Rompre les relations avec l’UE ?


Si c’est ce qu’ils veulent, qu’il en soit ainsi


Par Alastair Crooke – Le 26 octobre 2020 – Source Strategic Culture

Wolfgang Munchau, du site Euro Intelligence, a récemment suggéré que l’UE commettait des erreurs en n’écoutant que sa propre chambre d’écho (ceux ayant la même opinion). Munchau faisait référence au fait que lorsque Boris Johnson avait cherché à obtenir un accord « en vue » pour le sommet européen de ce mois, il avait été accueilli avec dédain. Le Conseil Européen a non seulement déclaré qu’aucun accord n’était en vue, mais qu’il n’y aurait pas d’accélération des négociations. Le Conseil a de plus fermement réaffirmé ses trois lignes rouges, « non négociables ».

Macron a ensuite déclaré, en le prenant de haut, que le Royaume-Uni devait « se soumettre » aux « conditions » du bloc ; « Ce n’est pas nous qui avons choisi le Brexit » a-t-il dit.

Ce à quoi Boris a rétorqué de manière acerbe : « Il n’y a alors pas besoin de négocier ».

Munchau a noté avec ironie que le plus grand risque de tout accord « est de se dire que l’autre partie « en » a plus besoin que vous ». Charles Michel, le Président du Conseil Européen, a ensuite précisé ce que ce dernier entend par « en » : Il s’agit des majestueux, « énormes et diversifiés marchés » de l’UE.

« L’UE a un mois pour faire prendre conscience à Emmanuel Macron que ses déclarations sont intellectuellement paresseuses. L’UE ne devrait pas fonder sa stratégie de négociation sur l’idée que Johnson va plier : Peut-être que oui, peut-être que non », remarque Munchau.

Le Ministre des Affaires Étrangères russe, Lavrov, partage visiblement l’analyse générale de Munchau. S’exprimant à Valdaï la semaine dernière, Lavrov déclarait : « Lorsque l’Union Européenne parle d’un ton supérieur, la Russie veut savoir : pouvons-nous encore faire des affaires avec l’Europe ?».

« … Ces occidentaux responsables de la politique étrangère qui ne comprennent pas la nécessité d’une conversation mutuellement respectable ; eh bien, nous devons tout simplement arrêter de communiquer avec eux, pendant un moment. D’autant plus qu’Ursula von der Leyen prétend qu’un partenariat géopolitique avec les dirigeants actuels de la Russie est impossible. Si c’est ce qu’ils veulent, qu’il en soit ainsi », a-t-il conclu.

Il faut remarquer que ce n’est pas Boris Eltsine qui a fait les plus grands efforts pour parvenir à l’intégration de la Russie dans l’espace européen, mais le Président Poutine, au cours de son premier mandat du début des années 2000, au moins jusqu’en 2006. Ce que Lavrov reconnaît indirectement c’est à quel point la situation est devenue mauvaise. En fait il a simplement déclaré ce que tout le monde sait déjà, à savoir que l’ancien cadre de relations entre la Russie et l’UE n’existe plus. Qu’en dire de plus ?

Ce n’est pas rien. Car si Merkel et l’UE s’orientent vers l’intégration de l’Union et la considèrent comme une priorité plus importante que de s’occuper de ses relations avec la Russie, alors tous les vieux préjugés anti-russes de l’Europe de l’Est, principalement ceux de la Pologne, doivent être apaisés. C’est ce qui se passe, et cela signifie le renforcement de l’Europe en opposition à la Russie, la Chine et leurs partenaires stratégiques. Et avec l’Allemagne qui aspire à nouveau à sa position dominante en Europe et sur l’Europe, les tensions avec la Russie (et donc avec la Chine) vont s’accroître. L’Europe se définira elle-même comme le point central entre deux pôles antagonistes, l’un à l’Est et l’autre à l’Ouest ; « ami » avec aucun des deux.

Et, coïncidence ou pas, le 14 octobre (le lendemain de la déclaration de Lavrov), le Président Xi visitait symboliquement une usine de micro-puces et déclarait que la Chine allait gagner la guerre technologique et deviendrait le leader mondial du multilatéralisme. Ensuite, le même jour, le Président Xi a visité une base navale, incitant les militaires chinois à « mettre tout leur esprit et toute leur énergie à préparer la guerre ». La Chine ne veut pas la guerre, a-t-il souligné, mais elle a accepté qu’elle puisse avoir lieu. Enfin, à l’occasion du 40ème anniversaire de la zone économique de Shenzhen, Xi a indiqué que des changements mondiaux sont en cours : Le statu quo ne peut pas continuer, et « il faut parfois parler avec force pour que l’Occident écoute ».

À sa manière, plus discrète, le Président Xi faisait simplement écho à Lavrov en soulignant que l’ancien cadre de relations entre la Chine et l’Occident n’existait plus non plus. Ce fut également implicite quand il a déclaré qu’il souhaitait que la nouvelle position de la Chine soit approuvée par l’assemblée générale du Parti Communiste Chinois, à la fin du mois d’octobre, afin que personne ne puisse imputer à la Chine un quelconque « jeu » politique à l’égard du prochain Président américain.

Il semble qu’il y ait là un message très clair pour l’UE. Mais écoutent-ils donc ? Si l’Europe a des « cartes » à jouer, il est arrogant de supposer que tout le monde se « soumettra » aux « conditions » et aux valeurs européennes, juste pour éviter de perdre l’accès à ses marchés. Oui, il existe effectivement un grand « marché » européen, mais il présente aussi des lacunes évidentes : pas de plate-formes Cloud, peu d’investissements dans les télécommunications et la 5G (en particulier en Allemagne), aucune sécurité d’approvisionnement énergétique à un coût abordable et pas de médias sociaux pouvant rivaliser avec ceux des États-Unis ou de la Chine. La Chine a l’argent et le savoir-faire que les États-Unis ne peuvent pas remplacer.

L’Europe a bien quelques domaines d’expertise (comme en IA et en aérospatiale), mais pas de Big Tech. Et en termes de dépenses de recherche et de développement technologique, l’UE est un vase clos. L’Europe a grandement besoin de la collaboration de la Chine (et de la Russie) dans le domaine des technologies pour participer à la « nouvelle économie », mais les États-Unis veulent que l’UE se sépare complètement des technologies chinoises et russes.

Point central : Les États-Unis mènent actuellement une stratégie extrême visant à isoler et à affaiblir la Chine et la Russie. Rien de nouveau. Juste le retour de la traditionnelle vendetta « anglaise » contre la Russie et d’une tentative d’étendre à l’Europe les politiques anti-chinoises « Clean Network » et « Clean Path » de Pompeo. Le mot « clean » signifiant bien entendu l’« exclusion » de toute technologie chinoise, l’exclusion totale. Les États-Unis imposent une énorme « requête » à l’Europe, qui vit dans l’ombre de la récession. Il est pourtant probable que l’Europe s’y pliera (en grande partie).

Point de vue à 180°, celui de la Russie et de la Chine : leurs relations limitées et tendues avec les États-Unis ne s’amélioreront probablement pas, quel que soit le vainqueur du mois prochain à Washington. L’animosité des États-Unis à l’égard de la Russie se poursuivra de toute façon. Quant à Pékin, si Biden (un vieil ennemi de Huawei) l’emporte, la Chine ne s’attend qu’à peu de changements, au-delà de tactiques réévaluées. Biden est considéré par Pékin comme susceptible d’utiliser le multilatéralisme davantage pour rallier les alliés américains à la formation d’un Front uni contre la Chine, que comme un véritable engagement à prendre en considération les points de vue européens. Victoria Nuland, qui a travaillé pour Obama, a bien exprimé le point de vue de son administration de l’époque (en ce qui concerne l’Ukraine) : « F**K the EU ! ».

Serait-il réaliste que l’Allemagne et l’Europe résistent aux pressions américaines ? Merkel veut toujours le NordStream 2, c’est sûr. Et l’Allemagne, qui n’a pas notablement investi dans les télécommunications, a besoin de Huawei. D’autres technologies clés (et les financements nécessaires à leur mise en œuvre) ne sont disponibles qu’en Chine. Il n’existe pas de substitut. Pourtant, la haine et la répugnance des Euro-élites pour Trump, et leur conviction d’une prochaine victoire de Biden, les pousseront probablement à essayer de recréer l’ancien ordre multilatéral avec Washington à sa tête, si les Démocrates l’emportent. Cela signifie que les pressions exercées sur l’Europe pour qu’elle adopte une position anti-russe et anti-chinoise pourraient s’intensifier et devenir irrésistibles. Le paradoxe est que les États-Unis continueront probablement à considérer l’Europe comme un marché réglementé à « accès limité », donc une menace pour leur commerce.

Est-il donc surprenant que ces États, la Russie et la Chine, en soient arrivés à un moment où « ils en ont marre » ? Ils en ont marre de la morale européenne et ses « valeurs », et du fait que les européens pensent que tout le monde va « céder » face à la menace d’exclusion de leur marché.

La Chine est aujourd’hui la première économie mondiale (en termes de parité de pouvoir d’achat). La Russie et l’Asie Centrale sont déjà compatibles avec la technologie chinoise. La Chine l’a déjà établi comme un fait accompli. La politique suivra d’elle-même. La Chine et la Russie sont en effet susceptibles de gagner la guerre technologique (assez rapidement). Quel bénéfice va bien pouvoir tirer un bloc commercial qui, pour afficher sa « supériorité morale », se permet de se tenir à l’écart et « au-dessus » de cet autre marché « énorme et diversifié » ?

Tom Stevenson, directeur des investissements chez Fidelity International, souligne dans The Telegraph que les effets négatifs de la pandémie ont été nettement plus importants en Europe et en Amérique, au nord comme au sud, qu’en Chine :

Bien qu’elle représente près de 60% de la population mondiale, l’Asie a connu, cette année, moins de décès liés au Covid. L’Europe, qui compte moins de 10% de la population mondiale, a totalisé près d’un tiers de tous les décès. Même chose en Amérique du Nord. Les chiffres du PIB de la Chine pour le troisième trimestre montreront comment les données économiques font état de cette amélioration sensible des performances pendant la pandémie. Premier arrivé, premier sorti, et une reprise beaucoup plus rapide. Le Crédit Suisse pense que d’ici la fin de l’année prochaine, la production économique de la Chine sera supérieure de 11% à son niveau d’avant la pandémie, tandis que les États-Unis, l’Europe et le Japon en seront encore à rattraper leur retard.

Le coronavirus a provoqué des changements fondamentaux dans la manière dont les entreprises et des industries entières fonctionnent désormais. En particulier, les chaînes d’approvisionnement globales sont remplacées par une approche plus régionale, ce qui a réduit la dépendance de l’Asie vis-à-vis de la santé de l’Europe et des États-Unis. Aujourd’hui, environ 60% des échanges commerciaux de l'Asie sont régionaux. La forte croissance de notre dépendance à l’égard de la technologie et la numérisation croissante de l’économie jouent également en faveur de la Chine.

C’est de la folie. D’une part, l’UE suit obstinément les États-Unis dans l’application de sanctions contre la Russie (même lorsque la France et l’Allemagne savent que les allégations américaines sur lesquelles elles sont basées (l’empoisonnement présumé de Navalny) sont fausses) ; elle est complice dans la tentative de déséquilibrer la situation près des frontières russes ; de plus, elle exige d’imposer ses valeurs européennes comme condition à son commerce avec les autres.

Et en même temps, l’UE attend que la Chine et la Russie fassent comme si de rien n’était, et que ces pays la sauvent de la faillite. Qui a le plus besoin de qui ? Quelqu’un écoute-t-il ?

Alastair Crooke

Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone

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