Gisèle Jamet et Joëlle Fontaine, dans leur ouvrage “Enseignement de l’histoire. Enjeux, controverses autour de la question du fascisme”, 10. Une historienne américaine qui a depuis abandonné ce métier, Diana Pinto, avait relevé il y a plus de 30 ans la brutalité de l’offensive antisoviétique et pro-américaine dans l’historiographie française : elle avait été surprise par le « zèle de surenchère » d’une « conversion intellectuelle à l’anti-soviétisme » et au « pro-américanisme » en cours dans les manuels de fin d’enseignement secondaire, qui depuis l’après-guerre s’étaient en général montrés bienveillants pour les Soviets vainqueurs militaires du IIIe Reich et tièdes envers l’impérialisme américain 11. Certes, Diana Pinto était heureusement surprise de cette soudaine détestation de l’URSS par les historiens français (et fâchée contre les géographes qui restaient trop russophiles). Mais à mon avis, un tel article est impubliable aujourd’hui : sa franchise ferait scandale dans le Landerneau du conformisme, dont l’APHG (l’association des professeurs d’histoire géographie) est devenue une sorte de porte-parole.

La croisade n’est donc pas nouvelle mais elle a été rendue plus efficace par le succès de cette classe « européenne » de l’enseignement historique et par l’utilisation directe de l’histoire et des historiens académiques, à l’échelle européenne voire internationale : pensons aux énormes moyens dont a été dotée la campagne politique de lancement et de diffusion du “Livre noir du communisme”, événement suivi depuis lors par d’autres lancements tapageurs centrés sur le caractère monstrueux de Staline et du socialisme soviétique, et accréditant le thème de l’identité nazisme–communisme. Et surtout, cette offensive ne rencontre quasiment plus de résistance. Le mouvement progressiste, et singulièrement le parti communiste, avait depuis sa naissance, et plus encore après la Deuxième Guerre mondiale, permis l’accès à un public limité mais non négligeable d’un courant historique scientifique marxiste, par différents canaux, sa propagande courante via sa presse, la formation de ses militants, la production de ses éditions, notamment les Éditions sociales.

Ce courant a disparu, non seulement parce que les éditions du PCF ont subi les conséquences de son considérable affaiblissement politique et de sa ruine consécutive, mais aussi parce que ce parti a accepté de se situer seul du point de vue de l’historiographie dominante (ou de la propagande historique dominante) : il s’est battu la coulpe à l’époque de la publication du “Livre noir du communisme” (1997) et n’a jamais cessé depuis. Il n’est que de lire l’ahurissant « hors-série » de L’Humanité de l’été 2017 sur le centenaire de la Révolution d’Octobre (évoqué dans l’article que vous avez reproduit), au titre très en vogue mais absolument a-historique (« Que reste-t-il de la révolution d’Octobre ? », mots soulignés par moi). Il n’a été fait appel qu’aux historiens partageant cette hostilité envers l’URSS et le passé communiste, qu’ils soient membres ou sympathisants du PCF ou anticommunistes et antisoviétiques notoires.

Il est piquant de noter que les historiens de la première catégorie sont parfois, tel le responsable des archives du PCF, Frédérick Genevée, beaucoup plus négatifs que ceux de la seconde catégorie, telle la collègue qui m’a succédé à Paris 7, Sophie Cœuré, auteur d’un texte plus modéré que sa production habituelle. L’article « Ces Français de Russie qui firent le choix de la révolution » est plutôt factuel, différent du ton des travaux habituels de l’intéressée, qui portent, non pas sur la réalité de l’URSS mais sur la littérature d’entre-deux-guerres des Français durablement séduits par le bolchevisme ou (surtout) transfuges du bolchevisme devenus croisés antisoviétiques. Car les travaux de Sophie Cœuré et leur affichage médiatique (systématique, notamment sur Mediapart) révèlent une vraie détestation du bolchevisme, des bolcheviques et de l’URSS.

Son principal ouvrage, “La grande lueur à l’Est”, Paris, Seuil, 1999 (dont elle a confirmé l’orientation en présentant avec Rachel Mazuy, “Cousu de fil rouge. Voyage des intellectuels français en Union soviétique. 150 documents inédits des Archives russes” 12, manifeste une immense admiration pour les « témoins lucides, Victor Serge, Boris Souvarine, Pierre Pascal » : ceux qui ont rompu avec l’URSS (et dont elle ne décrit pas les modalités de l’exploitation systématique par le grand patronat français dès leur rupture) ; il professe en revanche un grand mépris pour les intellectuels restés pro-soviétiques, érigés en benêts. Sa bibliographie est idéologique, politique extérieure comprise 13. Mme Cœuré va jusqu’à reprocher à l’État français d’avoir entretenu des relations diplomatiques avec un État criminel qu’il aurait laissé libre d’organiser sa propagande en France sans mettre en place contre lui la « contre-information » indispensable (remarque hautement comique dans un pays où l’anti-soviétisme a tout submergé depuis 1918 au plus tard).

Je laisse vos lecteurs réfléchir sur le sérieux de cet extrait de sa conclusion qui atteste au moins autant d’ignorance sur les réalités françaises que soviétiques (je vous renvoie à mon ouvrage “Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930″ 14 : « Les gouvernements de la IIIe République acceptent l’instauration de rapports inégaux dans les domaines de la presse ou de la présence diplomatique. Aucune contre-information systématique n’est organisée. Car, jusqu’au Front populaire peut-être, la France ne semble pas menacée directement. La primauté de l’enjeu intérieur explique largement l’indifférence aux souffrances des peuples soviétiques. Concevoir et comprendre cette violence massive, inédite, sans justification militaire aucune, aurait demandé aux hommes et aux femmes de l’époque, imprégnés des logiques de la guerre mondiale, un effort qu’ils n’étaient pas prêts à faire, ou qu’ils n’étaient pas en mesure de réaliser. » (op. cit., p. 294).

Mme Cœuré est régulièrement appelée à montrer avec quelle précocité les méchants bolcheviques martyrisèrent un peuple si avide de démocratie : dans le « débat » de Médiapart du 4 octobre 2017 15, le malheureux Christian Salmon doit rappeler, vers 55 minutes (sur une heure) – alors que l’animateur (François Bonnet) a tonné contre le délire massacreur de Lénine en 1918 et que Sophie Cœuré a dit son désespoir que les bolcheviques eussent si vite étouffé les « ébullitions démocratiques » nées de la si prometteuse révolution de février –, que la Russie soviétique est alors envahie par 18 pays étrangers (en fait, c’est 14, dont notamment la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, le Japon, les États-Unis), ce qui perturbe le fonctionnement « normal » de la démocratie. L’Humanité a évincé tout historien non antisoviétique (pour un motif ou un autre), et sollicite des intellectuels au rôle essentiel dans la croisade antisoviétique, mais dont l’autocensure pour l’occasion interdit aux lecteurs de L’Humanité de soupçonner la véritable problématique sur les Soviets.

Certes subsiste un courant historiographique critique, qu’on trouve disséminé parmi de vaillants petits éditeurs, parmi lesquels Le Temps des cerises, Delga, et tel grand éditeur accepte de publier, çà et là, un ouvrage qui détonne (j’ai eu la chance de bénéficier de telles exceptions depuis les années 1990). Mais c’est un minuscule ruisseau en regard des machines de guerre déployées tous les jours par la grande presse écrite, par la radio et la télévision, en compagnie des « historiens du consensus » (expression d’un excellent spécialiste américain du fascisme français, Robert Soucy). Ce qui vaut pour les Soviets vaut aussi pour l’histoire de Vichy, de la Résistance, de l’épuration, qui ont fait l’objet depuis une vingtaine d’années d’une droitisation radicale : certains grands éditeurs, tels Perrin et Tallandier, s’en sont fait une véritable spécialité 16. Ce courant « révisionniste » droitier, très respectueux envers nos élites, qui brocarde le « résistancialisme » (sic) ne cesse de grandir : pourvu d’un écho éditorial et journalistique considérable, il seconde efficacement des carrières universitaires difficiles dans la terrible conjoncture actuelle des sciences sociales.

– Vous postulez que l’on ne peut comprendre l’histoire qu’à travers la lutte des classes. Peut-on avoir aussi une autre grille de lecture, par exemple avec l’énergie ? N’est-ce pas la quantité, la densité et la fluidité de l’énergie qui façonne le monde ? La lutte des classes venue avec l’industrialisation n’est-elle pas qu’une construction sociale éphémère qui disparaitra avec le début de la fin des ressources fossiles ?

– La lutte des classes n’exclut en aucun cas d’autres aspects constitutifs de l’histoire, tel le développement des forces productives, auquel elle est étroitement liée et qu’elle infléchit. C’est aussi sous l’effet des luttes de classes que les forces productives et les modes de production ont évolué, et ce bien avant l’apparition du capitalisme. Pourquoi croyez-vous qu’un beau jour l’esclavage, qui avait donné lieu à de terribles révoltes, dont nous ne connaissons qu’une petite partie (Spartacus n’est évidemment pas un exemple unique des troubles provoqués par l’esclavage antique), est devenu impossible ? Pourquoi le système russe, qui s’était si longtemps accommodé du servage, a-t-il dû y renoncer et s’aligner en 1861 sur le modèle capitaliste de calcul des prix de revient ?

Il faut en finir avec les décennies d’ignorance qui nous ont fait oublier le sens exact du terme de classe, concept qui se définit par des sources de revenu objectivement antagoniques : le salaire et le profit varient objectivement en sens inverse, réalité qui oppose objectivement le prolétaire et le capitaliste, comme cela avait été le cas dans le mode de production féodal entre la rente seigneuriale et le revenu du paysan. Il faut relire Marx et Engels, notamment “L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État” (1884)  : les luttes de classes ont commencé avec l’apparition des classes, c’est-à-dire quand une minorité s’est appropriée un produit qui avait été commun à l’ère du « communisme primitif » ; la différenciation entre classes est établie dans les civilisations les plus anciennes connues par l’écriture et les fouilles archéologiques, Mésopotamie, Égypte, etc.

Les luttes des classes ne sont pas « éphémères » et elles ne datent pas de l’apparition du capitalisme ou de son triomphe comme mode de production dominant. Qu’on produise au bois, au charbon ou à l’énergie nucléaire, la question de la propriété de ces moyens de production demeure fondamentale. À quel titre pourrait-on considérer la propriété de l’énergie aujourd’hui comme une question secondaire ? Celle de l’accès à la santé publique et aux médicaments serait-elle indépendante du statut des groupes pharmaceutiques ?

– À 47’40, vous parlez très justement de guerre civile extérieure. Un peu plus tôt, vous critiquez la position des Chouans d’avoir été le parti de l’étranger, comme les nobles d’ailleurs, avec le complot des prisons. Ne peut-on pas aussi dire que d’une certaine manière, les révolutionnaires eux-mêmes représentant la bourgeoisie l’ont été directement et indirectement par des courants maçonniques anglo-saxons notamment ? Ou par l’idée de l’enrichissement par le commerce international ? Les Syriens ont par ailleurs aussi fait appel à l’étranger avec bonheur à cette heure. Finalement n’est-ce pas la qualité de l’étranger qui pose question plutôt que le principe même ?

– Le dirigeant radical Camille Chautemps, président du Conseil et pronazi notoire, définit devant les Anglais, fin novembre 1937, avec un cynisme parfait, l’excellente « guerre civile extérieure » déclenchée en Espagne contre le régime républicain par l’Axe, tuteur de Franco, qui allait triompher grâce à l’aide multiforme, pas seulement passive, des « démocraties » (France, Angleterre, mais aussi États-Unis). La France était d’ailleurs prête à recommencer, en compagnie de Londres, la même opération à propos de la Tchécoslovaquie alliée. On trouvera des précisions dans “Le Choix de la défaite”, qui traite surtout du cas de la France, aux chap. 7 et 8, et dans l’ouvrage, malheureusement non traduit, de Douglas Little, “Malevolent Neutrality : The United States, Great Britain and the origins of the Spanish Civil War” 17, qui est très précis sur les responsabilités écrasantes des deux grandes puissances anglophones dans la victoire de l’Axe Rome–Berlin et de Franco.

J’ai traité de l’aide apportée par des privilégiés étrangers à des homologues menacés dans leur pays par une révolution qui venait de les déloger du monopole du pouvoir et de la propriété, en citant l’exemple de la Révolution française et celui de la Révolution d’Octobre. Il s’agit donc d’autre chose que de la question des influences extérieures exercées sur un mouvement, telles les influences mutuelles exercées par les classes bourgeoises de divers pays aux XVIIIe et XIXe siècles ; et d’autre chose que l’aide extérieure apportée par les dirigeants d’un pays étranger à des alliés, majoritaires dans leur pays, qui se trouvent en butte aux assauts d’alliés étrangers des anciennes classes dirigeantes chassées de leurs positions dominantes par la volonté populaire. La mise de tout sur le même plan (Rouges et Blancs, résistants et collaborateurs, nazis et communistes, etc.) ne saurait gommer l’essentiel : le contenu de classe des pratiques respectives.

Ce qu’on demande à un historien, c’est d’exposer le plus honnêtement possible, et sur la base des sources originales, ce qui s’est passé, c’est-à-dire d’établir les faits, leur cheminement, leurs causes. Ses préférences personnelles relèvent de sa responsabilité politique, et elles sont le fruit, elles aussi, de choix de classe : le soutien de ceux d’en haut ou celui de ceux d’en bas. Moi, et c’est actuellement rare dans le monde académique français en raison de la forte droitisation évoquée ci-dessus, je revendique plus de sympathie pour le peuple qui se défend, éventuellement avec l’aide d’amis étrangers, que pour les privilégiés qui tentent d’échapper à l’éviction que leur a infligée la majorité de leur population. Tout le monde réagit ainsi chez les historiens, souvent sans le dire ou en le niant.

Un prestigieux collègue, grand ami des banques et spécialiste des banques du XIXe siècle, un des créateurs dans les années 1990 de la « Mission historique de la Banque de France », a osé un jour me dire que je ne pouvais pas décemment être recrutée dans sa grande université de la banlieue Ouest où je souhaitais candidater, parce que j’étais « très » ou « vraiment engagée ». Je lui ai répondu courtoisement que je ne l’étais pas plus que lui, mais pas au service des mêmes, et que mon engagement ne mettait pas en cause ma complète indépendance à l’égard de mes sujets d’étude (ce qui n’était pas le cas de son “Histoire de la Banque de France” faite sur financement de la Banque de France).

J’ai assurément plus d’empathie

  • Pour les Soviétiques qui aidaient avant 1949 les Chinois à se débarrasser de leurs tuteurs vernaculaires (la clique Tchang-Kai-Chek et Song qui ruinait et affamait la population) et étrangers (les Américains, qui avouaient dans leur correspondance que cette clique était définitivement condamnée par un mouvement de libération des terres, disposant d’une majorité écrasante, général Marshall compris). Il avait été chargé de la question chinoise jusqu’à la fin 1946, avant de s’occuper de gérer l’Europe américaine, priorité immédiate car l’issue du dossier chinois était connue de tous les responsables américains dès 1945-1946 : la thèse « maccarthyste » des « taupes » du Département d’État responsables de la « perte » de la Chine relève de la pure propagande mensongère ;
  • Pour les Soviétiques aidant les Vietnamiens, qui avaient déjà, avec leur soutien politique et en armes, chassé le colonialisme français, à affronter l’épouvantable attaque américaine, projetée bien avant la signature des accords de Genève de 1954 que les États-Unis ont aussitôt violés ;
  • Pour les Russes, qui aident depuis plusieurs années les Syriens à résister à des assauts que les Américains avaient via le général Wesley Clark, dès 2007 annoncés contre les pays gaziers et pétroliers dont ils ne contrôlaient pas encore le produit. Après lecture du lien 18, chacun reconnaîtra que les plans affichés là ont été mis en œuvre.

https://www.youtube.com/watch?v=zXcu29fFs2M

Sur les interventions systématiques des États-Unis au service de leurs intérêts économiques et au mépris des intérêts économiques et sociaux de tous les peuples qu’ils assaillent, je recommande les excellents travaux, faciles d’accès et souvent traduits, du politiste américain William Blum. Il a d’ailleurs écrit une suite sur l’intervention américaine au Venezuela, dont les groupes pétroliers américains contrôlaient jusqu’à Chavez tout le pétrole : “Les Guerres scélérates” 19.

Annie Lacroix-Riz

http://www.armand-colin.com/sites/default/files/styles/couv_livre/public/images/livres/couv/9782200354916-T.jpg?itok=BOMiKdw5Annie Lacroix-Riz (née en 1947) est une historienne française, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris VII – Denis Diderot, notamment connue pour son engagement communiste de sensibilité marxiste-léniniste.

Notes

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  1. Lénine, chap. 8 de “L’impérialisme, stade suprême du capitalisme”
  2. Michel Laran, “Russie-URSS 1870-1970″, Paris, Masson, 1973
  3. « Les révolutions russes », t. 5 de l’”Histoire économique et sociale du monde”, Léon Pierre, éd., Paris, Armand Colin, 1977, p. 125-142
  4. Paris, 10-18, réédition, 1963
  5. The Great Conspiracy : The Secret War Against Soviet Russia”, Little, Boni & Gaer, New York, 1946, traduit en 1947
  6. Liens : http://www.independent.co.uk/news/obituaries/michael-sayers-writer-whose-career-never-recovered-from-being-blacklisted-in-the-united-states-2032080.html; https://en.wikipedia.org/wiki/Albert_E._Kahn
  7. Les Furies, 1789, 1917, “Violence vengeance terreur aux temps de la révolution française et de la révolution russe”, Paris, Fayard, 2002
  8. Diana Pinto, « L’Amérique dans les livres d’histoire et de géographie des classes terminales françaises », Historiens et Géographes, n° 303, mars 1985, p. 611-620
  9. L’histoire contemporaine toujours sous influence”, Paris, Delga-Le temps des cerises, 2012
  10. Adapt-Snes éditions, Millau, 2016 (voir aussi mon ouvrage “L’histoire contemporaine toujours sous influence”, Paris, Delga-Le temps des cerises, 2012)
  11. « L’Amérique dans les livres d’histoire et de géographie des classes terminales françaises », Historiens et Géographes, n° 303, mars 1985, p. 611-620
  12. Paris, CNRS Editions, 2012
  13. Le pacte de non-agression germano-soviétique du 23 août 1939 est réduit au pamphlet d’Yves Santamaria “Le pacte germano-soviétique”, Bruxelles, Complexe, 1998, modèle d’histoire de combat idéologique, sans source aucune
  14. Paris, Armand Colin, 2010, passim
  15. https://www.youtube.com/watch?v=4rQlXw49xIA
  16. voir notamment « Troublante indulgence envers la Collaboration », feuilleton de 4 ouvrages : Denis Peschanski et Thomas Fontaine, “La Collaboration Vichy Paris Berlin 1940-1945″, Bénédicte Vergez-Chaignon, “Pétain”, Bernard Costagliola, “Darlan. La collaboration à tout prix”, Claude Barbier, “Le maquis des Glières. Mythe et réalité”, juillet 2015, p. 25, https://www.monde-diplomatique.fr/2015/07/LACROIX_RIZ/53208
  17. Ithaca, Cornell University Press, 1985
  18. https://www.youtube.com/watch?v=zXcu29fFs2M
  19. Lyon, Parangon, 2004 (Killing Hope : “U.S. Military and CIA interventions since World War II”, Monroe, Maine, Common Courage Press, 2003, édition complétée de son ouvrage essentiel, “The CIA : A forgotten history”, Londres et New Jersey, Zed Books, 1986) ; “Freeing the World to Death : Essays on the American Empire” (Common Courage Press) , 2004 ; “America’s deadliest export : Democracy – The truth about US Foreign Policy and everything else” (Zed Books), 2013
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