Par Moon of Alabama – Le 26 octobre 2021
La politique étrangère actuelle des États-Unis est délirante. Ses tentatives de commander le monde sont tournées en dérision. Comment cela est-il arrivé et qu’est-ce qui pourrait changer ?
Voici des extraits de deux intelligentes réflexions sur ce thème.
Alastair Crooke se demande pourquoi rien ne semble fonctionner pour les États-Unis de Joe Biden. Il observe ensuite la politique de ce pays envers le monde :
Sur le plan géopolitique international, les choses ne semblent pas bien fonctionner non plus. L’équipe Biden affirme vouloir une « compétition bien gérée » avec la Chine, mais pourquoi alors envoyer Wendy Sherman (qui n’est pas réputée pour ses compétences diplomatiques) en Chine en tant qu’envoyée de Biden ? Si l’équipe Biden souhaite une compétition maîtrisée (ce qu’elle a déclaré vouloir lors d’un récent appel au président Xi), pourquoi la reconnaissance d’une seule Chine, faite en 1972, est-elle continuellement désavouée par une série de petites actions apparemment inoffensives concernant Taïwan et fait ainsi tomber, à chaque fois, l’espoir d’instaurer une relation sérieuse?
L’équipe Biden ne comprend-elle pas qu’avec cette stratégie elle ne » maitrise » pas le concurrent mais qu’elle joue plutôt avec le feu en sous entendant que les États-Unis pourraient soutenir l’indépendance de Taïwan ?
Et puis, pourquoi envoyer Victoria Nuland à Moscou, si la concurrence avec Moscou devait être tranquillement « équilibrée », comme le face-à-face de Biden avec Poutine à Genève semblait le montrer ? Comme Sherman, Nuland n’a pas été reçue à un niveau élevé, et sa réputation de « pyromane du Maidan » l’a bien sûr précédée à Moscou. Pourquoi décimer la représentation diplomatique de la Russie au siège de l’OTAN et pourquoi le secrétaire d’État Austin a-t-il parlé de « porte ouverte » par l’OTAN à la Géorgie et à l’Ukraine ?
Y a-t-il une logique cachée dans tout cela, ou ces envoyés ont-ils été envoyés intentionnellement, comme une sorte de geste provocateur pour souligner qui est le patron (c’est-à-dire que l’Amérique est de retour !) ? C’est ce qu’on appelle à Washington la « diplomatie de la capitulation » : les concurrents ne se voient présenter que les conditions de leur capitulation. Si tel est le cas, cela n’a pas fonctionné. Les deux émissaires ont effectivement été renvoyés, et les relations de Washington avec ces États clés se sont dégradées pour devenir quasi nulles.
L’axe Russie-Chine est arrivé à la conclusion qu’un discours diplomatique poli avec Washington est comme de l’eau sur le dos d’un canard. Les États-Unis et leurs protégés européens n’entendent tout simplement pas ce que Moscou ou Pékin leur disent – alors quel est l’intérêt de parler aux Américains avec leurs « oreilles ensablées » ? Réponse : aucun.
Le professeur Michael Brenner a récemment envoyé à sa liste de diffusion un long diagnostic de la sphère politique américaine. Il y voit les mêmes problèmes de politique étrangère que Crooke et tente de répondre à certaines des questions posées par ce dernier :
L’hostilité croissante des États-Unis à l’égard de la Chine doit être comprise en référence aux anxiétés et aux angoisses d’un hégémon en déclin.
[…]
La grande expérience américaine elle-même est maintenant manifestement en péril. […] Un pays qui a suscité l’admiration du monde entier en tant que terre où régnait le » common man » n’accepte pas passivement sa dégénérescence en une oligarchie prédatrice. Il n’accepte pas la dégradation du discours public au point où la franchise est une espèce en voie de disparition et la vérité elle-même est sans abri.
[…]
À mesure que le lien avec la réalité se relâche, le désengagement s’approche du point où la réalité cesse de prétendre à la primauté sur l’illusion. On habite un monde insulaire dans lequel les autres choses, les autres personnes n’ont de sens qu’en tant qu’acteurs du drame de la vie que l’on écrit. Lorsque ces autres résistent à jouer ces rôles, ils sont d’abord cajolés, puis contraints et enfin punis. Nous refusons littéralement d’accepter un « NON » comme réponse. Examinons l’approche adoptée à plusieurs reprises avec des gouvernements étrangers pour discerner comment cette dynamique fonctionne dans la pratique.
Avec la Chine. Anthony Blinken se rend à Anchorage pour dire à son homologue chinois, le ministre des affaires étrangères Wang Li, que Pékin devrait cesser de faire des choses auxquelles les États-Unis s’opposent et qu’elle devrait plutôt faire ce qu’ils lui disent. La réponse de Wang, en langage diplomatique, est « dégage » ! Quelques mois plus tard, Blinken appelle Wang avec le même message – et obtient la même réponse. Entre-temps, la secrétaire d’État adjointe, Wendy Sherman, s’envole pour la RPC où elle rencontre des fonctionnaires du ministère des affaires étrangères à qui elle remet la liste habituelle d’exigences américaines expliquant comment nous voulons que Pékin corrige son mauvais comportement. Son interlocuteur, en échange, lui remet une liste chinoise accompagnée d’un sermon qui se résume à « dégage » ! Et ainsi de suite.
Avec la Russie : Le même schéma s’est répété lors des rencontres entre Blinken et le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, côté américain, et de hauts responsables du Kremlin – au premier rang desquels le redoutable ministre des Affaires étrangères, Sergey Lavrov. Ces échanges sont ponctués par un sommet en personne entre les présidents Biden et Poutine qui s’est tenu à Genève à la demande de la Maison Blanche. L’objectif principal de Biden était de calmer les eaux qu’il avait lui-même remuées en encourageant le président ukrainien Zelensky à préparer un assaut contre le Donbass. Pris par surprise par la réponse sévère de la Russie, il a été contraint de faire marche arrière. Cette retraite diplomatique a été couverte par d’incessantes critiques américaines concernant la Crimée, l’ingérence électorale présumée, la Syrie, les droits de l’homme et Navalny (un soi-disant démocrate qui s’est d’abord fait connaître en tant qu’islamophobe enragé). Comme d’habitude, Poutine a froidement réfuté toutes les accusations, a exprimé certaines des plaintes de la Russie et a fait une proposition concrète pour ouvrir un cycle de négociations sur les armes nucléaires stratégiques. Washington n’a montré aucun intérêt pour ce dernier point. Les deux hommes se sont donc séparés. Résultat ? Zéro.
Comme dernier rebondissement digne d’une tragi-comédie, Biden envoie ensuite Victoria Nuland à Moscou – oui, la même Nuland déclarée persona non grata par la Russie pour son rôle de provocatrice dans le coup d’État ukrainien et de vilipendeuse notoire de Poutine et du Kremlin. Sa rancunière visite a pratiquement fermé toute opportunité de dialogue sérieux entre Washington et Moscou […].
Au-delà d’une nouvelle guerre froide contre la Russie, a-t-elle réussi à effrayer le Kremlin pour qu’il ne se rapproche pas trop de Pékin, alors qu’une confrontation sur Taïwan se profile à l’horizon ? Quiconque croit que cela est possible n’a jamais pris la peine d’étudier Vladimir Poutine ou d’examiner l’histoire de la Russie. Malheureusement, cette catégorie comprend les principaux décideurs de Washington. En comparaison, les injures sont plus amusantes et tellement moins exigeantes pour les neurones.
[…]
Le plan américain visant à construire un cordon sanitaire autour de la Chine présente un type similaire de comportement rigide et répétitif. Le Vietnam, candidat à l’adhésion à l’alliance anti-chinoise, reçoit la visite de deux dirigeants américains de haut rang. Tout d’abord, le secrétaire à la Défense, le général Lloyd Austin, se rend à Hanoï pour convaincre les Vietnamiens de se ranger du côté des États-Unis – les deux parties se connaissant depuis le dernier film. Rien à faire. Un peu plus tard, c’est au tour de la vice-présidente Kamala Harris, qui ponctue ses discussions stériles par des remarques en conférence de presse dénonçant la Chine et impliquant un soutien à un Taïwan indépendant. Ses hôtes n’ont pas été contents.
Ce n’est pas un comportement normal, c’est pathologique. Il témoigne du désengagement de la réalité évoqué plus haut. Et il est extrêmement dangereux car il ne tient pas compte des attitudes et des actions réelles des autres à cause de l’effort incessant de projeter sur eux des images caricaturales, des conceptions simplifiées de ce qu’ils sont et de la façon dont ils peuvent être manipulés en fonction du script grossier que nous avons rédigé. Les informations venant de l’extérieur, et la compréhension qu’elles encouragent, sont filtrées et exclues chaque fois qu’elles sont gênantes. Du coup, c’est le monde introverti de l’auto-illusion qui est à l’origine de nos cartes cognitives déformées.
Les élites politiques américaines ont encouragé une approche fantasmagorique du monde, ce qui est de plus en plus évident. Ses multiples manifestations à l’égard de la Chine semblent inclure la croyance infondée que les dirigeants de Pékin bluffent lorsqu’ils disent solennellement que les tentatives d’indépendance de Taïwan sont intolérables, qu’ils sont prêts à entrer en guerre si nécessaire et qu’ils s’attendent à remporter la victoire en cas de conflit armé. S’il est plus probable que ce soit Washington qui bluffe, notre plus grande crainte devrait être que Biden et consorts pensent réellement qu’ils peuvent intimider la Chine. Cette prétention est conforme aux notions mythiques de l’exceptionnalisme américain.
Jusqu’à présent, imaginer une guerre contre la Chine a été le passe-temps d’une élite. Le public a été tenu dans l’ignorance alors que trois présidents successifs ont rapproché de plus en plus le pays du conflit. La façon dont les Américains réagiront lorsqu’ils se trouveront au bord du gouffre est le facteur « X » crucial et inconnu de l’équation.
Alastair Crooke conclut son essai par une vision plutôt optimiste :
Il semble que la Russie et la Chine, voyant tout cela, resteront distantes et patientes – attendant que les structures se fissurent.
Cette fissure dans les structures américaines pourrait toutefois devenir un moment très dangereux pour la Russie et la Chine. Le professeur Brenner pense que seule la menace d’un scénario potentiellement très violent peut provoquer la « fissure structurelle » qui ramènerait les États-Unis à la raison :
Je crains que nous ayons besoin de quelque chose comme la crise des missiles de Cuba en 1962, lorsque les États-Unis et l’Union soviétique ont frôlé la guerre nucléaire, pour remettre les gens d’aplomb. Tant au niveau de l’élite que de la population, seule la peur de la guerre pourra, sur une base purement pragmatique, briser l’état intellectuel/politique comateux dans lequel se trouvent les États-Unis.
Moon of Alabama
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone