Un plan parfaitement réalisable


Par Dmitry Orlov – Le 3 avril 2022 – Source Club Orlov

Roubles

C’est le dernier article que j’écris sur le sujet de l’accord roubles contre gaz qui est entré en vigueur le jour du poisson d’avril 2022 – jusqu’à ce qu’un événement dramatique se produise. En ce qui concerne l’événement dramatique qui s’est déjà produit (l’émergence du rouble en tant que seule monnaie mondiale adossée à l’énergie), l’image était floue au début, mais elle est désormais très nette. Le plan de la Russie est aussi simple que brillant : les nations de l’UE (alias “nations inamicales” dans la terminologie officielle russe actuelle) peuvent continuer à payer leur gaz en euros ; il leur suffit d’ouvrir des comptes bancaires spécifiques (en devises étrangères de type K) dans une banque russe spécifique (Gazprombank, qui n’est soumise à aucune sanction). La Gazprombank échangera ensuite ces euros contre des roubles sur le marché interne des devises de la Russie et déposera le produit (s’il y a lieu) sur des comptes correspondants (en roubles de type K). Elle transférera ensuite ces roubles à Gazprom, qui laissera alors s’écouler une quantité correspondante de gaz naturel. En apparence, rien n’a changé ; les Européens paient toujours le gaz naturel russe en euros et le reste n’est qu’une sorte de Rube Goldberg byzantin que Poutine a imaginé et qui ne fait aucune différence pour personne d’autre que lui. N’est-ce pas ? Non, c’est faux ! C’est un piège ! Permettez-moi de vous expliquer.

Avant de se lancer dans une discussion détaillée, il y a un certain fait que vous devez prendre en compte : L’Europe n’a pas de substitut pour le gaz naturel russe, ou le pétrole, ou le charbon, ou les engrais, ou le nickel, ou une foule d’autres choses. Si l’Europe souhaite rester industrialisée et semi-civilisée, elle devra continuer à commercer avec la Russie. D’un autre côté, la Russie a très peu besoin de l’Europe, car elle a travaillé dur pour remplacer les importations depuis huit ans maintenant, ce qui explique pourquoi la réponse de la Russie aux récentes “sanctions infernales” n’a été guère plus qu’un haussement d’épaules.

À ce stade, il n’y a pas beaucoup de balles aux trajectoires vicieuses que l’Europe peut envoyer à la Russie sans que celle-ci ne puisse les renvoyer. Par exemple, l’entreprise allemande Bosch a cessé d’exporter des systèmes de contrôle de l’allumage des automobiles en Russie ; il a fallu deux semaines à l’industrie russe pour trouver une solution de rechange nationale. Elle n’est pas conforme à la norme d’émissions Euro 5, mais c’est une plaisanterie en soi : il existe en Russie une industrie artisanale en plein essor qui consiste à modifier le micrologiciel des unités Bosch pour les rendre conformes à la norme Euro-ce-quon-veut afin d’obtenir de meilleures performances et économies de carburant.

Pour résumer : L’Europe n’aura pas de solution de remplacement pour l’énergie russe, ni maintenant, ni dans 10 ans ; au contraire, après avoir détruit ses relations commerciales avec la Russie par le biais de sanctions et d’autres techniques offensives, elle sera obligée de gagner des roubles pour obtenir l’énergie dont elle a besoin pour survivre.

Le premier trait de génie du plan russe est que, superficiellement, rien ne change, sauf la façon dont l’argent est acheminé. La Russie reçoit toujours des euros de l’Europe ; c’est juste que ces euros vont à Gazprombank au lieu de Gazprom. Cela semble logique à première vue : l’une est une banque qui gère l’argent avec lequel on achète du gaz, l’autre est une compagnie gazière qui gère le gaz lui-même ; toutes deux sont détenues par le gouvernement russe. Tout cela ressemble à un changement de comptabilité interne, qui permet aux dirigeants européens de sauver la face en affirmant qu’ils continuent à payer le gaz en euros, que leur banque centrale peut imprimer en n’importe quelle quantité. En outre, les Européens peuvent à tout moment geler les comptes bancaires russes libellés en euros, ce qui revient à confisquer les revenus de la Russie provenant des ventes de gaz naturel (comme ils l’ont déjà fait). En d’autres termes, les Européens peuvent continuer à voler les ressources de la Russie tout en restant dans un discours moralisateur sur “l’agression russe” ou tout autre sujet de propagande qu’ils ont concocté pour leur propre consommation.

En réalité, lorsque les Européens transfèrent leurs euros à Gazprombank, ils perdent le contrôle souverain de ces euros. Leur contrôle juridictionnel prend fin avec la signature d’un accord de courtage avec Gazprombank. Tout ce qu’ils peuvent faire à partir de ce moment-là est de permettre la vente d’euros contre des roubles, ou de la contrecarrer (s’ils veulent être stupidement autodestructeurs). En supposant qu’ils souhaitent réellement obtenir du gaz naturel en échange de leurs euros, tout se passera comme prévu et Gazprombank, agissant de bonne foi, tentera de vendre ses euros et d’acheter des roubles à la bourse de Moscou. La question de savoir si elle y parviendra ou non reste ouverte. Il s’agit d’une bourse interne réglementée par la banque centrale russe. Diverses entités se présentent à cette bourse en proposant d’acheter des euros contre leurs roubles et Gazprombank accepte leurs offres et utilise le mécanisme de la bourse pour effectuer l’échange sous l’œil vigilant du Centre national de compensation.

Il convient maintenant de se demander qui pourraient être ces entités qui souhaitent échanger des quantités massives de roubles contre des euros ? S’agirait-il de spéculateurs sur les devises ? En effet, les spéculateurs utilisent généralement un effet de levier et doivent d’abord emprunter les roubles à vendre, puis réaliser un bénéfice en faisant quelque chose avec les euros obtenus. La banque centrale russe a fixé le taux d’intérêt à 20 %, rendant ces prêts prohibitifs, dans le but d’écarter les spéculateurs. Rassurez-vous, les entreprises engagées dans des projets d’infrastructure, des projets de remplacement des importations et des projets d’importance sociale, comme l’octroi de prêts hypothécaires à taux réduit pour les familles ayant plusieurs enfants, paient un taux beaucoup plus bas, subventionné par le gouvernement. Certaines de ces entités pourraient avoir besoin d’euros de temps en temps pour importer certains articles clés de la zone euro, mais pas dans les quantités nécessaires pour couvrir tous les besoins de l’Europe en gaz naturel russe.

S’agirait-il peut-être d’entreprises ou d’entités gouvernementales russes désireuses d’accumuler des réserves en euros ? Eh bien, à cause des sanctions, l’euro n’est plus une réserve de valeur fiable (il peut être confisqué à tout moment et pour n’importe quelle raison) et aussi à cause de l’inflation très élevée de la zone euro, qui a déjà atteint deux chiffres dans plusieurs pays. À l’heure actuelle, détenir des euros tout en étant russe est un jeu de dupes, de sorte que cette catégorie d’acheteurs d’euros n’existe probablement pas du tout. Les oligarques russes qui ont récemment vu leurs méga yachts et leurs manoirs européens confisqués sont encore moins susceptibles de s’approcher à nouveau de ces biens.

Mais l’euro reste un moyen d’échange assez courant pour acheter divers produits européens qui n’ont pas été bloqués par les sanctions. Il serait inutile d’utiliser ces euros pour investir dans quelque chose qui reste dans la juridiction de l’UE puisque les Européens ont bafoué les droits de propriété privée des entités russes, il faudrait donc que ces choses puissent être mises en caisse et transportées physiquement en Russie. Cela semble être le seul moyen de réunir la quantité requise de roubles.

Un schéma typique pourrait être le suivant : une société russe obtient un prêt bancaire important à un taux d’intérêt subventionné dans le but exprès de remplacer les importations. Elle achète ensuite des euros à Gazprombank et les utilise pour acheter une partie de l’industrie allemande qui est obligée de fermer en raison des coûts très élevés de l’énergie – Siemens, ou BASF, ou BMW, ou tout ce qui leur reste -, la transforme, la transporte en Russie et l’installe pour fabriquer ce que ces entreprises allemandes fabriquaient auparavant, mais à un prix beaucoup plus bas. Si l’on garde à l’esprit que la main-d’œuvre, les prix de l’énergie et des matières premières, les prix des terrains, les taxes et les coûts des affaires en Russie sont très bas comparés à ceux de l’Allemagne, cela rendrait ces lignes de production auparavant déficitaires tout à fait compétitives. Elles commenceraient à approvisionner le marché intérieur russe et à produire un peu pour l’exportation. Elles pourraient également fournir des emplois aux travailleurs allemands qui faisaient fonctionner ces équipements.

Que faire si les Européens ne souhaitent pas suivre ce plan ? Il existe plusieurs points de départ. Le premier et le plus simple est qu’ils refusent de remplir les documents nécessaires à l’ouverture de comptes de type K à la Gazprombank. Dans ce cas, conformément à la loi russe, ils seraient en rupture de contrat à l’échéance de leur prochain paiement pour le gaz naturel, qu’ils manqueraient. Ils ne continueraient pas à recevoir du gaz naturel et devraient payer des pénalités à Gazprom. Ils pourraient alors se gratter un peu la tête, payer les pénalités et signer un nouveau contrat avec Gazprom, dont le prix serait désormais fixé en roubles.

Le deuxième point de départ consiste à continuer à imposer suffisamment de sanctions et d’autres restrictions à la Russie pour que la demande d’euros en Russie s’effondre et qu’il devienne impossible pour Gazprombank d’obtenir suffisamment de roubles pour payer Gazprom pour les quantités de gaz naturel nécessaires. L’Europe recevrait alors moins de gaz et disposerait d’un argument convaincant pour tenter de stimuler la demande d’euros en Russie en assouplissant les sanctions et autres mesures accommodantes. Cela permettrait à l’Europe de dépasser le déni et de passer à la phase de négociation, où les Européens devront réaliser qu’ils n’obtiendront pas ce qu’ils veulent tant qu’ils n’apprendront pas à gagner des roubles en faisant ce que la Russie attend d’eux.

Si les Européens parviennent à comprendre à temps ce qu’ils doivent faire pour survivre à l’hiver prochain (et le temps est un facteur essentiel ici, car pour remplir le stockage au niveau requis de 75-80% d’ici novembre, le gaz doit continuer à circuler dès maintenant), ils pourraient alors prendre conscience d’une autre chose : que payer les frais de courtage de Gazprombank pour échanger des euros contre des roubles n’est pas aussi efficace que de gagner des roubles et de payer directement Gazprom, en évitant les services excellents mais coûteux de Gazprombank. Au lieu de payer Gazprombank, ils pourraient créer leurs propres entités pour mettre en relation les importateurs de gaz russe avec les entreprises qui exportent vers la Russie et gérer l’échange en interne.

Il sera intéressant d’observer les diverses entités politiques européennes qui tentent de naviguer sur le champ de mines qu’elles ont créé pour elles-mêmes tout en pensant que c’était pour les Russes. La plupart d’entre elles n’ont pas le bon sens de comprendre leur situation difficile, ayant été spécifiquement formés pour servir de façade à l’État profond américain et aux cartels bancaires. Peu d’entre eux ont ce qu’il faut pour se rendre compte de leur erreur, cesser d’être des russophobes forcenés et commencer à faire ce qu’ils doivent faire pour survivre. Il est peu probable qu’ils soient aidés par leurs supposés électeurs, qui ne feront guère plus que protester et exiger que le gouvernement continue à pourvoir à leurs amples besoins.

La question reste ouverte de savoir si l’un d’entre eux parviendra un jour à réaliser que son véritable ennemi n’est pas la Russie (qui lui fournit de l’énergie) ou la Chine (qui lui fournit toutes sortes de produits manufacturés), mais les États-Unis, qui lui procurent de l’insécurité, n’a plus besoin de lui et n’hésite pas à le laisser mourir juste pour contrecarrer la Russie et la Chine. Aux yeux des États-Unis, l’UE est pire qu’un ennemi ; c’est un concurrent pour des ressources rares et en voie de disparition. Elle est également grosse, molle et dirigée principalement par des idiots – une victime expiatoire idéale pour l’autel en ruine de la domination mondiale américaine.

Dmitry Orlov

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Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Il vient d’être réédité aux éditions Cultures & Racines.

Il vient aussi de publier son dernier livre, The Arctic Fox Cometh.

Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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