La révolte la plus stupide de l’histoire


Par Dmitry Orlov – Le 27 juin 2023 – Source Club Orlov

Au cours de son histoire millénaire, la Russie a connu de nombreuses révoltes et quelques révolutions. Il y a eu la guerre des paysans menée par Stepan Razin, qui a duré de 1667 à 1671. La rébellion a été réprimée par les troupes gouvernementales et Razin a finalement été capturé et exécuté sur le lieu d’exécution de la Place Rouge à Moscou, appelé « lobnoe mesto », qui existe toujours. Pendant son exécution, le rebelle a gardé son sang-froid jusqu’au bout et n’a montré aucun signe de douleur. Le bourreau lui a d’abord coupé les membres, un par un, puis la tête, a ensuite découpé son corps en morceaux et les a mis sur des piques, tandis que ses entrailles ont été données aux chiens. Il y eut ensuite la guerre des paysans menée par Yemelyan Pugachev, qui dura de 1773 à 1775. Elle s’est terminée par un véritable procès qui, après avoir interrogé Pougatchev, a rendu un verdict officiel libellé comme suit : « Yemel’ka Pougatchev doit être écartelé, sa tête plantée sur un pieu, les parties de son corps transportées aux quatre portes de Moscou et placées sur des roues, puis brûlées ». La sentence a été exécutée le 21 janvier 1775 sur la place Bolotnaïa.

Il s’agit là de deux rébellions en bonne et due forme, vouées à l’échec dès le départ, certes, mais pas vraiment stupides. Il y a eu d’autres rébellions, mais jusqu’au week-end dernier, le titre de la révolte russe la plus stupide de tous les temps revenait aux Décembristes. Le 26 décembre 1825, une manifestation politique armée a eu lieu sur la place du Sénat à Saint-Pétersbourg. Il s’agit du plus grand soulèvement politique de membres de la noblesse russe dans l’histoire de la Russie. Ses principaux objectifs étaient le renversement de l’autocratie, l’abolition du servage, l’adoption d’une constitution et l’introduction d’un gouvernement représentatif. Les chefs de la rébellion – des membres de la noblesse et des membres libres-penseurs de sociétés secrètes – ont menti aux soldats sur la nature de leur rébellion, les ont fait sortir et les ont fait poireauter dans le froid. Les soldats ont eu vent de ce qui se passait, la réunion s’est interrompue et les chefs ont été arrêtés, interrogés et finalement condamnés à l’exil intérieur. Au cours de l’interrogatoire, on leur a posé des questions difficiles, telles que : « Qui diable vous a rempli la tête de ces idées stupides ? » Ironiquement, leurs demandes ont fini par être satisfaites : le servage a été aboli en 1861 ; le premier parlement russe – la Douma – a été créé sur ordre du tsar Nicolas II en 1905 ; et la première constitution russe a été élaborée par le gouvernement révolutionnaire soviétique en 1918.

Bien plus tard, grâce aux efforts de Lénine et de ses partisans, qui cherchaient des antécédents historiques honorables à leur grand exploit consistant à abandonner honteusement à l’ennemi les grandes victoires de la Russie lors de la Première Guerre mondiale, à déclencher une véritable guerre civile qui a duré jusqu’en 1923 et à laver le cerveau de toute une cohorte de fanatiques marxistes qu’il incombait ensuite à Staline de réprimer par des mesures horriblement répressives, la rébellion des Décembristes a été saluée comme un précurseur de la grande révolution d’octobre de 1917. En conséquence, de nombreuses rues et places de Saint-Pétersbourg et d’ailleurs portent le nom des décembristes en général et de leurs chefs en particulier, faisant une montagne de ce qui n’était, en réalité, qu’une taupinière d’un monument à la stupidité humaine qui n’avait pas été remis en question jusqu’au week-end dernier.

C’est alors qu’arrive Yevgeny Prigozhin et sa PMC Wagner, alias « les musiciens ». Les sociétés militaires privées ont joué un rôle important et nécessaire dans l’histoire récente de la Russie. Pendant un certain temps, il était politiquement important de minimiser l’état de préparation militaire de la Russie afin d’inciter à l’inaction les ennemis de la Russie au sein de l’OTAN, alors même que le complexe militaro-industriel russe travaillait assidûment en secret à la création d’une nouvelle génération d’armes tactiques et stratégiques qui assureraient la suprématie militaire permanente de la Russie sur l’OTAN. Une partie de la feinte a consisté à nommer un certain Anatoly Serdyukov au poste de ministre de la défense de la Russie. Il a servi de 2007 à 2012, son mandat se terminant par un scandale de corruption ridicule. Et puis en 2014, juste deux ans plus tard et presque immédiatement après le putsch de Kiev, les « petits hommes verts » de la Russie, très disciplinés, bien entraînés et équipés à la mode, sont apparus en Crimée et ont tranquillement pris le contrôle sans tirer un seul coup de feu, sous le regard étonné et baveux de l’ensemble de l’OTAN. C’était la première fois qu’une société militaire privée russe faisait véritablement la une de l’actualité internationale, ayant été capable de se constituer, de s’entraîner et de remplir sa mission sans attirer l’attention sur elle.

Par la suite, les « petits hommes verts » russes ont rendu la vie infernale à divers néocolonialistes américains et européens en Afrique et en Amérique latine, à tel point que les néocolonialistes ont aujourd’hui pratiquement perdu leur emprise sur ces deux grands et importants continents. Alors que la [prise de contrôle de la, NdT] Crimée n’était qu’une opération chirurgicale et qu’elle tenait autant des relations publiques que de la démonstration de prouesses militaires, les opérations menées dans ces autres régions, comme en République centrafricaine où les Français avaient habilement transformé la situation en une guerre civile permanente, étaient un peu plus rudes et nécessitaient un état d’esprit tout aussi rude.

Puis vint Artyomovsk (anciennement connue sous le nom de Bakhmut). L’opération visant à forcer les troupes du régime de Kiev à en sortir est devenue le « hachoir à viande de Bakhmut ». Elle a été choisie spécifiquement parce qu’il ne faisait aucun doute que le régime de Kiev ferait tout son possible pour s’y accrocher, étant donné qu’il s’agit d’un centre régional important et que sa perte affaiblirait gravement la capacité du régime à réapprovisionner ses troupes et à manœuvrer dans l’ensemble de la région. La tâche extrêmement salissante de « hacher la viande » a été confiée au PMC Wagner et à son chef Evgeniy Prigozhin, qui a recruté des détenus pour ce travail, promettant l’amnistie à ces bandits et à ces égorgeurs après leur courte période de service dans l’enfer absolu – s’ils survivaient. En effet, ceux qui avaient survécu – environ la moitié d’entre eux, selon Prigozhin – ont été relâchés dans la nature comme promis, certains d’entre eux faisant une bêtise presque immédiatement et se retrouvant à leur point de départ en prison.

L’objectif de l’exercice n’était pas seulement de capturer Artyomovsk (ce qui était quand même une bonne chose pour la Russie), mais d’épuiser le potentiel de mobilisation du régime de Kiev. À cette fin, Prigozhin a ordonné que ne soit fait aucun prisonnier. En tant qu’agent libre non lié par les conventions de Genève, Prigozhin était libre d’agir ainsi sans encourir les foudres du ministère russe de la défense, mais les responsables de la défense l’ont certainement détesté pour cela et ces sentiments étaient, j’en suis sûr, réciproques.

Ainsi, les infortunées recrues ukrainiennes – celles qui n’avaient pas eu l’intelligence de fuir le pays à temps et qui n’avaient pas l’argent pour payer les recruteurs de l’armée – ont été forcées de marcher en avant et de mourir aux mains de certains des mécréants les plus répréhensibles de Russie, ou bien elles pouvaient tenter de battre en retraite et se faire faucher par les détachements anti-retraite du régime de Kiev qui étaient retranchés juste derrière eux et remplis de nazis ukrainiens vicieux, tatoués de croix gammées et armés de Mein Kampf. Drogués à mort par des préparations spéciales fournies par les Américains, les pauvres Ukies marchèrent vers leur mort, comme des zombies, ne ressentant ni peur ni douleur, avançant en rampant même lorsqu’ils ne pouvaient plus marcher. Leur nombre aurait démoralisé n’importe quelle armée dans le monde, mais pas les « musiciens » de Prigozhin !

Prigozhin était l’homme idéal pour diriger un tel « orchestre ». En 1981, un tribunal de Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) l’a condamné à 13 ans de prison pour plusieurs chefs d’accusation : vol, fraude, participation d’un mineur à une activité criminelle et vol à main armée. En 1988, il a été amnistié, s’est amendé et est devenu un homme d’affaires prospère. Il a fini par établir de bonnes relations politiques qui lui ont permis de prendre la tête d’une société militaire privée. Aujourd’hui encore, il est respecté pour le travail qu’il a accompli avec sa société lors de la libération d’Artyomovsk. Mais sa prestation du week-end dernier a établi un nouveau record dans les annales de la stupidité humaine.

Tout d’abord, il faut savoir que Prigozhin a été licencié. Conformément à un ordre du ministre de la défense Sergei Shoigu, tous les membres des sociétés militaires privées, appelées par euphémisme « volontaires », doivent signer des contrats avec le ministère de la défense d’ici le 1er juillet ; soit ils le font, soit ils deviennent des civils. Apparemment, la Russie n’a plus d’emplois super sales comme le hachoir à viande Bakhmut et l’armée russe n’a plus de raison de se cacher de ses ennemis ; par conséquent, les sociétés militaires privées doivent être démantelées. Quoi, vos services de renseignement occidentaux, vos experts militaires et vos journalistes ont manqué ce fait incroyablement pertinent ? Peut-être devriez-vous les licencier, comme Shoigu a licencié Prigozhin.

Prigozhin a certainement reçu le mémo, mais il n’a pas voulu s’en aller tranquillement dans la nuit. Au lieu de cela, il a eu recours à une tactique traditionnelle des bandits russes des années 1990, appelée « nayezd » : vous vous présentez au quartier général de votre ennemi en force et lourdement armé et vous présentez vos exigences comme un moyen spectaculaire d’entamer la négociation. Refuser de négocier avec des terroristes et d’autres rhétoriques de pacotille ne sert alors à rien : soit vous négociez, soit vous mourez sous une rafale de balles. Une mort inutile est une mort stupide, et personne ne veut rester dans les mémoires comme un imbécile, il vaut donc mieux ravaler sa fierté et négocier même avec les bandits les plus méprisables.

Mais nous ne sommes plus dans les années 1990 et Poutine n’est pas un Boris Eltsine, toujours ivre. Poutine a traité Prigozhin de traître à la télévision nationale, suivi par un certain nombre de gouverneurs régionaux, suivi par à peu près tout le monde en public. Nombreux sont ceux qui se sont souvenus de ce que l’on fait traditionnellement aux traîtres en Russie : ils ne sont pas fusillés (une telle mort est en soi une sorte d’honneur militaire), mais pendus par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais un moratoire sur les exécutions est en vigueur en Russie, et de nombreux Russes ont profité de l’occasion pour réfléchir à cette politique, la jugeant trop végétarienne compte tenu de l’époque.

Bien que, selon l’un de mes lecteurs, un imbécile américain dont le nom m’échappe (quelque chose comme le général McChicken) ait proclamé que Prigozhin est sauvagement populaire dans toute la Russie, cela ne fait qu’indiquer le peu de crédit qu’il convient d’accorder aux fanfarons militaires américains. Prigozhin est un traître. C’est ce qu’a dit Poutine (en prenant soin de ne pas le nommer). Roma traditoribus non premia (Rome ne paie pas les traîtres) – et Moscou non plus. La grande majorité des Russes ont suivi l’exemple de Poutine.

Prigozhin a choisi comme cible de son « nayezd » le bureau régional du quartier général du ministère de la défense à Rostov-sur-le-Don, entrant dans la ville avec des chars et des véhicules blindés de transport de troupes. Ils ont trouvé le bâtiment désert et se sont contentés de rester sur place, s’enlisant parfois comme sur la photo ci-dessus. Pendant ce temps, un autre détachement a été envoyé sur l’autoroute nord en direction de Moscou, gênant considérablement tous les Russes qui se rendaient sur leur lieu de vacances en Crimée. Le convoi rebelle s’est retrouvé bloqué lorsqu’il est tombé en panne de carburant, car le dépôt de carburant des rebelles, situé près de Rostov, avait été incendié de manière très réfléchie au préalable. Il s’en est suivi un face-à-face inconfortable qui a duré quelques heures, certains habitants de Rostov, intrépides, lorgnant les coins de rue tandis que d’autres (des vétérans de l’armée, pour la plupart) s’approchaient des musiciens et les décrivaient, en face d’eux, dans un langage si grossier qu’il pouvait faire cailler le lait. Quelques personnes se sont aventurées à prendre des photos, comme celle ci-dessus, d’un char rebelle coincé dans les portes du cirque de la ville de Rostov.

Le président biélorusse Lukashenko a accepté d’accorder l’asile à Prigozhin et les « musiciens » ont accepté de retourner à leurs bases. Les dégâts sont très limités, compte tenu de ce qui aurait pu se produire, et les « musiciens », qui, en écho à la révolte des Décembristes, n’avaient pas été informés de ce qui se passait réellement, seront pour la plupart pardonnés. Les poursuites pénales contre Prigozhin ont été abandonnées et il est désormais libre de créer une nouvelle société militaire privée en … Biélorussie. Voyez-vous, Loukachenko prend très au sérieux les menaces proférées à son encontre par la Pologne et d’autres pays de l’OTAN. Il a convaincu Poutine de lui donner des armes nucléaires tactiques et il va maintenant se doter de son propre groupe de « musiciens ». La Pologne veut-elle encore se frotter au Belarus ? Les Polonais veulent-ils vraiment accueillir un broyeur de viande à Białystok, ou choisiront-ils d’évacuer et de se replier de peur que Varsovie ne soit bombardée, permettant ainsi au Belarus d’établir un périmètre de sécurité sur le sol polonais ? Ou bien les Polonais se gifleront-ils et annonceront-ils qu’ils ne faisaient que plaisanter ? Eh bien, ils ne seraient pas Polonais s’ils faisaient cela !

Puisque le stratagème consistant à utiliser l’Ukraine comme bélier contre la Russie n’a abouti à rien, il est peut-être temps pour l’OTAN de sacrifier un pion de l’OTAN. Il est strictement interdit à l’OTAN de s’opposer directement à la Russie, car c’est automatiquement la Troisième Guerre mondiale et le socle de Washington DC finirait par se refroidir lentement sous forme d’une flaque de verre en fusion. En fait, dès qu’ils ont appris l’imbroglio de Prigozhin, les Washingtoniens ont interdit aux Ukrainiens de tirer sur les Russes ! Reste la Pologne, qui peut peut-être servir de bélier contre… une Biélorussie nucléarisée ? Toute l’histoire de la Pologne est une longue série de tentatives de suicide national : « Bonjour, musiciens ! Venez vous produire dans notre Białystok ! » Peut-être que le record de Prigozhin pour la révolte la plus stupide de tous les temps en mérite un autre – un record polonais pour le conflit armé le plus stupide de tous les temps ?

Dmitry Orlov

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Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Il vient d’être réédité aux éditions Cultures & Racines.

Il vient aussi de publier son dernier livre, The Arctic Fox Cometh.

Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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