… en outre le Japon a plus besoin de la Russie que l’inverse, pour le moment
Par M. K. Bhadrakumar – Le 22 décembre 2016 – Source Russia Insider
À Tokyo, il y a une ombre de tristesse, à propos des résultats de la visite tant attendue au Japon du président russe Vladimir Poutine la semaine dernière (15-16 décembre). L’amère déception est en fait auto-infligée, dans la mesure où le battage publicitaire à l’approche de la visite – comme si Poutine venait avec une formule magique pour régler le différend territorial sur les îles Kouriles – était complètement irréaliste.
Quand Poutine a poliment refusé l’offre japonaise d’un compagnon pour sa chienne Akita, cela aurait pu être une allusion subtile signifiant qu’il voulait voyager sans bagages au Japon. Quoi qu’il en soit, il était téméraire d’imaginer que l’offensive japonaise de charme persuaderait la Russie d’abandonner sa souveraineté sur les Kouriles – au moins, pas tant que le Japon ne sera pas sorti de l’orbite américaine, ce qui n’est bien sûr pas pour demain.
Poutine est allé à la réunion au sommet avec le Premier ministre Shinzo Abe dans une position de force et il est dans l’air du temps que les négociations avec la Russie ne sont pas faciles en ce moment. Celle-ci a réussi à renverser la stratégie de contention de l’administration Barack Obama, et il est douteux que Donald Trump la relance pour isoler et encercler la Russie – et cela, même si l’ensemble de l’establishment américain de sécurité et de politique étrangère prévoit de mettre les bâtons dans les roues du plan de Trump pour améliorer les relations entre les États-Unis et la Russie. C’est une chose.
Deuxièmement, Abe se trouve un peu coincé. Obama ne l’a jamais vraiment aimé à un niveau personnel, mais les relations américano-japonaises ont néanmoins prospéré ces dernières années, grâce au rôle crucial du Japon dans le pivot des États-Unis vers l’Asie. Abe lui-même était plus qu’heureux de grimper dans la locomotive de la stratégie du pivot, étant donné qu’elle est dirigée contre la Chine. Le Japon, à lui seul, n’a pas les moyens d’égaler les prouesses croissantes de cette dernière. La perspective de la présidence de Donald Trump inquiète Abe, pour dire le moins.
Sans surprise, le Japon a besoin de la Russie plus que l’inverse, en ce moment. La Russie a donc joué avec sagesse ses cartes diplomatiques, en proposant à terme immédiat le renforcement du partenariat économique, tout en maintenant le différend territorial dans les coulisses et en permettant la poursuite des discussions pour un traité de paix.
La Russie n’a plus besoin de balancer des carottes politiques sous le nez du Japon pour que ce dernier l’aide à briser l’« isolement » dû aux sanctions occidentales menées par les États-Unis. La Russie ne permettra pas non plus que les relations avec le Japon affectent son entente avec la Chine, qui fait maintenant partie intégrante de sa stratégie globale.
Lors de la conférence de presse avec Abe, Poutine a doucement glissé une nouvelle condition préalable pour résoudre le différend territorial, à savoir, que les Américains ne devraient pas être autorisés à s’installer sur aucune des quatre îles, si elles passaient sous le contrôle du Japon. C’est-à-dire qu’Abe aurait à renégocier les paramètres du traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon avec Washington.
De même, la Russie a proposé des activités économiques conjointes sur les îles en litige, mais a ajouté un avenant stipulant que les entreprises japonaises opérant dans les Kouriles devraient payer des impôts à la Russie. C’est retourner le couteau dans la plaie, car cela équivaut à ce que les compagnies japonaises acceptent la juridiction russe sur les îles. Abe comprend que Moscou fait une offre « à prendre ou à laisser », mais il semble n’avoir pas d’autre option que d’accepter la formule russe. La diplomatie est après tout l’art du possible.
Abe espère vendre au public japonais l’idée d’activités économiques conjointes dans les Kouriles, en attendant une résolution du conflit qui se produira bien un jour. Mais ce sera un long voyage pour Abe. Toshihiro Nikai, secrétaire général du Parti libéral-démocrate au pouvoir, a déclaré aux médias que « la majorité du public japonais est déçue par les résultats ». Il a prévenu que cela devrait être une leçon pour montrer que « les négociations territoriales ne sont pas faciles ».
Un éditorial de Mainichi Shimbun a déclaré que le sommet « a brisé nos espoirs que des pourparlers répétés feraient avancer la question des Territoires du Nord et ne nous laisse que l’option de réfléchir à la dure réalité de la situation ». Le journal a mis le doigt sur la raison évidente de la volte-face de Poutine :
L’administration américaine est en train de passer du président Barack Obama, qui est à l’origine de l’introduction des sanctions internationales contre la Russie, au président élu Donald Trump, qui préconise la coopération avec la Russie […] Cette dernière a probablement commencé à revoir sa politique envers le Japon en rapport avec le prochain changement de gouvernement aux États-Unis […] L’administration Abe est confrontée à la nécessité de revoir drastiquement sa politique étrangère pour déterminer comment procéder aux négociations territoriales avec Moscou.
Cependant, Abe n’est pas quelqu’un qui peut être aisément dissuadé. Il a déjà divulgué son intention de se rendre en Russie au début de l’année prochaine pour rester en contact. Il est fondé à penser, dans son jugement, que l’humeur en Russie pourrait radicalement changer, si les espoirs actuels de celle-ci dans un changement pour le mieux de ses relations avec les États-Unis se révélaient être une chimère. Ce qu’on peut dire, pour le présent, est que Poutine a pris le dessus sur Abe, comme l’a bien évalué un commentaire de Nikkei Asian Review : « L’optimisme s’évanouit pour les relations Japon-Russie. »
M.K. Bhadrakumar
Article original paru chez Indian Punchline
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