Porochenko veut-il étendre la guerre à la Moldavie ?


Par Rostislav Ishchenko (Club Valdaï) – Le 6 avril 2015 – Source Russia Insider

Après avoir parlé avec le président Roumain à Kiev le 17 mars, le président ukrainien Porochenko a déclaré qu’il voulait débloquer le conflit en Moldavie, ajoutant : Nous voulons nous unir pour aider la Moldavie à retrouver son intégrité territoriale et réintégrer la région séparatiste au sein du pays.

La Transnistrie est une république séparatiste rebelle sur le territoire internationalement reconnu comme faisant partie de la Moldavie. Sa population est répartie à égalité entre des Russes, des Ukrainiens russophones et des Moldaves.

Rostislav Ishchenko est un analyste et commentateur russe réputé.

Le dégel possible du conflit en Transnistrie bénéficierait surtout aux États-Unis et pourrait créer de nouveaux problèmes pour la Russie, affirme Rostislav Ishchenko.

Après des entretiens avec son homologue roumain, le président ukrainien Petro Porochenko a dit qu’ils étaient d’accord pour dégeler le conflit en Transnistrie. Mais la déclaration était fausse. Les Roumains ne l’ont pas confirmée. Inutile de dire qu’elle était prioritairement destinée à la consommation ukrainienne interne: Porochenko voulait montrer à ses partisans que non seulement il avait éliminé la milice blindée Altaï, mais qu’il pouvait aussi faire un pied de nez à la Russie sur le front diplomatique. Néanmoins, l’incident était révélateur.

Premièrement, la compréhension par le président ukrainien de la souveraineté de la Moldavie est amusante. Remarquez que d’après Porochenko, l’Ukraine et la Roumanie peuvent décider elles-mêmes de dégeler un conflit interne à la Moldavie, gelé par Chisinau [la capitale de la république de Moldavie, NdT], qui, incidemment, a promis de résoudre le problème uniquement par des négociations. En d’autres termes, l’Ukraine cherche à la fois à annuler des accords internationaux signés par la Moldavie et à résoudre les problèmes politiques internes de Chisinau. Et mobiliser le soutien de la Roumanie ne change rien à cet égard.

C’est un signe inquiétant. Bien sûr, il pourrait être ignoré, et mis sur le compte de la stupidité et de l’incompétence du gouvernement ukrainien, mais nous avons déjà vu les pertes auxquelles cette stupidité et cette incompétence ont mené en Ukraine.

Deuxièmement, le pouvoir moldave, qui voit le régime de Kiev comme étant du même sang pro-occidental, essaie trop souvent de s’attirer les faveurs de Kiev par des gestes imprudents – par exemple en refusant l’entrée en Moldavie sur la base de listes noires établies par les Services de sécurité ukrainiens ou en tentant de faire obstruction à des relations économiques et à des liaisons de transport entre la Russie et la Transnistrie. Bref, en provoquant un conflit pour plaire à Kiev.

Troisièmement, la tentative de ranimer le conflit en Transnistrie s’inscrit pleinement dans la politique états-unienne de créer des problèmes pour la Russie partout où c’est possible, forçant Moscou à répartir ses forces, son attention et ses ressources sur le terrain de manière à ce qu’elle soit finalement débordée et incapable de poursuivre une politique étrangère indépendante.

En d’autres termes, même si la Roumanie n’est visiblement pas prête à s’impliquer dans ce conflit pour le moment, alors que la Moldavie n’a même pas été consultée, une provocation contre la Transnistrie, sous forme à la fois d’un blocus économique et de transport total et d’une agression militaire directe, est tout à fait possible. En outre, les autorités à Chisinau ont intensifié ces dernières semaines leurs attaques médiatiques et politiques contre la Russie et la Transnistrie.

Au demeurant, Kiev a été la première à masser des troupes à la frontière avec la Transnistrie entre avril et juin 2014. S’il n’y avait pas eu l’héroïque résistance du Donbass, il n’est pas exclu que la Transnistrie aurait déjà été attaquée.

Nous n’allons pas perdre de temps à analyser les conséquences possibles d’une nouvelle zone de conflit pour la Russie. Un conflit n’est pas bon pour la Russie, c’est certain. Et pas seulement parce qu’elle n’a pas de liens directs, par route ou par mer, avec la Transnistrie, mais aussi parce que Moscou sera accusée une fois de plus d’agression et de tentative de restaurer l’Union soviétique par la force. Au lieu de quoi, considérons les menaces d’un dégel du conflit pour la Moldavie.

Premièrement, au fil des années, la Transnistrie a créé un système administratif stable et une armée puissante qui, en cas de confrontation avec l’armée moldave, peut non seulement se défendre mais aussi attaquer. Bien sûr, sa situation stratégique est difficile. Son arrière est bloqué par les forces ukrainiennes. Néanmoins, il borde la région d’Odessa, où l’opposition au régime de Kiev est forte. Si un front devait se former à 20 ou 30 kilomètres d’Odessa, ces forces de résistance pourraient désorganiser l’arrière des troupes de Kiev.

Il est particulièrement significatif maintenant qu’Igor Kolomoisky soit entré en conflit avec Porochenko et retire ses bataillons punitifs d’Odessa, qui contrôlaient la ville dans l’intérêt de Kiev. A toutes fins utiles, il est en train de provoquer un soulèvement anti-Kiev à Odessa de manière à lier les mains de Porochenko avec la République populaire d’Odessa et à le forcer à renoncer à ses attaques contre le gouverneur de Dniepropetrovsk.

Deuxièmement, la situation en Transnistrie est une répétition de la situation en Abkhazie et en Ossétie du Sud d’août 2008. Des forces russes de maintien de la paix y sont déployées en vertu d’accords internationaux, et leur mandat est d’empêcher des contacts armés entre les deux camps. Ainsi, attaquer la Transnistrie équivaudrait à attaquer les forces russes de maintien de la paix. C’est-à-dire que ce serait un acte d’agression non seulement contre la Transnistrie mais aussi contre la Russie, avec toutes les conséquences qui en découleraient.

Les conséquences sont bien connues, à partir du précédent géorgien. Non seulement l’armée géorgienne a cessé d’exister comme force organisée en quelques jours, mais la Russie a aussi reconnu l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud comme États indépendants, et des bases militaires russes ont été installées sur leur territoire.

Troisièmement, la Moldavie est encombrée avec le problème gagaouze, qui s’est intensifié récemment à partir de la tentative de Chisinau de révoquer effectivement l’autonomie des Gagaouzes. Cette tentative a rencontré une forte résistance, qui a conduit à un affrontement entre les forces de police contrôlées par Chisinau et Comrat [la capitale de la Gagaouzie, NdT]. On peut supposer que si le conflit de Transnistrie est dégelé, le peuple gagaouze sera galvanisé, comme c’était le cas au début des années 1990, au cours de la première confrontation armée en Transnistrie.

Quatrièmement, la légitimité du gouvernement de Chisinau est mise en question à juste titre, notamment en raison de son manque de loyauté et de transparence lors des récentes élections, dans lesquelles les autorités en place ont été en mesure de garder leur contrôle sur le Parlement uniquement en pesant brutalement de tout leur poids administratif, où tous les coups sont permis.

L’opposition en Moldavie est forte et pro-russe, et jouit du soutien de secteurs importants de la population. En d’autres termes, ce conflit conduira automatiquement à une sérieuse déstabilisation intérieure en Moldavie, la poussant au bord de la guerre civile.

Enfin, cinquièmement, il y a aussi le problème roumain. Bucarest n’a jamais abandonné l’idée d’intégrer la Moldavie à l’État roumain. Depuis le début des années 1990, les Roumains ont indiqué à plusieurs reprises qu’ils n’étaient pas prêts à renoncer à la Transnistrie.

Un conflit avec la Transnistrie, provoquant l’intervention de la Russie dans ce conflit et une déstabilisation interne en Moldavie, donnerait aux forces pro-roumaines à Chisinau une raison de demander à Bucarest une aide politique, diplomatique et militaire sans laquelle le gouvernement de Chisinau ne pourrait tout simplement pas survivre. Kiev ne serait pas non plus en mesure de fournir une aide substantielle.

Un projet de Kiev et Washington

Ainsi, le dégel du conflit de Transnistrie conduirait immédiatement à l’ukrainisation de la Moldavie. L’histoire suivrait le même scénario qu’en Ukraine après le coup d’État de février 2014.

D’abord, il y aurait une guerre civile, qui serait beaucoup plus dangereuse pour la Moldavie car elle est beaucoup plus petite que l’Ukraine, ce qui signifie que Chisinau ne serait pas en mesure de rester au-dessus de la mêlée pendant une année entière. Ce serait suivi par la perte de la souveraineté du pays et sa division entre une partie roumaine et la République de Transnistrie, qui, en cas de conflit de courte durée, pourrait même étendre ses frontières.

Ce résultat est bon pour les États-Unis, car il créerait un nouveau problème pour la Russie. En partie, à court terme, c’est aussi bon pour Kiev, car il détournerait temporairement quelques ressources russes pour résoudre ce conflit. Toutefois, à moyen terme, Kiev risque de voir non seulement la République moldave de Transnistrie dans le sud, mais aussi une République populaire d’Odessa alliée.

Un tel résultat pourrait convenir aux partis et aux politiciens pro-roumains de Moldavie, puisqu’ils veulent pouvoir faire sécession en faveur de la Roumanie avec un morceau de territoire et devenir des politiciens roumains.

Ce résultat, cependant, n’est bénéfique ni pour l’État moldave ni pour l’immense majorité du peuple moldave, parce qu’il n’est pas bon pour eux, sauf à détruire ce qu’il reste de l’économie et peut-être aussi des centaines voire des milliers de vies au cours d’une guerre civile, qui sera presque immédiatement aggravée par des interférences extérieures multiples.

Il y a donc un espoir que le projet de Kiev et Washington pour l’ukrainisation de la Moldavie grâce au dégel du conflit de Transnistrie reste dans les cartons.

Reste le danger que la situation échappe à tout contrôle, ce qui ne doit pas être sous-estimé. Les forces raisonnables en Moldavie devraient prendre des mesures préventives pour s’assurer que Chisinau revient à une politique sensée.

Rostislav Ishchenko

Article d’origine (en russe) sur RIA, a été traduit (en anglais) pour le Club Valdaï.

Traduit de l’anglais par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone.

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