Sur le livre intitulé « Sub-imperial power »


Par Arnaud Bertrand – Le 24 novembre 2023 – Source Moon of Alabama

Je viens de terminer la lecture de « Sub-Imperial Power » de Clinton Fernandes, ancien officier de renseignement australien et désormais professeur d’études internationales et politiques à l’Université de Nouvelle-Galles du Sud.

Clinton m’a envoyé le livre et a écrit une belle dédicace, me qualifiant d' »éducateur public« , ce qui est une façon agréable de dire que je tweete trop 😄.

Mais je n’écrirais pas ceci si je n’avais pas vraiment aimé le livre, que je crois en fait être une lecture essentielle si vous voulez comprendre la géopolitique australienne, ou si vous vous intéressez à la géopolitique en général.

Il décrit en détail comment l’Australie n’est pas un vassal ou un État client des États-Unis, comme beaucoup le pensent, mais plutôt une « puissance sous-impériale« . Cela signifie que l’Australie, ainsi que d’autres « puissances sous-impériales » comme Israël ou le Royaume-Uni, sont essentiellement les hommes de main de l’actuel régime « impérial » des États-Unis, chargés de le préserver dans leurs régions respectives. Cela signifie qu’en tant qu’hommes de main, ils ne sont pas tant victimes d’une domination américaine hégémonique mais qu’ils estiment en tirer des avantages tellement disproportionnés qu’ils sont prêts à tout mettre en œuvre pour aider les États-Unis à préserver cette domination au détriment des véritables victimes, celles qui perdent de manière disproportionnée à cause de cette domination.

L’un des aspects les plus intéressants du livre est la manière dont il s’écarte des théories du réalisme, défendues par des personnalités telles que John Mearsheimer ou Stephen Walt, qui affirment que tous les États – indépendamment de leur culture, de leur religion, de leur hiérarchie sociale ou de leur système politique – agiront de la même manière parce qu’ils accordent tous la priorité à leur survie et à leur sécurité par-dessus tout. Ils affirment qu’étant donné que la maximisation du pouvoir est le meilleur moyen de survivre dans le système international, s’ils en avaient la possibilité, tous les États chercheraient à devenir des hégémons comme les États-Unis le sont aujourd’hui, ou comme la Grande-Bretagne impériale l’était hier.

Fernandes défend un point de vue très différent, qui me semble être une bien meilleure explication du fonctionnement du monde et du comportement historique des différents États. Il affirme que la géopolitique américaine, et celle des États coloniaux occidentaux qui l’ont précédée, a ceci d’unique qu’elle présente des caractéristiques extrêmement agressives – l’impulsion de subjuguer et de piller les autres – qui, en réalité, nuisent souvent à leur sécurité au lieu de la sauvegarder. Il explique cela par le pouvoir excessif que la classe financière exerce sur l’État dans ces systèmes de gouvernement. Ce qui est difficile à nier si l’on regarde l’histoire : par exemple, c’est la Compagnie des Indes orientales qui a lancé la colonisation et le pillage de l’Inde, et non l’État britannique qui n’est arrivé qu’ensuite pour pacifier la rébellion grandissante en Inde afin de perpétuer le pillage en cours. Ou prenons un exemple plus récent : la guerre en Irak. Elle n’a guère de sens du point de vue de la sécurité ou de la survie des États-Unis, mais elle est éminemment judicieuse du point de vue des compagnies pétrolières américaines ou de l’hégémonie économique. Ou encore le conflit actuel à Gaza, qui est extrêmement négatif pour la sécurité américaine car il génère dans le monde musulman des tonnes de haine contre l’Amérique et détourne l’attention des Américains de défis géopolitiques plus importants. Mais cela a du sens si on l’examine du point de vue de la perpétuation d’un système hégémonique.

En d’autres termes, l’argument de Fernandes est que la principale caractéristique de l' »ordre international fondé sur des règles » est liée à la structure même du système social et économique américain (ou britannique, français, australien, etc.), qui cherche à imposer un ordre dans lequel le monde entier est ouvert à la pénétration et au contrôle de leurs classes financières nationales respectives. C’est pourquoi l’ordre porte sur l’hégémonie et non sur la sécurité, et c’est pourquoi la première se fait si souvent aux dépens de la seconde.

Il est intéressant de noter que John Mearsheimer se lamente souvent à ce sujet si vous l’écoutez : « Pourquoi les États-Unis agissent-ils de manière aussi insensée, à l’encontre de ce que recommandent mes théories réalistes ? » Il s’est catégoriquement opposé à la guerre en Irak, a mis en garde pendant de nombreuses années contre le risque d’un affrontement avec la Russie en Ukraine si nous élargissions l’OTAN, et ne cesse de s’élever contre le soutien sans équivoque des États-Unis à Israël. Ce faisant, Mearsheimer admet en fait que le réalisme n’explique pas tout à fait le comportement des États et que ses théories ne sont donc pas tout à fait justes. Fernandes propose ici une explication qui prédit mieux le comportement réel des États-Unis et de leurs « puissances sous-impériales » : on ne peut pas comprendre le comportement des États en se limitant à une vision centrée sur l’État ; il faut également tenir compte des caractéristiques uniques de leur système politique, social et économique.

Un dernier point intéressant est que, étant donné qu’il soutient que les systèmes politiques et économiques des États jouent un rôle clé dans la définition de leur géopolitique, le livre de Fernandes implique une prédiction selon laquelle, à mesure que la puissance de la Chine augmentera, elle se comportera de manière très différente de celle des États-Unis et de leurs sbires impériaux. Compte tenu du système chinois, la Chine cherchera sans aucun doute à maximiser son pouvoir, mais cette fois-ci, ce sera pour sa propre sécurité et sa propre survie, et non pour servir les intérêts de sa classe financière, et elle se comportera donc de manière beaucoup moins agressive que les États-Unis. Là encore, il est intéressant de noter que Mearsheimer l’admet en quelque sorte, puisqu’il répète sans cesse que « lorsque je suis en Chine, je suis parmi mon peuple« , c’est-à-dire que les Chinois suivent ses théories réalistes beaucoup plus fidèlement que les Américains. Nous pouvons déjà en voir les contours : il est absolument évident que l’État chinois n’est pas à la merci de sa classe financière, bien au contraire, la Chine n’est pas exactement un pays où les milliardaires ont la vie facile 😂 Même chose en ce qui concerne l’hégémonie : La Chine ne fait tout simplement pas d’alliances militaires (elle n’en a pas), d’ingérences étrangères ou de coups d’états. En fait, elle n’a même pas tiré une seule balle à l’étranger en plus de quarante ans. Au contraire, elle cherche à créer un ordre où la sécurité indivisible et le respect mutuel sont intégrés au système, où elle serait idéalement l’État le plus puissant – bien sûr – mais pas dans le but de piller ou d’assujettir les autres, mais parce que cela garantit sa sécurité et sa stabilité. C’est exactement comme cela qu’elle s’est comporté pendant 1 800 ans, lorsqu’elle était l’État le plus puissant de la planète avant la révolution industrielle : elle n’a jamais cherché à coloniser et à piller le monde, car elle pensait que cela finirait par se faire au détriment de sa propre sécurité, comme c’est le cas aujourd’hui pour la sécurité et les intérêts des États-Unis. Au contraire, elle a cherché à établir des relations commerciales et de respect mutuel qui maximisent la sécurité et la stabilité à long terme.

Quoi qu’il en soit, vous devriez vraiment lire ce livre, car il est trop rare qu’un tel ouvrage soit écrit par des universitaires occidentaux. On y trouve généralement les conneries habituelles sur la supériorité inhérente des valeurs occidentales et diverses théories mal fondées expliquant pourquoi nous devrions dominer le monde. Ce livre vous donne un aperçu de ce qui se passe à l’extérieur de la matrice.

fin du texte d’Arnaud Bertrand

Moon of Alabama ici.

Vous pouvez rejeter la notion de « puissance sub-impériale » évoquée ci-dessus comme une « expression boiteuse pour que [l’Australien] n’ait pas à dire vassal« . Il y a une part de vérité là-dedans.

Mais distinguer l’hégémonie monétaire et l’impérialisme axé sur la sécurité, et voir le premier en tant que cause fondamentale du désordre mondial est, à mes yeux, une nouvelle vision des choses. En d’autres termes : L’aspect de la survie et de la sécurité n’est pertinent que dans la mesure où il concerne la classe financière. Le point de vue réaliste de Mearsheimer passe quelque peu à côté de cet aspect.

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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