Par M.K. Bhadrakumar – Le 11 juillet 2023 – Source Indian punchline
La trajectoire de la guerre en Ukraine est en suspens. Tous les regards sont tournés vers l’arrivée du président américain Joe Biden à Vilnius pour le sommet de l’OTAN (11-12 juin). Biden a déjà reçu un grand coup de pouce de la part du président turc Recep Erdogan, qui s’est engagé à transmettre le protocole d’adhésion de la Suède à la Grande Assemblée nationale de Turquie pour une ratification rapide.
Le fait que cet engagement ait été pris avant la rencontre en tête-à-tête de Biden avec Erdogan à Vilnius est également très positif, car il renforcera inévitablement sa capacité à forger un consensus au sein de l’OTAN sur la marche à suivre dans la guerre en Ukraine.
Le communiqué de Biden indique : « Je suis prêt à travailler avec le président Erdogan et la Turquie sur le renforcement de la défense et de la dissuasion dans la région euro-atlantique« . La formulation n’aborde pas spécifiquement la guerre en Ukraine, mais elle indique qu’Erdogan revient dans le giron de l’OTAN comme un fils prodigue ayant conclu un accord de grande portée pour son pays – Erdogan avait mentionné la reprise du processus d’adhésion de la Turquie à l’UE comme le prix à payer pour l’Occident. En effet, le changement de cap de la Turquie (qui s’éloigne de l’OCS et des BRICS) aura un impact sur l’équilibre des forces en mer Noire, qui est essentiel pour les futures offensives militaires russes.
Toutefois, le tableau d’ensemble doit être recherché dans la conférence de presse du conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, dimanche, en route pour Londres, première étape de la tournée européenne de Joe Biden qui le conduira à Vilnius et à Helsinki. En ce qui concerne l’atmosphère, Jake Sullivan a évité toute forme de belligérance à l’égard de la Russie – pas de menaces, pas de propositions provocatrices, pas de diffamation de la Russie ou de diabolisation du président Vladimir Poutine en personne. En fait, il ne s’agit plus de la « guerre de Poutine » ! Même sur la question controversée du chef de Wagner, Evgeniy Prigozhin, Sullivan s’est contenté de hausser les épaules en disant qu’il n’avait « pas de nouvelles » à ce sujet.
Bien entendu, la Maison Blanche avait déjà eu vent de la réunion que Poutine a tenue au Kremlin le 29 juin avec les commandants de Wagner et Prigojine. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a confirmé hier qu’une réunion avait bien eu lieu :
Il [Poutine] a invité 35 personnes – tous les commandants d’escadrons et les dirigeants de la société [Wagner], y compris Prigojine. La réunion a eu lieu au Kremlin le 29 juin et a duré près de trois heures.
Nous ne connaissons pas les détails, mais ce que nous pouvons dire, c’est que le président a donné son évaluation des actions de la compagnie [Wagner] sur la ligne de front pendant l’opération militaire spéciale et les événements du 24 juin.
Poutine a écouté les explications des commandants de la compagnie [Wagner] et leur a proposé d’autres options d’emploi et d’utilisation au combat. Les commandants eux-mêmes ont donné leur version des faits, ils ont souligné qu’ils étaient de fervents partisans et soldats du chef de l’État et du commandant en chef suprême, et ils ont également déclaré qu’ils étaient prêts à continuer à se battre pour la patrie.
Peskov a conclu de manière significative : « C’est tout ce que nous pouvons dire au sujet de cette réunion« . On peut supposer qu’il se serait passé bien d’autres choses lors de cette réunion à huis clos de trois heures au Kremlin, qui s’apparente à un épilogue de l’épopée de la tentative de coup d’État ratée du 24 juin en Russie, qui a duré toute une journée.
Il est concevable que Washington en déduise qu’il s’agissait d’une réunion de « vérité et de réconciliation » présidée par Poutine. D’importantes décisions auraient été prises pour que le Kremlin puisse garder les yeux pleinement et de manière optimale sur l’Ukraine.
Voilà qui va pratiquement éteindre la lueur d’espoir des Alliés de l’OTAN, qui pensaient que les incertitudes politiques en Russie entraveraient l’effort de guerre du Kremlin. Il est évident qu’il n’y a pas de « fissures » sur le mur du Kremlin. Poutine reste fermement aux commandes et les opérations militaires visant à disperser l’offensive ukrainienne, qui dure depuis un mois, réussissent au-delà des attentes.
En conséquence, les Alliés de l’OTAN devraient faire preuve d’un plus grand réalisme. Hélas, des décisions politiques capitales pour la sécurité européenne ont été prises sur la base de renseignements erronés.
Les Américains n’avaient aucune idée de la capacité de l’armement russe ou de l’industrie de défense du pays, de sa capacité à se mobiliser sans faille pour une guerre continentale, de l’état d’esprit du peuple russe, de la force du pouvoir de Poutine avec une cote de popularité constante de 80 % (plus du double de celle de Biden), de la capacité de l’économie russe à résister aux sanctions, ou du contrecoup des sanctions qui finiraient par dévaster les économies européennes.
Le Kremlin a mis Pékin dans la confidence
Une fois encore, pour ouvrir une parenthèse, tout indique que la Chine était au courant de l’affaire Wagner. La Chine est probablement le seul pays que le Kremlin ait mis dans la confidence. Cela n’est pas non plus passé inaperçu dans les capitales de l’OTAN.
Pour rappel, à la question posée par l’AFP lors du point presse du ministère chinois des affaires étrangères le 26 juin dernier, à savoir si le président Xi Jinping avait déjà eu l’occasion de s’entretenir personnellement avec Poutine au sujet de l’incident Wagner, Mao Ning, porte-parole, a répondu comme suit :
L’incident du groupe Wagner est une affaire interne à la Russie. En tant que voisin amical de la Russie et partenaire stratégique global de coordination pour la nouvelle ère, la Chine soutient la Russie dans le maintien de la stabilité nationale et la réalisation du développement et de la prospérité, et nous croyons en la capacité de la Russie à y parvenir. Nos deux pays sont restés en communication étroite et saine à différents niveaux. En ce qui concerne votre question sur des conversations téléphoniques spécifiques, je n’ai rien à partager. (souligné par l’auteur).
Curieusement, un commentaire paru dans le Global Times le 26 juin avait déjà tiré la conclusion, quarante-huit heures après les événements dramatiques survenus en Russie, que les responsables américains ne faisaient que « médire au sujet du gouvernement russe« , comme d’habitude, dans le but « d’amplifier certains des problèmes internes de la Russie pour atteindre l’objectif de continuer à affaiblir le pays et de porter atteinte au moral militaire des soldats russes, dans le cadre de la guerre cognitive lancée par l’Occident et dirigé par les États-Unis contre la Russie« .
Le commentaire intitulé « La Chine soutient et croit la Russie dans le maintien de la stabilité nationale » note que l’incident Wagner « a été réprimée en peu de temps avec un impact limité sur l’autorité de Poutine. Plutôt que de la définir comme une véritable rébellion, il faut la considérer comme une lutte de pouvoir, car Prigojine n’a pas lancé de slogans anti-Poutine et n’a pas visé l’autorité de Poutine« .
En effet, la réunion au Kremlin entre Poutine, les commandants de Wagner et Prigojine a eu lieu deux jours plus tard. Les Chinois savaient exactement ce qui se passait – et ce à quoi il fallait s’attendre !
Entre-temps, la continuité de la communication stratégique entre Pékin et Moscou a été remarquable. Le 25 juin, le conseiller d’État et ministre des affaires étrangères chinois Qin Gang a rencontré à Pékin le vice-ministre russe des affaires étrangères Rudenko Andrey Yurevich ; le 3 juillet, le ministre chinois de la défense Li Shangfu a rencontré à Pékin le chef de la marine russe, l’amiral Nikolai Yevmenov ; le 10 juillet, le président Xi a reçu la présidente du Sénat russe Valentina Matviyenko en visite au Grand Hall du Peuple.
Dans le contexte du sommet de l’OTAN, la rencontre de Xi Jinping avec Mme Matviyenko (diplomate de carrière et numéro deux de la hiérarchie politique russe après M. Poutine) arrive à point nommé et revêt une importance considérable. Elle a d’ailleurs fait la une du Quotidien du peuple aujourd’hui.
Selon un rapport de Xinhua, « lors de ma visite d’État en Russie en mars de cette année, le président Poutine et moi-même sommes parvenus à un nouveau consensus important sur l’approfondissement de la coordination stratégique globale bilatérale et de la coopération pratique dans divers domaines« , a déclaré Xi, notant que le développement des relations Chine-Russie est un choix stratégique que les deux pays ont fait sur la base des intérêts fondamentaux de leurs pays et de leurs peuples respectifs.
« La Chine continuera à travailler avec la Russie pour développer un partenariat stratégique global de coordination pour une nouvelle ère, caractérisé par l’assistance mutuelle, l’intégration en profondeur, l’innovation et des résultats gagnant-gagnant pour tous, afin de stimuler le développement et la revitalisation des deux pays et de promouvoir la construction d’un monde prospère, stable, juste et équitable« , a déclaré Xi.
Une garantie de sécurité pour l’Ukraine
Pékin ne pouvait pas affirmer plus fortement son soutien au leadership de Poutine. Il est évident que le sommet de l’OTAN tiendra compte de la réalité géopolitique, aussi désagréable soit-elle, selon laquelle la guerre en Ukraine est loin d’avoir isolé la Russie, mais a au contraire contribué à renforcer et à élargir l’orbite de l’influence diplomatique et politique de Moscou dans la grande majorité de la communauté mondiale.
Parallèlement, sur le plan militaire également, les espoirs illusoires des pays de l’OTAN de vaincre la Russie se sont évanouis et les décisions du sommet de Vilnius tiendront compte de cette réalité.
D’ores et déjà, l’administration Biden a admis que le Pentagone n’avait plus de munitions à fournir à l’Ukraine et qu’il fallait renforcer la capacité industrielle. Mais il s’agit là d’un objectif à moyen terme, alors que la guerre a ses besoins immédiats. Et pour répondre aux besoins actuels, Biden a décidé de fournir à l’Ukraine des bombes à fragmentation, une arme sale interdite par le droit international de l’ONU.
Ainsi, il apparaît peu à peu que l’Ukraine n’adhérera pas à l’OTAN, ni aujourd’hui ni jamais. Hier, Richard Haas, président du Council of Foreign Relations et faiseurs d’opinion extrêmement influents au sein de l’establishment de la politique étrangère américaine, a écrit dans Project Syndicate (avec un œil sur le public européen) une critique percutante intitulée Ascending the Vilnius Summit (Grimper au sommet de Vilnius) : « Offrir l’adhésion de principe à l’OTAN, comme cela a été fait lorsque les dirigeants de l’OTAN se sont réunis à Bucarest en 2008, semble creux… »
Haas estime que les pays de l’OTAN peuvent au contraire, de manière bilatérale, « s’engager à défendre le droit de l’Ukraine à exister… sans référence à un territoire précis… comparable à ce que les États-Unis font depuis longtemps pour Israël« .
Haas estime qu’un tel engagement formel et illimité, soutenu par « les armes, les renseignements et la formation nécessaires« , indiquerait que l’Amérique « n’autorisera aucune entité à menacer » l’existence de l’Ukraine, mais sans le lier « à une carte spécifique » du territoire ukrainien.
Il est intéressant de noter que, lorsqu’il a été interrogé à ce sujet lors de la rencontre avec la presse dimanche, Sullivan a également confirmé qu’un tel concept était sur la table, selon lequel les États-Unis, leurs alliés et leurs partenaires « dans un cadre multilatéral, négocieront des engagements bilatéraux de sécurité avec l’Ukraine sur le long terme […] pour fournir diverses formes d’assistance militaire, de partage de renseignements et d’informations, de soutien cybernétique et d’autres formes de soutien matériel afin que l’Ukraine puisse à la fois se défendre et dissuader toute agression future« .
En définitive, le sommet de Vilnius sonnera le clairon pour faire savoir au monde qu’un retrait ordonné de l’OTAN de l’Ukraine est à l’ordre du jour. Contrairement à ce qui s’est passé en Afghanistan, les États-Unis ne manqueront pas de tenir les alliés au courant, car il s’agit avant tout de la sécurité de l’Europe – et surtout, il ne faudrait pas que ce retrait se transforme en une nouvelle retraite chaotique comme celle dont Kaboul ou Saigon ont été les témoins par le passé. Cela exige à son tour une unité absolue de l’OTAN.
C’est ainsi que Joe Biden s’est posé à Londres en route pour Vilnius afin d’apaiser le Royaume-Uni et de lui faire comprendre que l’Ukraine ne pouvait être le champ de bataille de son rêve de « Global-Britain« . Le roi Charles est intervenu pour arrondir les angles de la « relation spéciale » entre les États-Unis et le Royaume-Uni. Biden avait auparavant opposé son veto à la recommandation britannique de nommer le secrétaire à la défense Ben Wallace, un faucon invétéré envers la Russie, au poste de prochain secrétaire général de l’OTAN.
De toute évidence, les rouages d’un retrait ordonné devront être minutieusement mis au point dans le cadre d’un cessez-le-feu. Cela signifie qu’il faudra s’engager avec la Russie dans un avenir proche et la dissuader de lancer immédiatement une offensive majeure pour mettre fin à la guerre de manière définitive en sa faveur.
Entre-temps, selon les rumeurs à Kiev, le commandant en chef des forces armées, le général Valeri Zaluzhny, a recommandé à son président Zelensky que l’offensive militaire ukrainienne en cours depuis un mois n’est tout simplement pas viable face à la puissance écrasante des forces russes et qu’elle devrait être interrompue.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.