Par Alexander Mercouris – Les 6-7 février 2015 – Source vineyardsaker
Pourparlers à Moscou – une analyse en deux parties
Première partie (le 6 février 2015)
Les pourparlers se sont apparemment poursuivis pendant cinq heures et ne sont pas encore terminés, au moment où j’écris, bien qu’il semble qu’une sorte de document soit en préparation pour demain [dimanche 8 février, NdT].
Trois commentaires:
1. Des négociations qui se poursuivent pendant cinq heures ne font pas penser à une discussion harmonieuse et non conflictuelle.
2. Un des aspects les plus intéressants de ces pourparlers de Moscou, c’est qu’ils se sont déroulés sans la présence de conseillers et d’officiels, autrement dit que Poutine, Hollande et Merkel étaient leurs propres interprètes et sténographes. Poutine et Merkel sont connus pour être très pointilleux sur les détails et, avec son expérience d’énarque, je présume que Hollande l’est aussi. Toutefois, les responsables politiques allemands et français en seront très mécontents. Les Russes moins, parce que comme la réunion se tient au Kremlin, ils écoutent les discussions au moyen de micros cachés.
On se demande pourquoi ça se passe comme ça? Même si les responsables russes n’écoutent pas, Merkel et Hollande présumeront qu’ils le font. L’absence de personnages officiels russes est donc moins significative que l’exclusion de la rencontre de leurs homologues officiels allemands et français, ce qui suggère que Merkel et Hollande ne leur font pas entièrement confiance.
Le secret sur tout cet épisode a été gardé à un niveau extraordinaire et cela ressemble assez à un souci de Merkel et Hollande d’empêcher les fuites et de prévenir la diffusion d’informations sur les entretiens. On peut supposer que c’est la raison de l’exclusion des officiels de la rencontre. A l’égard de qui Hollande et Merkel veulent-ils garder les détails de la rencontre secrets? Des médias? D’autres membres de leurs propres gouvernements? Des Américains? Qu’ont-ils besoin de garder secret? La frustration et l’inquiétude de tous ces groupes doit être intense.
3. Le fait que les Britanniques sont exclus des pourparlers est très mal pris par de très nombreuses personnes ici à Londres. Il n’a pas échappé à l’attention des gens que c’est la première négociation pour régler une grande crise en Europe à laquelle la Grande-Bretagne ne participe pas, depuis la fin de la guerre franco-prussienne en 1870. Évidemment, c’est largement dû à l’inepte diplomatie de Cameron, qui a pris une position pro-ukrainienne tellement extrême que Moscou ne le voit tout simplement pas comme quelqu’un avec qui il vaut la peine de discuter. On soupçonne aussi Merkel et Hollande de ne pas faire confiance à Cameron pour ne pas divulguer toute la discussion à ceux qu’ils veulent maintenir à l’écart. Ayant dit cela, il est difficile de voir là autre chose qu’une preuve supplémentaire du déclin de la Grande-Bretagne dans une complète insignifiance. Je ne peux pas imaginer Thatcher exclue de cette manière. Si le Royaume-Uni est en effet dans un processus de rupture (et comme je le soupçonnais le référendum écossais n’a rien réglé, avec des sondages indiquant que le SNP [parti nationaliste écossais, NdT] peut rafler tous les sièges en Écosse lors des élections de mai), alors le glissement dans l’insignifiance a de beaux jours devant lui.
Deuxième partie (le 7 février 2015)
J’incline toujours plus à partager le point de vue d’Alastair Newman que Merkel et Hollande sont venus sans plan préétabli à Moscou, mais dans le but d’avoir ce que les diplomates appellent une discussion franche et constructive en privé avec Poutine, sur tous les sujets, dans le seul endroit en Europe – le Kremlin – où ils peuvent être sûrs que les Américains ne les espionnent pas. Ce doit être pour cela qu’ils ont écarté leurs fonctionnaires.
C’est clair aussi que la visite de Merkel et Hollande à Kiev, avant de s’envoler pour Moscou, n’était là que pour la galerie.
Les collaborateurs de Porochenko insistent sur le fait que la question de la fédéralisation n’avait pas été abordée pendant la rencontre de celui-ci avec Hollande et Merkel. Hollande est toutefois venu publiquement soutenir l’autonomie des régions de l’Est, c’est-à-dire la fédéralisation, ce qui en fait une certitude virtuelle que ce point a été discuté lors de la rencontre à Moscou. Le fait est que Merkel et Hollande ne voulaient pas discuter de la fédéralisation avec Porochenko parce qu’ils savent que la junte s’oppose catégoriquement à cette idée et qu’ils ne voulaient pas lui opposer leur veto avant même que la rencontre de Moscou ait commencé.
Sauf que, comme tout le monde soutient que la fédéralisation est une question interne à l’Ukraine qui doit être acceptée librement par les deux camps, ses termes ne seront débattus qu’une fois entamées les négociations constitutionnelles entre les deux camps ukrainiens. Comme la junte n’acceptera jamais de son plein gré la fédéralisation, sa forme devra être définie en privé par Moscou, après consultation avec les Forces armées de Novorussie (FAN) et avec Berlin et Paris, puis imposée à la junte dans les négociations.
Dire cela montre à quel point tout ce processus est semé d’embûches et difficile à concrétiser.
Non seulement beaucoup de gens au Donbass s’opposent maintenant à la fédéralisation (et, je le soupçonne, quelques-uns à Moscou), mais tout ce processus, pour qu’il se réalise, devrait en quelque sorte contourner la ligne dure de Washington. Il ne fait pas de doute que celle-ci soutiendra pleinement la junte si elle tente de faire obstacle à un processus sur lequel elle a théoriquement un droit de veto. Franchement, je me demande si c’est réalisable.
Si le processus peut avoir quelques chances de succès, alors Merkel et Hollande doivent rassembler tout leur courage pour faire ce qu’ils n’ont pas réussi à faire le printemps et l’été dernier: affronter publiquement les faucons de Washington et de Kiev et leur imposer leur volonté. Sont-ils prêts à le faire? Étant donnée la manière dont des attitudes profondément ancrées ont évolué ces derniers mois et compte tenu de la position erronée dans laquelle Merkel et Hollande se sont mis en soutenant si fortement Kiev, les chances de les voir accomplir cette prouesse paraissent beaucoup plus maigres qu’au printemps dernier.
Je voudrais ajouter quelques points.
1. La situation actuelle est très différente de ce qu’elle était au printemps, ce qui pourrait offrir un certain espoir de changement.
Quiconque lit les médias occidentaux ne s’y trompe pas et voit que le sentiment de la défaite grandit. Les sanctions ont manqué leur but, l’économie ukrainienne se désintègre et l’armée de la junte est en passe d’être vaincue.
Ce n’était pas le cas au printemps dernier, lorsque beaucoup de gens à l’Ouest s’étaient convaincus que la junte remporterait la bataille militaire contre les FAN. La stratégie de confrontation fondée sur cette croyance, et pour laquelle Merkel avait opté en juin, a totalement et visiblement échoué. Ce n’est donc pas surprenant si elle est maintenant à la recherche d’un moyen de s’en sortir en faisant revivre certaines des idées qui avaient été envisagées par les Russes au printemps. Elle a maintenant un impératif politique pour trouver une solution dans le but d’éviter une défaite évidente, ce qui affaiblirait gravement sa position à la fois en Allemagne et en Europe. Cet impératif politique n’existait pas au printemps. Maintenant, il existe. Dans un sens, la pression s’exerce maintenant sur elle.
2. Je tiens à souligner que c’est Merkel qui est l’interlocuteur clé de Poutine. La raison de la présence de Hollande, qui donne l’impression de prendre l’initiative, est de couvrir Merkel. La seule chose que Merkel ne peut pas se permettre politiquement est de donner l’apparence d’un coup monté entre Moscou et Berlin. Les tenants de la ligne dure à Washington, Kiev, Londres, Varsovie et dans les pays baltes le dénonceraient comme un nouveau pacte Germano-soviétique [en 1939, NdT] visant à diviser l’Europe entre sphères d’influence allemande et russe. Que cela nous plaise ou non, l’ombre de Hitler continue à planer lourdement et expose Berlin à un chantage moral sans fin à chaque fois qu’il essaie de tracer une voie indépendante avec Moscou. C’est pourquoi Merkel a besoin de la présence de Hollande lorsqu’elle rencontre Poutine pour des entretiens du style de ceux qu’elle vient d’avoir à Moscou.
3. Un autre signe possible d’espoir est qu’il y a quelques évidences qu’un changement profond dans l’opinion publique est en cours, en Europe et particulièrement en Allemagne.
Quel que soit le but du débat actuel à Washington sur l’envoi d’armes à la junte, que ce soit une proposition sérieuse ou une tentative d’assurer une influence diplomatique ou encore un mélange des deux, cela a horrifié l’opinion publique en Europe, faisant prendre conscience à beaucoup de gens ici que la politique états-unienne est devenue fondamentalement nihiliste.
Tous les médias occidentaux parlaient, hier et ce matin, d’une scission entre l’Europe et les États-Unis. Cela va beaucoup trop loin. Toutefois, pour la première fois, l’opinion publique en Europe est en désaccord avec Washington sur la question ukrainienne. Savoir si cela se concrétisera par une rupture avec Washington menant à une tentative européenne sérieuse et soutenue de parvenir à une solution diplomatique de la crise ukrainienne, contre les souhaits de Washington, est une tout autre question. Je dois dire que pour le moment, j’en doute fort.
4. Je reste profondément pessimiste à propos de tout ce processus. La meilleure occasion de régler diplomatiquement ce conflit, c’était au printemps dernier. Je ne peux pas m’empêcher d’avoir le même sentiment que Peter Lavelle, tel qu’il l’a exprimé dans le Cross Talk auquel j’ai participé hier : le train a quitté la gare.
Une solution pacifique au conflit ukrainien dépend en dernier recours de la résolution de l’Europe à affronter les faucons de Washington et de Kiev. Ce sera beaucoup plus difficile à faire maintenant que ça ne l’était l’an dernier.
En plus, malgré les mauvaises nouvelles économiques et les difficultés sur la ligne de front à Debaltsevo, les tenants de la ligne dure à Kiev sont ligotés pour avoir été encouragés par tous les discours de Washington sur l’envoi d’armes. Ce qui compliquera encore la tâche de les convaincre.
Le plus déplorable dans toute cette crise, c’est que les Européens n’ont jamais montré ni la détermination ni le réalisme nécessaires pour affronter les tenants de la ligne dure, même si c’était en leur pouvoir. Dans le cas de Merkel, on se demande même si elle a un cœur. Mon point de vue reste que cette situation ne sera résolue que par la guerre, et que les négociations à Moscou ne seront mentionnées qu’en passant.
5. Si je me trompe, et si le Donbass se voit garantir un peu d’autonomie, alors je vais faire une prédiction dont je suis sûr. C’est que l’Ukraine dans ce cas se désintégrera, et même plus rapidement qu’elle ne l’aurait fait si la fédéralisation avait été acceptée au printemps ou à l’été dernier.
Suite à une guerre aussi terrible, je ne peux pas imaginer que les gens du Donbass accepteront la fédéralisation autrement que comme tremplin pour une éventuelle sécession et une union avec la Russie. Si le Donbass assure son autonomie, je ne peux pas imaginer que les habitants d’Odessa et de Kharkov renonceront à faire pression pour obtenir un degré d’autonomie au moins équivalent à celui garanti au Donbass. Si les Européens sont préparés à voir le Donbass atteindre l’autonomie, au nom de quelle logique pourraient-ils la refuser aux gens d’Odessa et de Kharkov?
Plus précisément, les élections de novembre ont montré l’émergence de ce qui ressemble à une autonomie potentielle de plus en plus forte, voire un mouvement pour l’indépendance en Galicie.
Étant donné qu’une guerre terrible a été menée et perdue dans l’Est pour vaincre le séparatisme au Donbass, et étant donnée la désillusion généralisée à l’égard de la junte de Kiev, il est difficile de savoir combien de personnes en Galicie ne se sentiront pas trahies si l’octroi de la fédéralisation au Donbass leur est maintenant imposée après que tant d’hommes sont morts pour l’éviter. Si, en réaction, la Galicie fait pression pour partager le même sort autonome que le Donbass – ce qu’elle pourrait tout à fait faire – alors l’Ukraine est finie. Je doute qu’elle reste unie plus de quelques mois. Si la fédéralisation avait été accordée au printemps ou à l’été dernier, avant l’entrée en guerre, alors il est possible – probable même – que l’unité de l’Ukraine aurait pu être maintenue dans une sorte de comma artificiel, au moins pour un moment. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de chances pour cela maintenant.
Alexander Mercouris
Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone