Par Philippe Beguelin – Le 30 août 2017 – Source Finanz und Wirtschaft via BrunoBertez
« Nous sommes dans une situation totalement sans précédent », a déclaré William White, ancien économiste en chef de la Banque des règlements internationaux (BRI) de Bâle. En ce qui concerne la politique monétaire non conventionnelle, l’effet secondaire le plus dangereux est l’expansion massive des bilans des banques centrales, selon White.
Monsieur White, quand les banques centrales mettront-elles fin à leur politique monétaire ultra-accomodante ?
Le biais sera de maintenir l’assouplissement et de s’abstenir de resserrer. La politique monétaire a été expansive pendant une si longue période, il doit y avoir une bonne raison pour que les banques centrales la resserrent. Sinon, ce serait une répudiation de ce qu’elles ont fait jusqu’ici. Il existe un parti pris à maintenir l’assouplissement afin de valider leur politique précédente.
Les banques centrales se sont-elles coincées toute seules dans un coin du ring ?
Il y a toujours beaucoup d’incertitudes quant aux effets qu’un début de resserrement pourrait avoir. Le plan de secours sera de continuer à être expansif. Les banques centrales peuvent difficilement revenir en arrière : elles savent que si elles resserrent et que tout s’effondre, elles en porteront le blâme, même si les problèmes sous-jacents ont été causés par quelqu’un d’autre, que ce soit le gouvernement, les banques ou d’autres.
L’économie est-elle trop fragile pour que les banques centrales resserrent ?
Compte tenu de la forte expansion de la dette que nous avons observée au cours des dernières années, en particulier dans les pays émergents et en particulier en Chine, mais aussi de la dette des entreprises aux États-Unis, la situation pourrait être aussi dangereuse qu’en 2007 et 2008. Nous ne le savons tout simplement pas. C’est la raison pour laquelle il existe d’énormes précautions à prendre avant de resserrer. Je crains que les politiques expansionnistes qui ont été mises en place depuis si longtemps n’aient pu favoriser un comportement imprudent, à un point où même des degrés modérés de resserrement pourraient causer des problèmes.
Est-il impossible de revenir en arrière ?
Il serait mieux, avant le début du resserrement, de faire partout ce que les gouvernements devraient faire : une expansion budgétaire à court terme – là où il y a de la place – plus un plan crédible pour maîtriser le déficit public au fil du temps. En outre, la réduction de la dette dans le secteur privé et la recapitalisation des banques doivent être réalisées. Et en plus de ces réformes structurelles, une plus grande attention devrait être accordée à la façon dont nous pouvons réduire la fragilité du système. Cela signifie regarder de manière beaucoup plus intense les bilans des banques, les mauvais prêts, etc.
Vous attendez-vous à ce que les gouvernements jouent leur rôle ?
Si les gouvernements voient l’économie se redresser, ils disent qu’ils n’ont pas besoin de faire quoi que ce soit. Et tant que les gouvernements pensent que les banques centrales ont le contrôle de la situation, ils ne feront pas ce qu’il faut. Le parti pris des banques centrales pour maintenir l’assouplissement monétaire encourage les gouvernements à ne pas faire ce que seuls les gouvernements peuvent faire.
Existe-t-il une symbiose néfaste entre les gouvernements et les banques centrales ?
Dans la plupart des pays, la dette publique est très élevée. Il y aura beaucoup de pression dans les coulisses pour réduire les taux d’intérêt, afin de réduire le service de la dette. Il y a plusieurs raisons de croire que la position de repli sera assez similaire.
Comment les banques centrales peuvent-elles se libérer de cette situation ?
J’aurais souhaité que, il y a cinq ans, si ce n’est encore avant, les banques centrales aient pu déclarer de manière collective à leurs gouvernements : « Vous nous demandez de faire quelque chose que nous ne pouvons pas faire. » Essentiellement, il y a un problème d’insolvabilité et d’endettement excessif. Les banques centrales ne peuvent pas gérer cela autrement qu’en créant suffisamment d’inflation pour réduire la valeur réelle de la dette. Les banques centrales peuvent traiter des problèmes d’illiquidité, mais pas des problèmes d’insolvabilité. Elles auraient dû le dire il y a des années.
N’y a-t-il pas moyen de sortir de ce dilemme ?
Au cours des derniers mois, j’ai ressenti un changement d’atmosphère. Il y a une plus grande volonté de tous les acteurs, à la fois des gouvernements et des banques centrales, d’accepter ce que je dis depuis 2010 : l’argent facile peut ne pas fonctionner de la manière dont vous voulez qu’il fonctionne en termes de stimulation de la demande. Et cela peut avoir beaucoup d’effets secondaires très désagréables. Récemment, il y a eu plus de volonté des gouvernements d’accepter que les banques centrales ont été surchargées et, d’une façon ou d’une autre, nous devons enlever ces charges. Je pense que c’est un développement bienvenu.
Comment cela pourrait-il prendre un virage pour améliorer la situation ?
Il pourrait y avoir une reprise de la croissance mondiale qui se révélerait robuste. Dans ce cas, les banques centrales augmenteraient les taux d’intérêt à court terme. Les taux d’intérêt à long terme tendraient également à augmenter. Il n’est pas impossible d’envisager un résultat ordonné, en ce sens que les taux longs en particulier augmenteront de manière ordonnée.
Où sont les risques dans ce scénario optimiste ?
Il y a toutes sortes d’actifs qui me semblent avoir un prix surévalué pour le moment, par exemple les actions ainsi que les écarts des obligations des sociétés. Si les gens pensent que la reprise économique est relativement robuste, ils vont probablement dire que ces prix sont au dessus de la réalité, mais seraient soutenus par une croissance plus forte que prévue, et donc acceptés.
Une croissance économique plus forte permettrait-elle de résoudre tous les problèmes ?
L’un des risques est que, dans de nombreux domaines de l’économie mondiale, nous ne sommes pas si loin de la pleine capacité. Il pourrait y avoir un avenir plus inflationniste. Si ces sortes de pressions émergeaient, les taux longs pourraient se déplacer de manière plutôt désordonnée. Nous savons que lorsque les taux commencent à se déplacer, ils se déplacent souvent de manière stimulée, ce qui signifie que l’augmentation du taux peut être très nette. On devrait également savoir qu’il y a beaucoup de souci sur les marchés financiers parce que les banques se sont retirées de la fabrication du marché, par exemple au niveau des obligations de sociétés. Il n’est pas difficile de raconter une histoire – même dans le cas optimiste – au sujet des marchés désordonnés, qui se nourrissent en retour de l’expansion de l’économie. Cela pourrait conduire à une interruption de la reprise.
À quoi ressemblerait un scénario pessimiste ?
La croissance économique continuera d’être faible, vraiment comme elle l’a été depuis sept ou huit ans. Les excédents de dettes persisteraient. À un moment donné, il pourrait y avoir une récession ou une crise financière. J’espère que cela conduira les gouvernements à faire face au fait qu’ils ne peuvent pas lâcher les chevaux beaucoup plus loin, mais qu’ils doivent faire face aux problèmes.
Quel est la fin de partie la plus probable ?
Personne ne le sait vraiment. Nous sommes dans une situation totalement sans précédent.
Quelles sont les mesures les plus influentes que les banques centrales ont prises jusqu’ici ?
En fin de compte, toutes les mesures sont conçues pour réduire les écarts de crédit et de prime de terme. Le caractère expérimental de leurs mesures est souligné par le fait que différentes banques centrales ont fait des choses différentes.
Quels sont les effets secondaires les plus importants de ces mesures expérimentales ?
L’effet secondaire le plus dangereux est l’expansion massive des bilans des banques centrales. Cela m’inquiète le plus. C’est le résultat le moins conventionnel. Nous avons toujours eu des conseils prospectifs sous une forme ou sous une autre. Et l’abaissement des taux d’intérêt vers ou au-dessous de zéro est sans précédent, mais l’idée de réduire les taux est conventionnelle.
Pourquoi les gros bilans des banques centrales sont-ils préoccupants ?
Le problème est de savoir comment cela peut être inversé et quelles implications en découlent. En mai 2013, dans ce qui a été appelé le « taper tantrum », les taux d’intérêt ont augmenté rapidement et dans une mesure considérable, alors que les gens ont commencé à penser à la possibilité d’une réduction du programme d’achat d’obligations, l’assouplissement quantitatif. Ben Bernanke n’avait même pas annoncé cela, mais il avait seulement déclaré qu’ils devraient commencer à y penser. Et cela a été suffisant pour faire exploser les marchés obligataires.
Existe-t-il une limite pour augmenter les bilans de la banque centrale ?
Il n’y a pas de limite physique. Une banque centrale peut acheter n’importe quoi, même des voitures et du fromage, et il suffit de payer pour cela, avec une ligne sur son propre bilan. Cela dit, il existe des raisons théoriques et empiriques pour penser qu’il y a des limites.
Quelle théorie envisage une limite à l’expansion du bilan de la banque centrale ?
La limite théorique a été discutée dans un article intitulé « Désagréables arithmétiques monétariste » publié par Thomas Sargent et Neil Wallace en 1981. Supposons qu’une banque centrale s’inquiète de l’augmentation de l’inflation et décide d’augmenter les taux d’intérêt. Mais le gouvernement a une énorme dette à court terme. En augmentant les taux d’intérêt à court terme, la banque centrale augmente le fardeau du service de la dette pour le gouvernement. À un moment donné, les gens se rendent compte que le gouvernement ne peut supporter le fardeau de la dette sans revenir vers la banque centrale pour imprimer plus d’argent. C’est un point de basculement. Et alors vous êtes en hyperinflation.
Quelles preuves suggèrent que l’expansion du bilan est limitée ?
Peter Bernholz de l’Université de Bâle a écrit un livre intitulé « Régimes monétaires et inflation », où il décrit un certain nombre d’hyperinflations historiques. En fait, elles ont toutes leurs racines dans la théorie de Sargent et Wallace. Le gouvernement a un déficit très important et une grande dette, il faut emprunter. Initialement, il y a souvent une situation déflationniste, où les recettes fiscales diminuent et le gouvernement ne peut pas réduire ses dépenses. Si le stock de dettes est trop grand, personne ne prêtera plus d’argent au gouvernement. Et alors celui-ci va devoir se retourner vers la banque centrale, pour imprimer de l’argent.
À quoi ressemblerait un scénario de fin de partie ?
Pensez à l’Amérique latine, encore et encore. À un certain point, les gens voient écrit littéralement sur les murs que la situation n’est pas durable. Ensuite, il y a une forte augmentation de l’inflation. La monnaie en prend un coup, la demande d’argent plonge, et tout le monde essaie de sortir.
Certains critiques font valoir que la BCE n’a pas fait assez et devrait élargir son programme d’achat d’obligations, ce qui augmenterait son bilan.
Un programme d’achat d’obligations ou un assouplissement quantitatif finance le gouvernement indirectement en émettant des dettes ayant le plus court terme possible, ce qui est dans les capacités de la banque centrale. C’est aussi proche que possible de l’argent que vous pouvez vous aussi obtenir. Mais cela me semble dangereux et potentiellement même imprudent.
Pourquoi le financement avec une dette à court terme est-il si dangereux ?
Si la dette est financée avec de l’argent à court terme, cela peut durer une longue période sans aucun problème. Mais quand les problèmes commencent à émerger, ils s’aggravent très rapidement et sont énormes. Un exemple serait celui du Zimbabwe. Le président Robert Mugabe a imprimé de l’argent pendant près de 20 ans et rien ne s’est passé. Ensuite, tout a explosé et s’est terminé par une hyperinflation.
En fait, il existe une limite à l’expansion du bilan de la banque centrale, mais nous ne savons pas où elle se trouve ?
Quand je dis qu’il n’y a pas de limite, en un sens, c’est vrai. Mais, à un certain point, si la situation du gouvernement est suffisamment mauvaise, il peut y avoir de très mauvais effets secondaires. Je me dis depuis un certain temps que je m’inquiète pour le Japon.
Quels sont les dangers pour le Japon ?
Le déficit atteint encore environ 5% du PIB et la dette publique est de 230% du PIB. Tout ce dont ils ont besoin, c’est d’un petit problème, dont le moindre serait une croissance économique plus rapide.
Pourquoi la croissance économique est-elle mauvaise pour le Japon ?
Parce qu’elle pourrait faire décoller les taux d’intérêt. Si cela se produit, les frais du service de la dette vont monter en flèche. Les implications pour le service de la dette entraveraient l’augmentation de la croissance économique nominale et des revenus. Donc, tout cela n’est pas seulement hypothétique, et de telles préoccupations ne sont pas injustifiées.
Quelle est la proximité du Japon avec un tel scénario ?
Ce sont des processus non linéaires. L’économie n’est pas une machine, mais c’est un système adaptatif complexe. Presque tous ces systèmes sont caractérisés par des déphasages. Si vous le poussez au-delà d’un certain point, la glace se transforme en l’eau, puis en vapeur [C’est l’idée de criticalité auto-organisée décrite par François Roddier, NdT.] Et cela peut être dû à une seule cause – avec l’eau, cela pourrait être soit la température, soit la pression. Donc, en ce qui concerne les pressions inflationnistes, vous ne devez pas seulement regarder l’écart de production, c’est-à-dire l’utilisation des capacités de l’économie, mais aussi, par exemple, le taux de croissance de la dette qui pourrait indiquer que de gros problèmes sont en vue. Une des choses qui m’inquiète au sujet des banques centrales, comme je les ai connues au cours des années, c’est qu’elles utilisent des modèles essentiellement linéaires. Dans leur monde, il n’y a pas de déphasage.
Quelle marge de manœuvre avons-nous ?
Quiconque dit qu’il n’y a pas d’inquiétude à avoir concernant la dette ou le financement de la banque centrale ne regarde pas l’histoire. Il existe de nombreux cas où il restait des capacités de production inexploitées mais cependant une inflation très élevée. Je ne dis pas qu’un tel résultat est imminent. Il peut y avoir beaucoup de place avant la rupture. Et je ne pense pas qu’il y ait une compréhension claire de la façon dont vous parvenez au point où les marchés deviennent hors de contrôle. C’est le problème : nous ne la connaissons pas. Mais il y a une limite.
Quelles sont les leçons à en tirer pour les banques centrales ?
À un certain point, nous rencontrerons ces problèmes d’endettement de façon ordonnée ou désordonnée. Une chose qui résulte de tout cela est que la croissance du crédit et les développements dans la sphère du crédit doivent être examinés beaucoup plus attentivement qu’avant la crise. Cela revient à l’économie de l’école autrichienne. En outre, les banques centrales auront besoin d’un mandat plus large et d’un plus grand pouvoir discrétionnaire.
Comment la politique monétaire doit-elle être modifiée ?
Une chose est claire : l’accent mis sur la stabilité des prix, défini comme l’inflation de l’IPC à un horizon de deux ans, est beaucoup trop étroit. Il ignore tous les problèmes liés aux marchés financiers et aux institutions financières. Les banques centrales devront être beaucoup plus préoccupées par les développements qui affectent la stabilité financière, étant donné que de tels développements peuvent affecter la stabilité des prix sur des horizons plus longs et aussi avec des développements dans l’économie réelle qui peuvent conduire à une instabilité financière. Elles doivent avoir un mandat beaucoup plus large de stabilité financière et de stabilité des prix.
Les critiques veulent moins de liberté d’agir et des règles spécifiques pour les banques centrales.
Les banques centrales ne devraient pas être obligées de suivre des règles spécifiques. Mais elles devraient accorder beaucoup plus d’attention que ce qu’elles ont fait à divers indicateurs. Leurs politiques ont permis au système de devenir dangereusement instable. Un tel indicateur pourrait être le taux de croissance du crédit par rapport à la tendance. Une règle correspondante pourrait indiquer : si le crédit augmente de deux écarts types au-dessus de la tendance, la banque centrale doit agir.
Les banques centrales sont-elles sur le mauvais chemin ?
En Europe, au Japon et aux États-Unis, tout ce que les banques centrales ont fait au cours des dernières années a été orienté vers la poursuite de l’objectif d’inflation de 2%. Mais en ne prenant pas en compte les problèmes futurs potentiels associés à la poursuite de cet objectif, ils ont creusé un trou encore plus profond et ont rendu nos problèmes à moyen terme plus sévères.
Philippe Beguelin
Liens
Voici 2 liens vers des articles de François Roddier
Note du Saker Francophone On peut lire cet article de plusieurs manières: - À la Brandon Smith : les banques centrales et les globalistes préparent le terrain pour rejeter la faute de la crise sur les gouvernements qui font rien que laisser filer les déficits (cf Trump ou la France). - Celle d'un honnête banquier central : les banques centrales ne peuvent pas tout et ne veulent pas être responsables d'une crise provoquée par la cupidité des banques et le court-termisme des gouvernements. - Entre les deux ... - On peut aussi se poser la question de ce que veut dire l'auteur en parlant de « plus grand pouvoir discrétionnaire »...
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone