Rapprochement à La Havane ou changement de régime?
Par Norman Pollack – Le 19 août 2015 – Source counterpunch
L’ouverture de l’ambassade américaine à La Havane est un effort transparent pour étouffer / arrêter la révolution cubaine alors qu’elle consolide ses réalisations nationales et ses transitions vers un cadre plus stable en Amérique latine, cadre dans lequel ne peut plus s’exercer la tyrannie ni la domination financière commerciale et militaire américaine. Nous ne sommes plus dans les années 1960. Cuba n’est pas le seul dans la région. L’intervention américaine doit être moins brutale, plus rusée, bien que toujours insidieuse dans sa hantise de voir un peuple libre créer sa propre société. (Ce que j’ai vu il y a dix ans n’a pas changé : un système médical de classe mondiale, des gens dans les villes ou dans les montagnes avec le visage empreint de dignité et de force et les enfants au centre du système social.)
Considérant les efforts américains pour isoler et punir Cuba au cours du dernier demi-siècle et plus, et la tendance de toute révolution à se stabiliser souvent au détriment de sa vision intérieure originelle, je pense que Cuba en termes historiques mondiaux a bien fait pour elle-même, et même beaucoup, pour provoquer des grincements de dents à Washington peu habitué à une résistance de cette qualité, de cette durée et de cette nature. Pourquoi les petites vermines cubaines ne pouvaient-elles nous laisser installer une potiche, comme à l’époque de Batista, favorable au big business de l’agro-industrie, aux investissements miniers, et fournir une abondance d’armes pour lutter contre les agitateurs des syndicats, les personnalités politiques de l’opposition et les révolutionnaires naissants? La diabolisation de Fidel, digne de la diabolisation actuelle de Poutine, a confirmé, en 1959, le rôle contre-révolutionnaire mondial des États-Unis, bien qu’une telle confirmation n’était pas vraiment nécessaire. Cuba ne doit pas être autorisé à exister. Pourtant, il l’a fait, qui plus est à proximité aux États-Unis, ce qui est d’autant plus intolérable.
Depuis ces jours anciens, nous voyons fonctionner les rouages mentaux intérieurs de l’esprit proto-fasciste, intégré dans la théorie de l’effet domino selon laquelle, à défaut d’arrêter Cuba, des hordes cubaines envahiront Miami. Ironiquement, ceux qui ont fui vers Miami venaient plutôt de l’ultra-droite que de la gauche, et il s’agissait moins d’une invasion que de chercher la protection et la compagnie d’Américains ayant la même conviction idéologique. Une posture martiale et agressive de la part des États-Unis était absolument nécessaire si ces derniers voulaient sauver la face de ce qui reste de son aventurisme mondial militaro-industriel. Si Fidel était autorisé à réussir, l’Amérique subirait un préjudice irrémédiable à la fois comme source de pouvoir unilatéral et dans les yeux de ses collègues impérialistes. D’où, peu après, avec Kennedy, la crise des missiles de Cuba. C’est-à-dire embrasser notre jeune fils et la baby-sitter avant d’aller à un concert à New Haven, ne sachant pas si nous allions les revoir vivants.
Les présidents américains jouent pour gagner, rendant ainsi encore plus hommage à la ténacité du peuple cubain d’avoir survécu, et de continuer, face à des pressions auxquelles peu d’autres pays, notamment le Vietnam, ont été en mesure de résister. Le Colosse yankee a façonné l’avenir de l’Amérique latine durant un certain temps, par exemple les dictatures au Brésil, en Argentine et au Chili, ainsi que les escadrons de la mort en Amérique centrale, de la CIA et d’autres activités clandestines. Pendant cette période, en comparaison, Cuba restait libre et relativement peu ensanglantée. Pourquoi s’attendre à un changement maintenant, précisément au moment où les États-Unis sont engagés dans un autre saccage international, préparé dans le même état d’esprit suicidaire que Kennedy, pour provoquer l’achèvement, l’isolement, et le démembrement de la Chine et de la Russie? Obama et, malheureusement, Kerry, son porteur d’eau, ont émergé, encore plus que leurs prédécesseurs, comme des prédateurs de classe mondiale, prédateurs d’une structure globale démocratisée dans laquelle les masses appauvries et défavorisées, en grande partie grâce aux actions américaines, fournissent une illustration et un avertissement de ce qui attend les Cubains à la suite de la cérémonie d’aujourd’hui à La Havane. Sachant que les changements de régime dominent le cadre de l’instinct et de la politique de l’administration Obama, une personne favorable à la révolution cubaine et au peuple cubain ne peut qu’inciter à la prudence et à une prise de conscience approfondie de la conduite des États-Unis dans le passé et de son orientation future.
Les États-Unis ne lâcheront pas le morceau, en particulier compte tenu de leur énorme investissement militaire, de leur militarisme, ancré jusqu’à la moelle, et de la tendance à la multi-polarisation du monde ; ils ne renonceront pas à leurs aspirations d’hégémonie mondiale, encore moins resteront-ils les bras croisés alors que la structure de leur capitalisme fait face à des défis graves et inhabituels par la globalisation des marchés financiers et commerciaux, et que l’exploitation parasitaire de leur marché intérieur détruit la croissance économique engendrant un chômage et une pauvreté croissants. Lorsque l’empire est en difficulté, la sagesse impérialiste séculaire conseille : «Regarde ailleurs»; différer sinon dissoudre la contradiction par une pénétration forcée du marché avec une campagne parallèle pour détourner l’attention des masses. Cuba est un cas test de résolution de contradiction, un exercice de renforcement d’ego (domination) à travers le plaisir politique sadique tiré du dénigrement de la partie la plus faible, particulièrement gratifiant quand il est fait au nom de la paix.
L’article du journaliste Michael R. Gordon, dans le New York Times du 14 août, Kerry à trouvé un équilibre délicat à La Havane pour le lever du drapeau, est, tout comme les remarques de Kerry, à peine équilibré. En effet, il écrit que la visite de ce dernier «reflète l’équilibre que l’administration Obama essaie d’atteindre entre travailler avec un gouvernement autoritaire et soutenir les dissidents assiégés de Cuba». Cela ne laisse pas beaucoup de marge de manœuvre pour créditer la révolution cubaine de ses gains. Gordon dépeint Cuba comme un régime totalitaire, un point c’est tout. Et Kerry n’est pas d’un grand secours, demandant spécifiquement à Cuba de faciliter et d’encourager le capitalisme cubain, ainsi : «Le président a pris des mesures pour assouplir les restrictions sur les transferts de fonds, les exportations et les importations pour aider les entrepreneurs privés cubains»; ou encore: «Nous exhortons le gouvernement cubain à rendre moins difficile le démarrage des entreprises, à participer au commerce», ou, comme il le souligne, dans une vue totalement déjantée de l’embargo économique, que les deux parties doivent faire des concessions : «L’embargo a toujours été quelque chose comme une route à deux voies. Les deux parties doivent supprimer les restrictions qui ont empêché les Cubains d’évoluer.» Comme si, en quelque sorte, Cuba avait infligé un embargo identique et aussi douloureux aux États-Unis.
Gordon, sensible aux nuances de l’adresse de Kerry, déplore les prétendues réticences de Cuba sur le front de l’embargo : «Beaucoup de mesures que les États-Unis prennent pour encourager le changement politique et économique ici [admission tacite distinguée mais à peine dissimulée, du changement de régime] vont tourner court, sauf si le gouvernement cubain collabore. La politique vis-à-vis de Cuba est une suite de slogans d’encouragement : cette politique «encourage les entreprises de télécommunications, elle vise également à encourager l’esprit d’entreprise, et vise à encourager les transactions financières entre les États-Unis et Cuba», exigeant, dans les trois cas, un changement dans la politique cubaine, comme dans les commissions sur les échanges de devises.
Là où perce la rhétorique égoïste, chutant du sublime au ridicule, des fondateurs des États-Unis, c’est quand Kerry déclare: «Les Cubains doivent décider de leur avenir», et ensuite, ancré dans un entassement de couches de sens codées, il poursuit : «Le peuple de Cuba serait mieux servi par une véritable démocratie [càd, mettre une fois pour toutes un terme à Fidel et Raul, et s’ouvrir au financement et à l’influence des ONG des États-Unis], dans laquelle ils pourraient exprimer leurs idées et pratiquer leur foi [càd, une restauration des valeurs pré-révolutionnaires et du rôle de l’Église tel qu’il était, non pas comme il est maintenant, avec le pape François] , etc. Quand il ajoute : «Où l’engagement pour la justice économique et sociale se réalise plus pleinement ; où les institutions sont responsables envers ceux qu’elles servent ; et où la société civile est indépendante et a le droit de prospérer», on se demande, sur les trois chefs d’accusation, le modèle qu’il pourrait avoir à l’esprit. Certainement pas les États-Unis, où l’engagement pour la justice économique et sociale est au plus bas depuis le New Deal, où la réactivité des institutions au peuple est une billevesée dans l’âge présent du lavage de cerveaux, et où une société civile indépendante, libre de la domination de l’entreprise et de l’éthos militariste, est une chimère.
Mon commentaire adressé au New York Times (NYT) sur l’article de Gordon, à la même même date, est celui-ci :
À propos de trouver un équilibre entre un gouvernement autoritaire et des dissidents assiégés, il est gratifiant de noter le choix impartial des mots par le NYT. En vérité, le NYT ne fait maintenant qu’un retour aux sources de son correspondant Ruby Phillips en 1959, je veux dire : fausses nouvelles, polémiques, relents de la guerre froide.
Des allégations dont le style nous ramène à la langue de bois anticommuniste, une reproduction fidèle de la politique et de la pensée du département d’État / Obama. Je prie pour que Cuba entre dans ces relations avec les yeux grands ouverts, car les États-Unis ont évidemment des motifs inavoués, à savoir, un changement de régime, la pénétration financière et commerciale, le nettoyage d’une supposée subversion en Amérique latine.
Ce qui satisferait les Etats-Unis? Ma conjecture : la privatisation du système de santé couplé avec le contrôle des entreprises sucrières, et la mise à genoux du peuple cubain, le forçant à l’apostasie du socialisme. Sinon, les relations américano-cubaines resteront tendues. Poser une alternative structurelle et culturelle si près de la côte américaine est aussi bienvenu que la peste, car il devient un rappel de la sauvagerie dont la politique globale des États-Unis est capable, et de l’inégalité engendrée par le système social américain pour son propre peuple.
Norman Pollack a écrit sur le populisme. Il s’intéresse à la théorie sociale et à l’analyse structurelle du capitalisme et du fascisme. Il peut être joint à pollackn@msu.edu.
Traduit par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone