Par le Lieutenant-colonel David MAITROT – Le 19 juillet 2018 – Association gendarmes et citoyens
Le 27 juin 2018, le Conseil d’État a confirmé le blâme infligé le 12 mai 2017 à un capitaine de gendarmerie pour avoir publié sur internet des analyses géostratégiques écrites sous le nom de plume d’Hadrien Desuin.
Qu’on les approuve ou non, reconnaissons que ses textes résolument gaulliens sont intéressants, bien écrits, sérieux, et diffusés sur des supports de qualité : le Figaro, la Revue des Deux Mondes, Causeur, sans oublier un livre aux Éditions du Cerf. On est loin, très loin, d’un agité qui se défoulerait sur internet comme au café du commerce ! Et pourtant….
Jean-Hugues Matelly, Bertrand Soubelet, Pierre de Villiers, maintenant Hadrien Desuin.
Je trouve inquiétante et regrettable la volonté de l’Exécutif de s’octroyer le monopole de la réflexion sur les sujets de défense et de sécurité, et d’empêcher les militaires de nourrir le débat public et citoyen de leur expérience et de leur expertise.
À l’heure où l’on ne cesse de s’inquiéter des « fake news » et où les idéologies exacerbées tentent de se substituer aux faits objectifs, la vision militaire, fermement ancrée dans le réel, serait pourtant plus que jamais nécessaire.
À l’heure où des jeunes en quête d’un idéal et qui refusent de subir peuvent se laisser tenter par l’islam radical ou la contestation violente, le monde militaire offre l’exemple d’un engagement constructif, citoyen et crédible au service de tous, dans l’éthique et dans l’action. Ou oserait-on prétendre que les compagnons d’armes d’Imad Ibn Ziaten et Arnaud Beltrame n’ont rien à dire à la France ?
N’est-il pas plutôt temps que le pouvoir politique laisse parler les militaires au lieu de parler en leur nom au-dessus de leurs cercueils ?
Devoir de réserve, me dira-t-on. Certes. Mais n’avons-nous pas aussi un devoir de vérité vis-à-vis du seul et unique détenteur de la souveraineté, c’est à dire le peuple français, et vis-à-vis de ses représentants légitimes, c’est-à-dire le Parlement ?
Notre loyauté n’est pas envers l’État, mais envers la Nation (n’oublions pas justement Charles de Gaulle), mais que devient cette loyauté si nous laissons le gouvernement (de quelque bord politique qu’il soit) s’accaparer la parole et la pensée sur des sujets majeurs pour lesquels nous sommes les « sachants » par excellence ?
De quel droit le gouvernement pourrait-il empêcher les parlementaires d’entendre d’autres visions et d’autres idées que les siennes ? De quel droit le gouvernement pourrait-il empêcher les citoyens de nourrir leur réflexion à d’autres sources que la sienne ? Tant qu’il qu’il n’y a ni désinformation, ni atteinte à l’honneur de l’Armée, ni révélation de secrets stratégiques, ni déloyauté vis-à-vis de la France.
Or, autant que je sache et si j’en juge à ce que j’ai lu de leur plume, Jean-Hugues Matelly, Bertrand Soubelet, Pierre de Villiers et Hadrien Desuin n’ont toujours cherché qu’à servir la France, qu’à alimenter des débats nécessaires et parfaitement légitimes, qu’à informer les citoyens pour les encourager à prendre leur citoyenneté à bras le corps en s’intéressant à des sujets majeurs pour notre destin collectif.
On nous parle beaucoup, et à juste titre, de l’importance stratégique du « lien Armée-Nation ». N’est-il pas censé être au cœur de la PSQ ? Or, de Sun Tzu à Clausewitz en passant par Ibn Khaldoun, on sait que tout divorce entre le peuple et ceux qui ont pour mission de le défendre est une catastrophe. Le peuple se retrouve moralement désarmé face aux ennemis de la Nation, et les détenteurs de la force légitime se démotivent ou pire, en arrivent à mépriser ce qu’ils finissent par percevoir comme une « populace » qui ne les comprend pas et ne les soutient plus. Est-ce ce que nous voulons ?
Ne nous méprenons pas. Il n’est pas question pour nous de faire de la « politique politicienne », en soutenant servilement ou en critiquant mécaniquement tel camp ou tel parti plutôt que tel autre. Mais avons-nous encore le droit de laisser nos concitoyens dans l’ignorance des faits que nous constatons ? L’opinion publique est le centre de gravité stratégique des démocraties libérales. N’est-il pas de notre devoir de renforcer la résilience de ce centre de gravité, non pas évidemment en lui faisant croire que nous seuls détiendrions la vérité, mais en lui apportant notre expertise pour alimenter et encourager sa réflexion, pour l’aider à ce que cette réflexion et ses décisions soit les plus lucides possible ?
La citoyenneté est une responsabilité encore plus qu’un ensemble de droits, et les Français méritent mieux que du pain et des jeux : ils méritent qu’on les pousse à s’interroger sur la complexité du monde contemporain, à s’impliquer dans les choix essentiels qui conditionnent l’avenir de notre Nation.
Et gageons qu’une telle prise de conscience collective servirait aussi à rendre sa crédibilité à la classe politique, ou du moins aux hommes et aux femmes politiques qui servent la République plutôt que de se servir d’elle – j’ose croire qu’il y en a, et plus sans doute qu’on ne le dit parfois ! Mieux nos concitoyens pourront se former et s’informer sur les enjeux de défense et de souveraineté, mieux ils comprendront le poids des responsabilités qui pèsent sur leurs élus, et pourront apprécier leur engagement et même accepter leur humaine faillibilité.
Je ne partage pas forcément les analyses, les opinions ou les propositions de Jean-Hugues Matelly, Bertrand Soubelet, Pierre de Villiers ou Hadrien Desuin. Mais j’estime qu’ils n’ont rien fait d’autre que défendre par la plume ce qu’ils avaient fait serment de défendre par les armes. Le Conseil d’État a fait précéder sa décision de la mention « Au nom du Peuple Français. » Eux quatre ne prétendent peut-être pas avoir agi en son nom, mais au moins ont-ils agi à son service.
Lieutenant-colonel David MAITROT
OAC du groupement du Haut-Rhin
Membre du CFMG
Ping : Un officier blâmé pour son talent d’analyse – Le Saker Francophone – RESEAU ACTU