Par Alastair Crooke − Le 30 septembre 2019 − Source Strategic Culture
Qu’est devenu le « style international d’architecture » – maintenant démodé – apparu comme une esthétique universaliste conçue comme arme pour contrer les bouleversements nationalistes du début du XXe siècle, dans la géopolitique d’aujourd’hui ?
Eh bien – plus que ce que l’on pourrait imaginer.
Nous ne pouvons qu’être trop conscients des prétendues «guerres culturelles», qui séparent la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’Europe. Nous pouvons voir clairement cette fracture où sont disposées, face à face, les deux armées belligérantes : d’un côté claquent les banderoles de l’idéal des Lumières de la raison «incontournable», d’où surgissent les idoles de la technologie, de l’homogénéité cosmopolite – et aussi l’“agenda progressiste” : c’est-à-dire l’adoption des droits de l’homme, des droits de l’immigration, de la diversité, de l’écologie et de la politique du genre. Et sur l’autre front, ceux comme le philosophe Johann Gottfried Herder, qui considérait les grands “impérialistes” tels que Charlemagne comme des «méchants de l’histoire» qui «piétinaient les cultures autochtones». Herder pensait que chaque culture possédait un Volksgeist [génie du peuple] ou un mode de vie unique, incommensurable avec les autres.
Cependant, au bout du compte, les valeurs internationalistes ont été largement adoptées – et à dessein – au détriment de «l’appartenance aux racines».
La leçon à tirer de la réaction persistante contre la mondialisation est que la logique politique et culturelle – enracinée dans un attachement affectif à nos propres origines et à un mode de vie culturel distinctif, cultivé parmi notre propre espèce – appartient à un pôle – et à une dimension – totalement différent de celui d’une philosophie «rationnelle» et universaliste de l’économie et de la technologie.
Loin d’aller de l’avant avec des progrès en phase, ces deux «pôles» de conscience se heurtent quand ils se rencontrent. Et s’affrontent durement – comme le montrent les événements récents au parlement britannique. Existe-t-il une possibilité de synthèse, de compromis ? Peut-être pas. C’est une ancienne crevasse entre utopie mondiale et souveraineté locale [éternelle querelle des Jacobins et des Girondins, NdT]. La force des mondialistes s’est affaiblie ces derniers temps et l’autre pôle s’est considérablement renforcé.
Le philosophe Roger Scruton explique ce retour vers les «souverainetés» : «Nous sommes, comme le disent les Allemands, des créatures heimatlich [attaché à la Patrie]- nous avons un besoin inhérent de racines et d’appartenir à un endroit, à un lieu pour lequel nous nous engageons, comme nous nous engageons avec les autres qui y appartiennent aussi. Cette pensée est décriée par ceux qui ne voient que son côté négatif – le côté qui mène au nationalisme belligérant et à la xénophobie. Mais ce sont les sous-produits négatifs de quelque chose de positif, tout comme le style international était le négatif d’un désir louable de réduire les barrières et d’apaiser les suspicions qui avaient été mises en évidence par la Première Guerre mondiale.»
En d’autres termes, un «creuset d’identité» européen ou mondial n’est possible qu’au prix de la perte des racines et des particularités des membres de la communauté. Cependant, la remarque de Scruton sur le style architectural internationaliste, ces “boîtes en verre et ces places en béton”, dans lesquelles personne ne peut se retrouver – un style de «nulle part» – va plus loin.
Sa métaphore architecturale s’applique à l’ensemble de l’esprit du temps mondialiste : “Il est évident que les environnements laids et impersonnels conduisent à la dépression, à l’anxiété et au sentiment d’isolement qui n’est pas soigné, mais seulement amplifié, en rejoignant un réseau mondial dans le cyberespace. Nous avons besoin d’amis, de famille et de contacts physiques ; nous avons besoin de croiser des gens paisiblement dans la rue, de nous saluer et de sentir la sécurité d’un environnement soigné, c’est aussi le nôtre. Un sens de la beauté est enraciné dans ces sentiments.”
Voici la clef : Isaiah Berlin a fait valoir que le cosmopolitanisme était un vase vide. “Si les sources se tarissent… lorsque les hommes et les femmes ne sont plus le produit d’une culture, où ils n’ont pas de parents et d’amis et ne se sentent pas plus proches de quelques personnes que d’autres, où il n’y a pas de langue maternelle – cela conduit à un dessèchement de tout ce qui est humain.”
Cette “autre” logique politique et culturelle, ancrée dans un attachement affectif à nos propres racines et dans des modes de vie distincts, cultivés parmi nos propres peuples, est bien entendu le fondement même de la possession de la qualité d’empathie – d’être capable d’embrasser «l’altérité». Avoir le sens de ses propres racines signifie que chaque culture possède un Volksgeist [génie populaire unique], ou mode de vie, sans commune mesure avec les autres.
Washington aujourd’hui ne «comprend» pas l’altérité. Il n’essaye même pas beaucoup. Il ne peut pas comprendre l’Iran – ou la Chine ou la Russie. Il semble que ces derniers États aient rejeté la “rationalité incontournable” léguée au monde par les Lumières européennes. Eux aussi sont apparemment «irrationnellement opposés» à la «vision morale progressiste» qui a, ces dernières années, guidé les politiques étrangères européenne et américaine.
Ce manque d’empathie définit précisément les multiples échecs de la politique. La «politique étrangère internationaliste», qui, à l’instar de l’architecture du même nom, est un style, détaché de toute empathie avec le lieu ou les gens. Il s’agit également d’un style qui n’est nulle part – une même politique pour tout le monde -, exigeant une homogénéité et une conformité globales [du Coca-Cola et Beyoncé pour tout le monde, NdT].
Sa racine, dans une “rationalité irréfutable” abstraite est en totale contradiction avec le style de politique étrangère mercantiliste du président Trump. En conséquence, personne ne voit le moindre intérêt à négocier avec une entité aussi conflictuelle que les États-Unis, oscillant de manière incertaine entre ces deux pôles opposés. Personne ne sait où en est la politique, au jour le jour.
Illustrons par un exemple : le président Trump – le mercantiliste – veut quitter la Syrie. Son envoyé en Syrie, James Jeffrey, est toutefois fondamentalement «internationaliste». Ces deux approches ne collent pas : elles se rencontrent, se heurtent et basculent ensemble.
Jeffrey, à propos d’un compromis pour le retrait de Trump en Syrie, plutôt que d’un retrait total :
Jeffrey : Il y a une réduction des forces en Syrie. [Mais] nous compensons cet ordre de retrait du Président en maintenant une présence très forte en Irak. Nous compensons cela avec des composants aériens très puissants. Nous compensons cela avec plus de forces de la coalition sur le terrain. Nous cherchons donc des moyens de compenser cela. Interviewer : Je veux passer à la présence américaine à al-Tanf. Quelques 10 000 Syriens vivent dans un camp éloigné, dans des conditions sordides [sur le territoire syrien occupé par les États-Unis]. Il y a des rapports de certains qui sont morts de faim. Et pourtant, il y a une base militaire américaine à une quinzaine de kilomètres. Pourquoi les États-Unis ne sont-ils pas simplement intervenus en aidant à fournir de la nourriture ? Jeffrey : Tout d’abord, parce que nous ne sommes pas responsables de ces personnes. Le gouvernement syrien en est responsable. Les agences internationales sont responsables… Intervieweur : Je pense que les critiques de l’approche américaine vis-à-vis de Rukban diraient qu’en exerçant un contrôle militaire sur la région, les États-Unis ont certaines responsabilités, certaines légales, définies dans la quatrième Convention de Genève. Mais je suppose que vous ne le voyez pas comme ça ? Jeffrey : Tout d'abord, je vérifierais avec la quatrième Convention de Genève. Je ne crois pas que le Pentagone dirait que la quatrième Convention de Genève s'applique aux réfugiés d'Al Tanf. C’est la première chose… Intervieweur: Les pressions américaines sur Assad ? Jeffrey : Nous faisons beaucoup de choses. Nous avons un très vaste programme de sanctions géré par le Trésor. Nous entretenons une coordination très étroite avec l'UE, qui gère son propre programme de sanctions. Nous avons bloqué toute aide à la reconstruction d'où qu'elle vienne, y compris du PNUD [Programme de Développement des Nations Unies], Banque mondiale, partout, n’importe où, dans la partie syrienne d’Assad. Nous menons une politique agressive de «non-reconnaissance diplomatique» dans le monde entier. Par exemple, les Syriens n’ont pas été invités à revenir dans la Ligue arabe. Nous mettons donc autant de pression que possible sur le régime et sur ses partisans, la Russie et l’Iran. Mais aussi, même si notre but n’est pas d’être présents dans le nord-est de la Syrie, nous y sommes quand même. Et cela, de par sa nature, empêche le régime d'y aller. Les Turcs sont dans le nord-ouest de la Syrie pour leurs propres raisons, mais cela empêche là aussi le régime d'entrer. Les Israéliens s’attaquent à l’Iran, allié de la Syrie, pour les systèmes à longue portée qu’il a introduits en Syrie. Nous mettons donc le régime sous une très forte pression. Interviewer: Les États-Unis combattent-ils l'État islamique en Syrie ? Jeffrey : Je suis préoccupé à ce sujet, tout d’abord, est-ce qu’ils (ISIS) établissent un autre califat ? Ont-ils plus de territoire ? Non. Les incidents sont-ils extraordinairement faibles grâce à toutes les mesures prises en Afghanistan et en Irak ? Absolument oui. Avons-nous des domaines où ils semblent persistants, envahissants, résilients, en particulier en Irak ? Oui, dans certaines zones. Et c’est la chose qui est préoccupante. Une attaque de l’US Air Force sur une base sur le fleuve Tibre, est le seul cas auquel je puisse penser dans tous les pays où nous avons eu une toute petite opération militaire, ou plusieurs opérations militaires, pour nettoyer ces types. La plupart du temps, ils sont en déplacement. Je sais, dans le désert de Badia, au sud de l’Euphrate, et nous sommes très inquiets à ce sujet. Nous avons pris certaines mesures contre eux que je ne peux pas aborder ici. Ils circulent dans les environs comme des nomades du désert. Ils frappent les Russes. Ils frappent le régime. Ils frappent les Iraniens. Ils restent loin de nous parce qu’ils savent ce qui se passerait sinon.
Un commentateur israélien “progressiste”, dans un article séparé, intitulé “La raison pour rester en Syrie pour l’instant” encense le Pentagone et le département d’État pour :
... avoir pu ralentir le rythme du retrait des troupes américaines [que voulait Trump], et pour rechercher des remplaçants auprès des pays de la coalition… Plus important encore peut-être pour les progressistes, cette protection empêcherait les graves violations des droits de l’homme qui, sinon, frapperaient des millions de Syriens… [et, en outre], se retirer du nord-est signifierait l’abandon par les États-Unis des forces par procuration, qu'ils soutiennent, et qui contrôlent un tiers du territoire syrien et 80% de ses ressources naturelles, éliminant ainsi le peu de poids laissé à l'Amérique pour façonner le paysage de l'après-guerre. Le régime d’Assad, même à son moment le plus faible, ne voulait pas négocier sérieusement avec l’opposition. Maintenant qu’il se sent confiant et victorieux, il a beaucoup moins de chances d’adhérer aux exigences occidentales en matière de réforme; ou de démission.
Les constatations de Scruton sur la perte d’empathie et du sens de la beauté chez les “internationalistes” – au milieu de la laideur, de l’acculturation, et de la grisaille de notre environnement physique et intellectuel – sont évidentes dans ses remarques sur la politique américaine. Nous vivons effectivement un moment étrangement déshumanisé, quand il s’agit de justifier, selon la rationalité des Lumières, le rejet de toute tentative d’empathie – ou de compréhension – pour la situation syrienne. Et considérer que la solution politique est simplement une affaire technique – une puissance de frappe plus forte, ou différente – ou une affaire mécanique – comment et où, déplacer les leviers de pression.
De plus, considérer comme “progressiste” le fait de refuser à un peuple meurtri, de simples Syriens, la capacité de rentrer chez lui ou de reconstruire sa vie – et de le priver de la possibilité de penser qu’il reste encore quelque raison de vivre sans consentir à se soumettre au consensus de Washington. Et pourtant, faut-il encore considérer cette approche idéologique abstraite comme représentant, d’une manière ou d’une autre, l’Europe brandissant l’étendard de la morale ? Il n’est donc pas étonnant que “l’autre” soit fatigué de l’ordre rationnel des Lumières.
Pour compenser ces lacunes liées à leur style de conscience diminué, les États-Unis ont recours à la technologie et à l’intelligence artificielle. Ils imaginent que l’extraction de “données volumineuses” – comme c’est le cas lors d’élections en Occident, lorsque 25 “j’aime” sur Facebook sont jugés suffisants pour “dépouiller politiquement un individu” – pourrait en quelque sorte compenser l’absence d’empathie – en apportant les réponses que ce style de «raisonnement» est incapable de produire.
C’est un vœu pieux. L’empathie ne peut pas être générée par une machine. Comme Scruton le fait remarquer, elle découle de l’ensemble des vies individuelles baignant dans un univers de narrations morales archétypales qui constituent le squelette antique d’une communauté – qui la lient et lui confèrent un ethos. Et qui sont précisément sans commune mesure avec les autres.
Alastair Crooke
Traduit par jj, relu par San pour le Saker Francophone
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