Respecter l’autre


Par Dmitry Orlov – Le 9 avril 2019 – Source Club Orlov

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Le père d’une de mes vielles amies était à un moment donné un peu comme un guerrier de la Guerre froide : il a fait une chose ou l’autre pour l’establishment de défense américain – lié à un sous-marin nucléaire, si je me souviens bien. Cette activité professionnelle l’a apparemment conduit à développer une forme particulièrement virulente de russophobie ; pas tant une phobie qu’une aversion prononcée pour tout ce qui est russe. Selon mon amie, son père parlait compulsivement de la Russie en des termes trop négatifs. Il éternuait aussi beaucoup (allergies, peut-être), et elle disait qu’il lui était souvent difficile de distinguer ses éternuements de son utilisation du mot «Russie» comme explétif. Mais peut-être qu’elle essayait de faire une distinction d’une équivalence : son père était allergique à la Russie, son allergie l’a beaucoup fait éternuer et lui a aussi fait développer une touche de syndrome de Tourette, ainsi ses éternuements sont sortis en sonnant comme «Russie» !


Qu’est-ce qui l’a poussé à développer une telle vision maladive de la Russie ? La raison est facile à deviner : son activité professionnelle au nom du gouvernement l’a forcé à se concentrer sur ce que ses supérieurs qualifiait de « menace russe ». En réfléchissant un peu, il s’avérerait sans doute que ce que la Russie menaçait, c’était la fiction d’une supériorité militaire écrasante que les Américains avaient créée eux-mêmes. Contrairement aux États-Unis, qui avaient élaboré un certain nombre de plans pour détruire l’Union soviétique – jamais réalisés à cause de ce manque de supériorité militaire écrasante -, cette dernière n’avait jamais élaboré de tels plans. Et c’était tout à fait exaspérant pour certaines personnes aux États-Unis. Était-ce vraiment nécessaire ou s’agissait-il d’un accident ?

Nous pourrions tenir compte des circonstances géopolitiques, militaires ou économiques, considérer le choc – qui n’est plus pertinent – des idéologies socialiste et capitaliste, ou d’un certain nombre d’autres clauses non pertinentes. Ou nous pourrions trouver des indices de ce qui se cache vraiment derrière ce syndrome grâce à certains efforts pour le combattre. Considérez ces paroles du premier album solo de Sting en 1985, « The Dream of Blue Turtles ». Sting chantait avec émotion «Russians» : «J’espère que les Russes aiment aussi leurs enfants.» De quelle source mystique jaillit l’espoir désespéré de Sting ? Que les Russes sont peut-être une race d’automates sans âme, obsédés par la destruction gratuite de toute vie sur Terre, mais qu’il y a peut-être une toute petite trace d’humanité dans leur caractère – ils aiment aussi leurs enfants – et que cela les retiendra ? La Russie de Sting est le mal presque pur, mais pas tout à fait, et c’est un petit grain de bonté qui maintient le monde en équilibre au bord de la destruction.

En regardant l’histoire, une vision différente s’offre à nous. Depuis sa création en tant que super-ethnie – Grande Rus – il y a une dizaine de siècles, la Russie a été constamment attaquée et envahie par l’Ouest. Elle a été envahie par les Suédois, les Allemands, les Polonais/Lituaniens, les Français et les Allemands à nouveau. Notez qu’il s’agit, pour presque tous, hormis les Français, de groupes ethniques d’Europe du Nord, ce qui s’avère important. Toutes ces incursions, les Russes ont réussi à les repousser. La Russie a également été envahie à l’est, par un nombre important et diversifié de peuples nomades appelés collectivement les Mongols –  même si les Mongols ne comptaient pas plus d’un millier d’entre eux -, ce qui a finalement conduit à leur intégration, à l’assimilation, ou à la coexistence pacifique.

Pourquoi une telle différence ? Pourquoi les Russes et les Polonais sont-ils comme chiens et chats alors qu’ils sont chrétiens, voisins et parlent une langue slave. Pourquoi les Russes, les Tatars et d’autres groupes turcs ont-ils fusionné par le biais de mariages mixtes en dépit de grandes différences de langue, de coutumes, de religion et d’origine géographique ? Proposons une hypothèse audacieuse : la raison est organique. Les compatibilités et incompatibilités ethniques ne s’expliquent par aucun facteur historique, culturel, religieux ou économique. Ils peuvent être génétiques, mais ils n’ont pas nécessairement quelque chose à voir avec la généalogie – parenté – mais pourraient tout aussi bien résulter de mutations aléatoires. Ils pourraient faire partie d’un système d’identification inné d’amis ou d’ennemis – un système plutôt grossier, qui s’est peut-être développé à une époque où les hominidés, au-delà des bandes et des tribus, ont commencé à former les premiers groupes ethniques.

Cette hypothèse peut sembler farfelue à première vue, mais, après mûre réflexion, elle explique beaucoup mieux les conflits qui perdurent que n’importe lequel des autres facteurs – idéologiques, culturels, religieux ou économiques. Prenons la guerre de Trente Ans qui a ravagé l’Europe centrale entre 1618 et 1648. La lecture des récits historiques donne l’impression qu’un ensemble d’arguments théologiques obtus – beaucoup trop obtus pour la plupart des participants – a été résolu en grande partie en massacrant des civils innocents –  une façon étrange de tenir une disputatio scolastique. Mais en regardant le résultat, un tout autre objectif devient clair : celui de délimiter et de séparer les ethnies incompatibles.

Cette incompatibilité est devenue évidente dans le Nouveau monde. D’un côté, nous avons les Européens catholiques – les Espagnols, les Portugais et, dans une moindre mesure, les Français – qui sont devenus fort heureusement des autochtones, se mariant entre ethnies avec des tribus autochtones et formant de nouvelles nations fusionnées sur le plan racial et ethnique, comme les Mexicains, les Brésiliens, les Cubains, etc. De l’autre côté, il y a les Européens protestants d’Europe du Nord – les Anglais, les Allemands, les Scandinaves, les Hollandais et les Belges – qui ont refusé de se marier avec d’autres ethnies et ont insisté pour former des sociétés très communautarisées qui persistent encore à ce jour.

L’acceptation de l’exogamie par les catholiques et l’insistance sur l’endogamie par les protestants – jusqu’à la promulgation de lois racistes contre le « métissage » aux États-Unis, qui étaient très respectées et imitées par les nazis allemands – ne peuvent s’expliquer par des différences entre dogmes religieux catholique et protestant, puisque ces tendances persistent chez les religieux et les non-religieux. Une explication beaucoup plus simple est que les Européens du Nord sont compatibles entre eux mais largement incompatibles avec d’autres groupes, tandis que les Européens du Sud et de l’Est sont beaucoup plus compatibles avec d’autres groupes. La coïncidence superficielle entre la compatibilité ethnique et le protestantisme/catholicisme est un artefact de la guerre de Trente Ans et des accidents historiques similaires.

Ce qui rend importante la compréhension des compatibilités et incompatibilités ethniques, c’est que si elles sont ignorées, il en résulte une quantité phénoménale de chaos, de meurtres et de conflits. Les groupes ethniques incompatibles peuvent prospérer côte à côte à condition de rester séparés et de cultiver un respect sain pour l’Autre – l’économie de plantation du sud des États-Unis, où un grand nombre d’Africains ont travaillé dur pour le compte d’un petit groupe d’Européens, n’est guère un tel exemple. Les groupes ethniques compatibles fusionnent par le biais de mariages mixtes et forment de nouvelles nations sans qu’aucun effort particulier ne soit nécessaire.

Mais l’histoire atteste que le fait d’écraser des groupes ethniques incompatibles par une idéologie imposée, qu’elle soit de nature religieuse ou laïque, donne de très mauvais résultats. Oui, il est possible d’augmenter le taux de mariages mixtes en culpabilisant ceux qui manifestent des tendances racistes tout en récompensant ceux qui se marient pour afficher leur vertu, et à première vue, la société qui en résulte ne semble pas brisée. Ce qui se brise, c’est le sens de soi. Être parmi des personnes compatibles, qui vous acceptent et que vous acceptez inconsciemment et inconditionnellement, crée un sentiment d’harmonie et de bien-être, vous convaincant que le monde est un endroit bon, qu’il doit être entretenu et célébré.

Mais le fait d’être forcé de vivre parmi des personnes incompatibles, dont l’acceptation pour vous et les vôtres est basée sur une idéologie imposée de la similitude, contredite à chaque instant par votre sens inné, crée un sentiment de désaccord et de malaise, vous amenant à croire que le monde est un endroit malsain pour se purifier et se purger de tout ce qui est choquant, que ce soit votre gouvernement, vos voisins ou vos anciennes statues. L’ethnie qui en résulte est une chimère – une entité composite non viable qui est toujours à la recherche d’un moyen de se détruire. Les idéologies qu’elle génère vont du nihilisme à l’anarchisme violent, des mouvements sécessionnistes aux mouvements révolutionnaires, des cultes apocalyptiques aux cultes du diable et du viol collectif au meurtre de masse de sang-froid. Dans des événements historiques comme l’Inquisition espagnole ou les purges de Staline, c’est une perte de temps de chercher des raisons rationnelles à leur origine. Mais si nous les considérons plutôt comme le résultat d’affrontements entre des groupes ethniques incompatibles, nous obtenons une image beaucoup plus claire.

L’un des avantages de cette approche par rapport aux questions complexes et peu pertinentes de l’histoire, de la religion, de la culture, etc. est qu’elle peut être fondée sur des statistiques facilement accessibles : taux de mariages mixtes et viabilité des résultats – en termes de productivité et de résultats positifs des unités familiales qui en résultent. L’incapacité d’identifier le mécanisme organique qui sous-tend la différenciation et l’incompatibilité ethnique est, bien entendu, un problème. Mais peut-être que ce mécanisme finira par être découvert, une fois que suffisamment de preuves auront été recueillies et corrélées avec les échantillons d’ADN. Entre-temps, on en sait déjà beaucoup plus sur la nature de l’ethnie en tant qu’aspect de la biosphère de la Terre.

J’aurai plus de choses à dire à ce sujet dans mon prochain article. En attendant, je propose qu’il n’y ait qu’une seule façon sûre et valable d’agir face à l’altérité d’une autre personne : respecter cette altérité – et essayer de la laisser tranquille. Mettez de côté votre idéologie de «l’humanité dans son ensemble» – si vous en avez une – car elle ne fera que causer des problèmes.

Les cinq stades de l'effondrementDmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Catherine pour le Saker Francophone

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