Par Dmitry Orlov – Le 4 janvier 2018 – Source Club Orlov
À l’aube de cette transition entre deux années, il est traditionnel de tirer des conclusions à partir d’un échantillon d’événements notables artificiellement choisis dans l’année précédente et de faire des prédictions sur ce qui pourrait se passer pendant la suivante, en attribuant une signification artificielle à cette date limite artificielle. « L’hérésie calendaire » : c’est comme cela qu’un prêtre l’a appelée un jour.
Une horloge qui passe d’une année à l’autre n’est pas astronomique ; c’est simplement une convention. C’est un événement important pour quelques personnes – des comptables pour la plupart – et, par conséquent, pour tous les fidèles de Mammon. Quant à nous, ce n’est rien de plus qu’une borne dans le temps – une relique moussue bientôt oubliée au bord de la route sculptée d’un nombre – et à elle seule, elle n’est guère mémorable.
Mais nous pouvons essayer de la rendre mémorable, si nous le voulons, en la traitant comme un marqueur de ce qui est arrivé avant. Quant à ce qui va suivre, vous pouvez compter sur moi pour toujours prédire qu’il y aura plus de la même chose, plus quelques surprises, agréables ou non, et avec cette prédiction, je dois encore probablement me tromper. Nous pouvons aborder cette tâche de rendre le marqueur de temps annuel mémorable avec regret et trépidation ou avec gratitude et espoir, et je choisis cette dernière attitude. L’année s’est terminée par une expression significative et assez inhabituelle de gratitude.
Je monte souvent le bus numéro 22 (et plus rarement dans le numéro 27 ou le numéro 3) au cœur de Saint-Pétersbourg, au bas de la Perspective Nevsky. J’ai habituellement mon fils à mes côtés, pour le conduire de ou vers certains cours : chanter, patiner, nager, dessiner, etc. Il a cinq ans. L’école en Russie ne commence qu’à sept ans, et il n’y a rien d’autre que du temps pour nous pour faire des trucs amusants. Pour passer le temps, je lui fais identifier des repères culturels qui existent par douzaines. Saint-Pétersbourg est une grande et vieille ville bourrée de siècles d’architecture monumentale. Nous devrons bientôt inventer un nouveau jeu, car il les a à peu près tous mémorisés. L’un des premiers qu’il a pu immédiatement nommer était la cathédrale de Kazan, parce que c’est si inhabituel. C’est une réplique pas si petite de la cathédrale Saint-Pierre au Vatican, avec la double colonnade supportant un entablement semi-circulaire. Convertie en un musée de la religion et de l’athéisme pendant l’ère soviétique, elle est maintenant de nouveau une cathédrale active.
La cathédrale de Kazan a fait récemment parler d’elle, et d’une manière très particulière. Vers le 17 décembre, le président Vladimir Poutine a téléphoné pour remercier le président Donald Trump et la CIA en particulier. Apparemment, la cathédrale avait été la cible d’une attaque terroriste par une cellule d’État islamique. Les Américains en avaient informé les services spéciaux russes, qui à leur tour avaient rapidement arrêté les terroristes et trouvé un trésor d’équipement pour fabriquer des bombes. Ce que l’on ne sait pas, c’est si les services spéciaux russes avaient besoin d’aide, car ils contrecarrent systématiquement les attaques terroristes.
Ce spectacle public de gratitude était particulièrement curieux pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, Poutine est un ancien officier du KGB, et le KGB considère traditionnellement la CIA avec un fort dédain et un mépris absolu. Elle est considérée comme une organisation vile et meurtrière, doublée d’incompétence et globalement très bête. Accepter cette démonstration de remerciement est hors de question à première vue ; à tout le moins, cela doit cacher quelque facétie. Plus vraisemblablement, c’était un mouvement de judo politique : Poutine, qui est un maître de judo, a utilisé l’élan propre de Trump pour lancer sa masse flasque et flamboyante dans une direction choisie par Poutine.
Deuxièmement, il y a de nombreuses preuves qu’État islamique, avec d’autres groupes terroristes qui opèrent en Syrie et ailleurs, sont en grande partie des créations de la CIA. La régularité avec laquelle les armes fournies par les États-Unis sont tombées entre leurs mains est comme une négligence feinte d’enfants qui « accidentellement » laissent tomber des morceaux de nourriture de la table du dîner lorsque le chien de la famille rôde par là. Il y a aussi des preuves qu’Hillary Clinton a conspiré pour faciliter le transfert d’armes de la Libye fraîchement détruite à des groupes terroristes en Syrie, et beaucoup de celles-ci sont tombées entre les mains d’EI. Les emblématiques pick-up blancs Toyota qui composaient les convois d’État islamique semblent également avoir une origine américaine. Il y a même une photo qui circule autour du sénateur John McCain, qui croit clairement que le meurtre et le chaos sont justes, lors d’une réunion amicale avec le chef d’État islamique Abu Bakr Al-Baghdadi et son entourage. Et maintenant qu’État islamique en Syrie a été écrasé et que les cafards se dispersent à tout vitesse, beaucoup d’entre eux se dirigent vers la Russie, via la Turquie, l’Afghanistan et les anciennes républiques asiatiques centrales soviétiques, donnant beaucoup de maux de tête aux services spéciaux russes. Alors, pourquoi faut-il être reconnaissant ? Que la CIA ait comploté avec les terroristes pour faire sauter une cathédrale russe pendant les vacances, mais a ensuite annulé l’opération ? Pourquoi ce merci en effet !
Troisièmement, à peu près à la même date, Trump a annoncé une nouvelle stratégie de défense américaine, qui nomme « la Russie et la Chine » comme l’ennemi principal, toutes deux appelées « puissances révisionnistes » (ce qui est sujet à révision, c’est la position des États-Unis en tant que seule superpuissance mondiale incontestée, capable de dicter ses termes à tout le monde). Maintenant, mon sentiment est que mettre le mot « et » entre « Russie » et « Chine » finira par être considéré comme la troisième pire erreur stratégique jamais faite par l’Occident, la première et la seconde ayant été de marcher sur Moscou [Napoléon ?? NdT] et de marcher sur Moscou [Hitler ?? NdT]. En promulguant cette grande nouvelle « stratégie » Trump a renversé le château de cartes soigneusement érigé par le méchant mais compétent Henry Kissinger. Il a travaillé dur pour maintenir la séparation entre la Russie et la Chine, car il savait très bien que si les États-Unis pouvaient peut-être espérer contenir ou contraindre perpétuellement l’un ou l’autre, ils ne pourraient pas gagner. Vu sous cet angle, la nouvelle « stratégie » de Trump peut être considérée comme un aveu encore inconscient de défaite.
Comment les États-Unis, en tant qu’ennemis autoproclamés de la « Russie et la Chine » sont-ils perçus en Russie ? Les USA semblent lâches mais irrésolus, agressifs mais voués à l’échec, se rendant inconsciemment et étant, par dessus tout, ridicules. N’est-ce pas le genre d’ennemi pour lequel on devrait être reconnaissant ? En cette nouvelle année, il y aura sûrement des surprises, à la fois plaisantes et désagréables, mais ce qui ne m’étonnerait pas, c’est que les États-Unis donnent à la Russie plusieurs autres choses méritant cette reconnaissance.
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Catherine pour le Saker Francophone