« Nous avons dit à Israël : “Écoutez, si vous devez y aller, nous vous soutiendrons jusqu’au bout” » (un responsable du renseignement américain, 2006).


L’Amérique est piégée par son soutien militaire inconditionnel et sans faille à Israël, qui offre à Netanyahou une grande marge de manœuvre.


Par Alastair Crooke – Le 30 août 2024 – Source Strategic Culture

« Le succès du blocage de l’attaque menée par le Hezbollah dimanche dernier symbolise l’avantage d’Israël en matière de renseignement et d’opérations » : selon le porte-parole des FDI, l’attaque du Hezbollah a été en grande partie déjouée grâce à la centaine d’avions israéliens qui ont mené 24 heures sur 24 des frappes préventives qui ont détruit « des milliers de lanceurs de missiles ».

« Le groupe [Hezbollah] a réussi à tirer des centaines de roquettes sur le nord d’Israël, mais les dégâts qu’il a causés sont assez limités », ont laissé entendre avec dédain les porte-parole israéliens (au milieu d’un black-out complet sur la publication, sous censure totale, en Israël de tout rapport sur les dégâts causés aux infrastructures stratégiques israéliennes ou aux sites militaires).

En fait, il s’agissait d’un « théâtre » monté par les deux parties : en limitant leurs frappes de 20 minutes à moins de 5 km de la frontière – et en maintenant le Hezbollah dans les « équations » de la guerre – les deux parties ont clairement indiqué l’une à l’autre qu’elles ne cherchaient pas à déclencher une guerre totale.

Le « discours du vainqueur » d’Israël était prévisible dans l’atmosphère de guerre psychologique actuelle. Mais cela a un coût : Amos Harel, dans Haaretz, suggère qu’« il y a une tendance en Israël [en conséquence] à considérer le succès de l’attaque de dimanche comme une nouvelle preuve de la consolidation de la dissuasion régionale et de la suprématie stratégique [de l’Occident] ». Mais une telle évaluation », concède-t-il, « semble loin d’être exacte » .

En effet, elle l’est (loin d’être exacte). Le théâtre du dimanche s’est achevé sans que la situation stratégique dans le nord d’Israël n’ait changé : l’usure quotidienne se poursuit de l’autre côté de la frontière libanaise, jusqu’à la nouvelle frontière de 40 km qui définit l’étendue de la perte de territoire d’Israël au profit de la zone interdite du Hezbollah.

Le point stratégique n’est pas que ce récit d’une mise en échec réussie des capacités du Hezbollah soit très trompeur. Au contraire, il crée des attentes de succès militaires possibles à partir desquelles des conclusions erronées seront tirées. Nous sommes déjà passés par là. Cela ne s’est pas bien passé…

Seymour Hersh, doyen du journalisme d’investigation américain, a remis en ligne cette semaine un article qu’il avait écrit en août 2006 sur la réflexion des États-Unis dans le contexte d’une guerre israélienne contre le Hezbollah – et sur le rôle qu’elle devait jouer en tant que prototype d’une attaque américaine ultérieure contre l’Iran.

Ce que Hersh a écrit à l’époque donne une impression de déjà-vu par rapport à la situation d’aujourd’hui. Il reste d’actualité car la pensée néoconservatrice américaine évolue rarement, elle reste constante.

« La grande question pour notre armée de l’air [américaine] » , notait Hersh en 2006, « était de savoir comment frapper avec succès une série de cibles difficiles en Iran », a déclaré l’ancien haut responsable des services de renseignement. « Qui est l’allié le plus proche de l’armée de l’air américaine en ce qui concerne sa planification ? Ce n’est pas le Congo, c’est Israël ». Le fonctionnaire a poursuivi :

« Tout le monde sait que les ingénieurs iraniens ont conseillé le Hezbollah sur les tunnels et les emplacements de missiles souterrains. L’USAF a donc présenté aux Israéliens de nouvelles tactiques et leur a dit : ‘Concentrons-nous sur les bombardements et partageons ce que nous avons sur l’Iran – et ce que vous avez sur le Liban’ ».

« Les Israéliens nous ont dit [que le Hezbollah] serait une guerre bon marché avec de nombreux avantages », a déclaré un consultant du gouvernement américain ayant des liens étroits avec Israël : « Pourquoi s’y opposer ? Nous pourrons traquer et bombarder de missiles les tunnels et les bunkers depuis les airs. Ce serait une démo pour l’Iran ».

« Le consultant m’a dit que les Israéliens avaient à plusieurs reprises cité la guerre du Kosovo comme exemple de ce qu’Israël essaierait de réaliser. « Les forces de l’OTAN ont méthodiquement bombardé et mitraillé non seulement des cibles militaires, mais aussi des tunnels, des ponts et des routes, au Kosovo et ailleurs en Serbie, pendant 78 jours… Israël a pris la guerre du Kosovo comme modèle… Les Israéliens ont dit à Condi Rice : « Vous l’avez fait en soixante-dix jours environ, mais nous avons besoin de la moitié de ce délai, soit trente-cinq jours [pour en finir avec le Hezbollah] ».

Selon un consultant du Pentagone, « la Maison Blanche de Bush s’agite depuis un certain temps pour trouver une raison de porter un coup préventif au Hezbollah » ,  ajoutant : « Nous avions l’intention de faire reculer le Hezbollah, et maintenant quelqu’un d’autre s’en charge… Selon un expert du Moyen-Orient, au fait des réflexions actuelles des gouvernements israélien et américain, Israël avait conçu un plan d’attaque du Hezbollah – et l’avait partagé avec les responsables de l’administration Bush – bien avant les enlèvements du 12 juillet [2006] : « Ce n’est pas que les Israéliens aient tendu un piège au Hezbollah, mais la Maison Blanche avait le sentiment que tôt ou tard, les Israéliens allaient passer à l’acte »», écrit Hersh.

« La Maison Blanche se concentrait davantage sur le fait de dépouiller le Hezbollah de ses missiles, parce que – s’il devait y avoir une option militaire contre les installations nucléaires de l’Iran – elle devait se débarrasser des armes que le Hezbollah pourrait utiliser dans une riposte potentielle contre Israël. Bush voulait les deux », a-t-on dit à Hersh.

« L’administration Bush a été étroitement impliquée dans la planification des attaques de représailles d’Israël. Le président Bush et le vice-président Dick Cheney étaient convaincus […] qu’une campagne de bombardement réussie de l’armée de l’air israélienne contre les complexes souterrains de missiles et de commandement et de contrôle du Hezbollah au Liban, lourdement fortifiés, pourrait apaiser les inquiétudes d’Israël en matière de sécurité et servir de prélude à une éventuelle attaque préventive américaine visant à détruire les installations nucléaires de l’Iran – dont certaines sont également profondément enfouies sous terre ». (C’est nous qui soulignons.)

Un ancien officier de renseignement a déclaré : « Nous avons dit à Israël : “Écoutez, si vous devez y aller, nous vous soutiendrons jusqu’au bout” ».

« Néanmoins, certains officiers de l’état-major interarmées craignaient que l’administration n’évalue la campagne aérienne de manière beaucoup plus positive qu’elle ne le devrait », a déclaré l’ancien haut responsable des services de renseignement. « Il n’y a aucune chance que Rumsfeld et Cheney tirent la bonne conclusion à ce sujet », a-t-il déclaré. « Lorsque la fumée se dissipera, ils diront que c’est un succès et ils en tireront un renforcement de leur plan d’attaque contre l’Iran ».

(Voilà où nous en sommes aujourd’hui : lorsque la fumée se dissipera après l’« attaque préventive exemplaire au Liban » de dimanche, Netanyahou l’utilisera avec Washington pour renforcer son aspiration à engager les États-Unis à frapper l’Iran).

« Le bombardement stratégique est un concept militaire qui a échoué depuis quatre-vingt-dix ans, et pourtant les forces aériennes du monde entier continuent à le pratiquer », a déclaré John Arquilla, analyste de la défense à la Naval Postgraduate School, à [Hersh] … Rumsfeld [partageait lui aussi le point de vue blasé de cet expert] : “La puissance aérienne et l’utilisation de quelques forces spéciales avaient fonctionné en Afghanistan, et il [Rumsfeld] avait essayé de le refaire en Irak. C’était la même idée, mais cela n’a pas fonctionné. Il pensait que le Hezbollah était trop retranché – et que le plan d’attaque israélien ne fonctionnerait pas, et la dernière chose qu’il voulait, c’était une autre guerre durant son mandat qui mettrait encore plus en péril les forces américaines en Irak ».

« Le plan israélien de 2006, selon l’ancien haut responsable du renseignement, était « l’image inversée de ce que les États-Unis avaient prévu pour l’Iran »». Les propositions initiales de l’armée de l’air américaine pour une attaque aérienne visant à détruire la capacité nucléaire de l’Iran, qui incluaient l’option d’un bombardement intensif d’infrastructures civiles en Iran se sont heurtées à la résistance des hauts responsables de l’armée de terre, de la marine et du corps des marines, selon d’anciens et d’actuels responsables. Ils ont fait valoir que le plan de l’armée de l’air ne fonctionnerait pas et conduirait inévitablement, comme dans la guerre israélienne contre le Hezbollah, à l’insertion de troupes sur le terrain.

David Siegel, le porte-parole israélien de l’époque, a déclaré que les dirigeants de son pays estimaient, au début du mois d’août 2006, que la guerre aérienne avait été couronnée de succès et qu’elle avait détruit plus de 70 % de la capacité de lancement de missiles à moyenne et longue portée du Hezbollah.

Israël n’a cependant pas détruit 70 % des missiles du Hezbollah en 2006. Il a été trompé par l’opération de leurre des services de renseignement du Hezbollah. Les Israéliens ont bombardé des sites vides.

Aujourd’hui, nous entendons le même discours exultant de la part du porte-parole des FDI, le contre-amiral Hagari, qui vante le succès des frappes israéliennes de dimanche.

Il est probable que certains, en Israël comme aux États-Unis, s’inquiètent vivement de ce que l’équipe Biden puisse se laisser séduire par une évaluation beaucoup plus positive de la campagne aérienne israélienne qu’elle ne le devrait.

De nombreux commentateurs occidentaux commettent la même erreur. Comme l’a noté le correspondant militaire de Haaretz à propos des frappes aériennes de ce dimanche : « il y a une tendance en Israël à considérer le succès de l’attaque de dimanche comme une nouvelle preuve de la consolidation de la dissuasion régionale – et de la suprématie stratégique ».

En d’autres termes, l’Iran a été dissuadé de respecter son « engagement » de riposter à l’assassinat d’Ismail Haniyah à Téhéran par l’accumulation de la puissance de feu des États-Unis dans les eaux de la Méditerranée et du golfe Persique et par la crainte d’une puissance de feu américaine écrasante.

Toute personne ayant vu les vidéos montrant les « cités de missiles » automatisées et profondes déployées dans toute la profondeur de l’Iran (et que l’Iran a permis d’exposer momentanément aux regards) doit comprendre que le bombardement des structures civiles iraniennes n’empêchera pas les Iraniens de riposter par des moyens létaux. L’Iran pourrait déclencher un Armageddon régional, rien de moins.

Donc, par souci de clarté : Qui, exactement, est dissuadé et recule ? L’Iran ou Washington ?

Pourtant, « s’il est vrai que la campagne israélienne s’inspire de l’approche américaine au Kosovo, alors elle n’a rien compris », a déclaré le général Wesley Clark, le commandant américain, à Hersh. Tuer des civils n’était pas l’objectif : « D’après mon expérience, les campagnes aériennes doivent être soutenues, en fin de compte, par la volonté et la capacité de terminer le travail sur le terrain ».

Et cela, les États-Unis ne peuvent tout simplement pas l’envisager pour l’Iran.

« Nous sommes confrontés à un dilemme », a déclaré un responsable israélien à Hersh en 2006. « En fait, il s’agit de décider s’il faut opter pour une réponse locale (qui est inefficace) ou pour une réponse globale – pour vraiment s’attaquer au Hezbollah [et à l’Iran] une fois pour toutes ».

Plus ça change : le dilemme n’a peut-être pas changé, mais Israël a changé radicalement. Aujourd’hui, une majorité d’Israéliens soutiennent selon un point de vue messianique les disciples de Jabotinsky pour qu’ils fassent ce qu’ils ont toujours voulu et promis de faire : expulser les Palestiniens de la terre d’Israël.

Nombreux sont ceux qui, à Washington, comprennent que les sionistes révisionnistes (qui représentent peut-être quelque 2 millions d’Israéliens) ont l’intention cynique d’imposer leur volonté aux « Anglo-Saxons » en plongeant les États-Unis dans une vaste guerre régionale, au cas où la Maison Blanche tenterait de contrecarrer leur projet de néo-Naqba avec l’expulsion forcée des Palestiniens.

Benjamin Netanyahou a provoqué l’Iran une fois (avec l’assassinat d’un général du CGRI au consulat de Damas), deux fois avec l’assassinat de Haniyeh à Téhéran, et une troisième fois peut-être si Israël lançait une attaque dite « préventive » contre l’Iran, estimant que les États-Unis seraient piégés et politiquement incapables de rester à l’écart alors que l’Iran riposterait contre Israël.

Toutefois, si les États-Unis opposent leur veto à une attaque contre l’Iran avant les élections américaines (et si l’Iran ne riposte pas à la mort de Haniyeh avant cette date), le « projet » de Naqba peut être avancé en étendant l’offensive militaire actuelle de Gaza à la Cisjordanie, ou par une grave provocation sur le Haram al-Sharif/Mont du Temple (comme un incendie à la mosquée al-Aqsa).

Ces dernières années, les sionistes révisionnistes ont clairement indiqué qu’une crise ou la confusion d’une guerre serait nécessaire pour mettre pleinement en œuvre leur projet de néo-Naqba.

L’Amérique, en particulier, est piégée par son soutien militaire « à toute épreuve » et sans réserve à Israël, ce qui offre à Netanyahou une grande marge de manœuvre.

Une marge de manœuvre vers le conflit qui est la seule échappatoire de Netanyahou « vers le haut » alors que les « murs de l’attrition » se rapprochent d’Israël. L’Iran et le Hezbollah semblent également avoir choisi, pour l’instant, de préserver leur domination par l’escalade en revenant à l’attrition calibrée imposée à Israël.

Les États-Unis ne pourront pas maintenir longtemps un déploiement aussi important de navires de guerre dans la région, mais Netanyahou ne pourra pas non plus tergiverser longtemps sur le plan politique à l’intérieur de son pays.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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