Poutine, âme d’airain, forêts de pins, guerre et paix


Un Bhadrakumar lyrique inattendu, manifestement touché par la grâce de Poutine


M.K. Bhadrakumar

M.K. Bhadrakumar

Par M.K. Bhadrakumar – Le 19 octobre 2015 – Source mkbhadarkumar

SOTCHI – En essayant de maîtriser la crainte d’attaques de migraine horribles qui me saisissent pendant les vols longue distance, ayant accepté, en juin, l’invitation du Club élitiste de Valdaï de me rendre en Russie à l’automne et de prendre part à leur conférence annuelle cette semaine à Sotchi, je pris en compte trois considérations graves. Tout d’abord, le président Vladimir Poutine reçoit traditionnellement les délégués à la conférence annuelle de Valdaï, passe plusieurs heures de son temps précieux durant la session, offrant un repas, se livrant patiemment à de longues séances de questions/réponses.

Cette année, Valdaï a choisi un sujet extrêmement contemporain, Les sociétés entre guerre et paix : Surmonter la logique du conflit dans le monde de demain. J’ai du mal à attendre le dernier jour de la conférence, jeudi, quand Poutine, nous l’espérons, s’adressera à nous. Et si cela arrive, nous promet d’être une grande occasion. (En passant, je suis attendu pour prendre la parole à propos de La diplomatie au XXIe siècle : peut-elle empêcher les guerres et un autre âge d’or de la diplomatie est-il possible , lors d’une séance mercredi aux côtés de Igor Ivanov, ancien ministre russe des Affaires étrangères, et deux ex-ambassadeurs occidentaux – américain et allemand).

La pratique de la diplomatie par Poutine a été exceptionnelle. La diplomatie à son meilleur niveau prévient les guerres, ensuite elle peut les ralentir et, en cas de succès, elle peut même les arrêter. Enfin, la diplomatie prend le relais pour parler des conditions de la paix quand les soldats fatigués aimeraient prendre du repos, et quand la guerre elle-même est épuisée. Mais à mon avis, Poutine a mis au point une quatrième variante, une forme innovante de diplomatie coercitive.

Ce n’est pas la première préférence de Poutine, mais c’est devenu une question de choix forcé pour lui, du fait des convulsions du monde actuel dans lequel les conflits armés sont délibérément déclenchés pour fournir un prétexte à une intervention extérieure. Ces conflits glissent inexorablement vers des guerres à grande échelle, tandis que les protagonistes refusent obstinément de prêter attention à la voix de la raison en restant assis sur le parapet balançant leurs pieds en l’air jusqu’à ce que le faible fruit suspendu soit prêt à cueillir. En Ukraine, Poutine a testé cette variante étonnamment innovante de la diplomatie, et cela pourrait déjà payer. En Syrie, il est encore plus audacieux dans la pratique de cette diplomatie coercitive. (Je ne vais pas en dire plus – ce sont mes thèmes pour le discours de mercredi.)

Ma seconde considération était que la Russie a encaissé le coup du lapin de la nouvelle guerre froide et il est important d’obtenir une sensation de première main sur la façon dont il a réussi à surmonter le coup – et, enfin, à inverser la marée – de la stratégie de confinement tentée par les États-Unis. Bien sûr, il a dû sembler évident pour l’administration de Barack Obama, tout au long de l’affaire, que le projet d’isoler une grande puissance comme la Russie était voué à l’échec. Mais alors, Obama a été béni par le don de l’éloquence et a presque réussi à faire croire à un monde crédule qu’il était sérieux au sujet de l’aventure dans laquelle il se lançait. En fait, dans le processus, quelque chose a changé dans la mentalité russe. L’airain est entré dans son âme, et cela se reflète dans la conduite de la Russie sur la scène mondiale.

Nous avons entendu tellement de lamentations américaines sur une Chine s’affirmant avec autorité. Mais nous n’avions pas encore vu à l’œuvre ce qu’est l’affirmation de soi tant que vous n’avions pas vu le retour de la Russie sur la scène mondiale. Est-ce une bonne chose ? Je pense que oui. Parce que, l’affirmation de soi de la Russie est une garantie de paix. L’équilibre stratégique mondial est extrêmement important pour maintenir la paix et seule la Russie peut fournir les bases de équilibre. Encore une fois, les règles de conduite internationale fondamentales doivent respecter le droit international et la Charte des Nations Unies. Le système international ne peut plus du tout être dominé par une superpuissance. L’insistance de la Russie sur ces règles de base introduit un mécanisme de correction bien nécessaire dans le système international d’aujourd’hui.

Bien sûr, dans un avenir prévisible, les États-Unis demeureront la principale puissance militaire [c’est à prouver, question budget certainement, mais pour le reste… NdT]. Mais sa capacité à imposer sa volonté aux autres – que ce soit aux Afghans et aux Irakiens (ou aux Allemands, aux Égyptiens et aux Turcs) – est inexorablement sur le déclin et les discours entendus aux États-Unis sur l’interventionnisme à l’étranger semblent de plus en plus surréalistes pour le reste du monde. Le sénateur John McCain et les néoconservateurs doivent être momifiés et rangés à l‘Institut Smithsonian dans la section des antiquités. Je me souviens d’un article d’opinion écrit par le singapourien Kishore Mahbubani, universitaire-diplomate,  il y a un certain temps, disant que la classe intellectuelle de l’Amérique faillirait à son devoir historique si elle n’éduquait pas l’opinion publique (et les décideurs politiques) étasuniens aux règles de conduite différentes à tenir dans les relations inter-étatiques d’un cadre mondial multipolaire. Autrement dit, les pays, peu importe leur taille ou leur pouvoir, sont largement mieux équipés aujourd’hui pour tirer parti, à leur avantage, de la corrélation des forces dans la politique mondiale, et un outsider orgueilleux qui pense pouvoir imposer ses prescriptions est en décalage avec l’air du temps et vit dans les nuages.

Troisième considération, Valdaï fait de son mieux pour offrir une fête à l’agilité de l’esprit, réunissant des plumes russes, de l’Ouest principalement, qui ont travaillé et écrit sur la Russie toute leur vie et sont profondément informées sur ce pays. Les invités ne doivent pas être des acolytes de la politiques russe. Le dénominateur commun – pour la plupart d’entre eux – est leur passion indéfectible pour la Russie, son histoire, sa politique, sa littérature et sa société.

En ces temps difficiles où la Russie est enveloppée par la brume de la propagande hostile de l’Ouest, les petits-déjeuners, déjeuners et cocktails dans ce lieu isolé, à Sotchi, coupé de l’humanité pour la période de cinq jours à venir aidera à vérifier et à transmettre une réalité qui garde le sens des proportions. Pour ceux d’entre nous qui écrivent sur la Russie, il s’agit un peu du sport russe de natation hivernale.

Pour le bénéfice des non-initiés, regardez cette vidéo.

Alors que la Mercedes qui était venue me chercher à l’aéroport roulait dans les montagnes surplombant la Riviera russe pendant une heure et demie sur une splendide autoroute avec des virages en épingle à cheveux à couper le souffle – j’en ai compté dix avant d’abandonner – les anticipations ont commencé à augmenter à propos des révélations innombrables qui m’attendaient. En parcourant du regard les épaisses forêts de pins qui entourent ce lieu, parsemé d’habitations sur au moins une vingtaine de kilomètres alentour, que je peux presque toucher depuis la terrasse au-delà de ma table de travail, alors que le crépuscule descendait sur la vallée hier soir, tout me laissait imaginer que j’étais avec Robert Jordan dans le roman de guerre classique d’Ernest Hemingway Pour qui sonne le glas. Le sol de la forêt est un motif récurrent de ce roman ; il commence et finit avec Robert Jordan gisant dans la forêt, sur un sol brun d’aiguilles de pin, le cœur battant, volontaire avec les combattants de la guérilla pendant la guerre civile espagnole. Il s’agit aussi d’un roman sur la perte de l’innocence dans la guerre et la valeur de la vie humaine – et le salut dans l’amour romantique. Valdaï : pouvait-il exister un lieu mieux choisi pour réfléchir sur la guerre et la paix ?

Traduit par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone

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