L’UE se prépare à abandonner l’Ukraine


Alexander Mercouris

Alexander Mercouris

Par Alexander Mercouris – Le 22 mai 2015 – Source Russia Insider

Le Kremlin révèle des détails sur des négociations de haut niveau avec l’Union européenne, qui transformeraient radicalement l’Accord d’association, mettant fin à toute perspective d’intégration de l’Ukraine à l’Ouest et à l’UE.

Fin rapide d’une brève association

Le site internet du président russe Vladimir Poutine fournit des détails passionnants sur une réunion au sommet du gouvernement qui a eu lieu au Kremlin le 20 mai 2015.

La réunion a traité d’un large éventail de questions économiques, mais je m’attacherai ici à l’une d’elles en particulier, qui est ce que le compte rendu nous dit de l’état des négociations tripartites de la Russie avec l’UE et l’Ukraine sur l’Accord d’association de l’Ukraine avec l’UE, et sur ce que ces négociations nous disent de la force ou non de l’engagement de l’UE à l’égard de l’Ukraine.

Il ressort du rapport que l’engagement de l’UE à l’égard de l’Ukraine faiblit et qu’elle pourrait se préparer à conclure son aventure ukrainienne.

C’est évidemment ce que les résultats des entretiens de Poutine avec Merkel en février et avec Kerry ce mois suggèrent aussi. Le rapport sur le site de Poutine en offre toutefois la première confirmation écrite par une source officielle – quoique russe.

J’ai analysé l’Accord d’association en détail dans un article rédigé plus tôt ce mois pour Russia Insider  (voir How the EU Association Agreement Makes Existing Ukraine-Russia Trade Links Impossible, Russia Insider, 4 mai 2015).

Dans cet article, j’expliquais que, contrairement à ce que pense la plupart des gens, l’Accord d’association n’est pas un simple accord de libre-échange entre l’Ukraine et l’UE (même s’il s’intitule lui-même comme tel), mais que c’est en réalité un dispositif pour faire de l’Ukraine une partie de l’Espace économique européen et du Marché unique européen soumise à la réglementation de la bureaucratie européenne de Bruxelles et à la juridiction de la Cour européenne de justice au Luxembourg.

J’expliquais aussi dans cet article que ces arrangements étaient totalement incompatibles avec le maintien des relations économiques et commerciales de l’Ukraine avec la Russie.

Bien que je ne sois pas entré dans les détails des intentions géopolitiques qui sous-tendent l’Accord d’association, ses termes les rendent assez évidents – détacher l’Ukraine de la Russie et l’intégrer à l’Ouest.

Au moment où j’ai écrit cet article, il est apparu que les négociations tripartites entre la Russie, l’Ukraine et l’Union européenne étaient dans l’impasse et ne menaient nulle part. Les Ukrainiens et les Européens refusaient catégoriquement tout amendement au texte de l’Accord d’association, tandis que – pour de bonnes raisons, que j’expliquais dans l’article – les Russes insistaient que c’était là la moindre des choses.

Il semble maintenant, pour autant qu’on puisse se fier au rapport fait à Poutine lors de la réunion du 20 mai 2015 par le ministre de l’Economie Ulyukaev, qu’une percée a eu lieu et que les Européens ont finalement accepté de prendre en compte les amendements au texte de l’Accord d’association, comme les Russes l’ont toujours demandé.

Ulyukaev a rapporté cette percée à Poutine dans les termes suivants:

« Avant tout, plus de la moitié de la période de répit de quinze mois que nous avons acceptée est passée et, malheureusement, ce temps n’a pas été utilisé de manière très productive. Mais il y a eu une réunion d’experts à la fin avril, et avant-hier, j’ai rencontré le Commissaire européen au commerce et le ministre ukrainien des Affaires étrangères. […]

» Dans l’ensemble, notre approche a rencontré la compréhension de nos collègues européens et ukrainiens. Nous avons convenu que les experts commenceraient à travailler en groupes pour préparer des documents, d’ici la fin juillet, dont le statut sera clarifié plus tard.

» Les documents pourraient prendre la forme de protocoles pour l’accord Ukraine-UE, ou ils pourraient constituer un accord séparé qui deviendrait un paquet unique avec l’accord [UE-Ukraine] et entrerait en vigueur en même temps que lui.

» Une fois ce travail terminé à la fin juillet, nous devrons prendre une décision importante, à savoir si cet ensemble de documents nous convient ou si nous avons besoin de prendre d’autres décisions. »

Je dois expliquer que les protocoles sont des documents annexés à un traité ou à un document légal et qui font ensuite partie de ce texte. Ils ont le même poids que le document auquel ils sont annexés.

Les Accords de Minsk du 6 septembre 2014 en offrent un bon exemple : techniquement parlant, c’était un document attaché au plan de paix que le président ukrainien Porochenko avait précédemment annoncé en juin 2014, et qu’il a substantiellement amendé. C’est aussi le cas du Procotole secret du Traité de non-agression germano-soviétique de 1939, qui définissait clairement des détails importants de la non-agression n’apparaissant pas dans le texte publié et que j’ai analysé récemment en détail dans un autre article.

L’alternative dont parle Ulyukaev est tout aussi radicale – un traité séparé ou « un accord qui constituerait un paquet unique avec l’accord [UE-Ukraine] et entrerait en vigueur en même temps que lui ».

En d’autres termes, l’Accord d’association deviendrait un élément d’un ensemble d’accords, chacun d’égale importance, et chacun interprété en référence aux termes des autres.

Indépendamment de l’option adoptée, Ulyukaev met en évidence que l’intention est de conférer un statut légal contraignant aux changements dans le texte de l’Accord d’association. A ce propos, Ulyukaev est sans équivoque :

« Soit nous avons été effectivement entendus et nous obtiendrons des documents contraignants juridiquement qui nous donnent satisfaction, soit nous serons contraints d’agir conformément à la Résolution gouvernementale 959 [la résolution du gouvernement russe qui permet l’annulation de l’accord de libre-échange de la Russie avec l’Ukraine – Note de l’auteur]. »

Quant aux modifications effectives de l’Accord d’association que la Russie propose, Ulyukaev les a détaillés de la manière suivante :

« La première concerne la régulation tarifaire de biens de nature sensible pour notre économie. Nous proposons d’instaurer des périodes de transition avant que les tarifs pour ces marchandises soient libéralisés conformément à l’Accord d’association UE-Ukraine.

» La seconde est l’administration des douanes et l’organisation des importants moyens électroniques de documentation et d’information, et l’identification du pays d’origine des marchandises, de manière à faire bon usage du régime préférentiel et d’en exclure les marchandises provenant de pays tiers.

» Il y a aussi la question de la réglementation technique. Ici, nous estimons juste de maintenir la possibilité, pour les sociétés ukrainiennes, de choisir entre les normes européennes et les normes en vigueur dans les accords de la CEI. Le contrôle sanitaire et phytosanitaire est une autre question.

» Une autre question encore est l’inclusion de l’Ukraine dans le système de certification électronique dans le fonctionnement de l’Union économique eurasiatique, de manière à pouvoir être certains de l’authenticité de l’information pertinente. Nous voulons maintenir le système de certification actuel, de manière à ce que les entreprises n’aient pas à faire des dépenses supplémentaires en temps et en argent pour refaire toutes leurs certifications.

» Dans le secteur de l’énergie, nous voulons préserver le fonctionnement parallèle des systèmes énergétiques unifiés de Russie et d’Ukraine, pour ne pas avoir à mettre en ligne des réserve d’énergie et des capacités de réseau nouvelles”.

Ces propositions, si elles sont adoptée, annuleraient en effet l’Accord d’association tel qu’il existe aujourd’hui.

Au lieu d’une adoption intégrale et contraignante par l’Ukraine des acquis [en français dans le texte, NdT], c’est à dire le corps de la législation européenne administrée par la Cour européenne de justice, les entreprises ukrainiennes seraient libres de choisir d’adopter les normes européennes (c’est-à-dire les acquis) ou de conserver les normes russes.

Etant donné que la Russie est le plus grand marché pour les biens industriels ukrainiens, il est probable que la majorité des industries ukrainiennes choisiraient de s’en tenir aux normes russes.

Au lieu de la libre circulation transfrontalière des marchandises entre l’UE et l’Ukraine prévue par l’Accord d’association – qui est un principe fondamental du Marché unique européen – certains types de marchandises ukrainiennes, que la Russie considère comme stratégiquement importantes pour elle, continueraient à être protégées de la concurrence de l’UE sur le marché ukrainien pour accéder librement au marché russe, comme elles le font maintenant.

Le système de surveillance électronique actuel serait préservé pour permettre à la Russie de suivre la circulation des marchandises à l’intérieur de l’Ukraine, de manière à se prémunir d’importations non désirées en provenance de l’UE.

Le système énergétique de l’Ukraine resterait unifié avec celui de la Russie. Bien que Ulyukaev ne l’ait pas exposé en détail, il semble probable que cela signifie un certain degré de contrôle russe sur le réseau de pipelines ukrainiens et de l’industrie de production et d’approvisionnement d’électricité.

Ces propositions doivent être considérées conjointement avec les propositions politiques, qui vont tout aussi loin, d’une large autonomie des deux Républiques populaires au sein de l’Ukraine, propositions qui ont été récemment publiées et dont j’ai parlé il y a peu (Ukraine : une solution confédérale à l’horizon Russia Insider, 14 mai 2015).

Prises ensemble, ces deux séries de propositions font ressortir plus clairement le type de solution au conflit ukrainien que les Russes envisagent actuellement.

Elle est en faveur d’une Ukraine amplement confédérale, dans laquelle les régions orientales se gouvernent principalement elles-mêmes tout en exerçant un certain degré de contrôle sur la politique extérieure et économique de l’Ukraine ; qui lui interdit à jamais de rejoindre l’Otan ou l’UE ; et qui reste étroitement intégrée économiquement à la Russie ; mais avec la possibilité, pour les gens et les entreprises dans les régions de l’Ukraine occidentale, de se rapprocher, dans une certaine mesure, plus étroitement de l’UE.

C’est un résultat totalement différent de celui envisagé par le mouvement du Maidan, qui vise une Ukraine unitaire, monoculturelle au sein de l’Otan et de l’UE et en permanence à distance de la Russie.

Puisque l’adoption de ces propositions russes marquerait l’échec final de la révolution du Maidan, le gouvernement ukrainien s’y opposera certainement farouchement.

Les propositions, toutefois, ne devraient pas être si inacceptables pour certains partisans du mouvement du Maidan en Ukraine occidentale.

Des informations récentes (Ukraine occidentale : prête pour la sécession ?, Russia Insider, 28 avril 2015) suggèrent que le sentiment sécessionniste va croissant. Si c’est le cas, alors il n’est pas difficile de voir comment ces propositions, si elles sont émises correctement, pourraient séduire le peuple des régions occidentales de l’Ukraine en leur offrant la paix avec une certaine connexion à l’UE, qui est ce qu’elles veulent.

Cependant, le fait le plus important qui se dégage des commentaires d’Ulyukaev est que les puissances occidentales deviennent subitement réceptives à ces propositions russes. Voici ce qu’il a dit :

« Monsieur le Président, vous pourriez dire qu’un sentiment d’optimisme prudent a émergé. La glace a commencé à fondre, dans le sens au moins qu’ils ont commencé à nous écouter et qu’ils écoutent vraiment ce que nous disons.

(Ensuite, Ulyukaev expose les propositions russes)

« Dans l’ensemble, notre approche a rencontré la compréhension de nos collègues européens et ukrainiens. Nous avons convenu que les experts commenceraient à travailler en groupes pour préparer des documents, d’ici à la fin juillet, dont le statut sera clarifié plus tard. »

Ce que dit Ulyukaev est qu’après avoir perdu huit mois à balayer de la main les propositions russes, les Européens ont subitement indiqué dans les dernières semaines qu’ils pourraient être prêts à les accepter, après tout.

Si c’est vraiment le cas, et si ce que dit Ulyukaev est vrai, alors c’est la meilleure preuve que les puissances occidentales ont en effet renoncé finalement à leur aventure ukrainienne et ont accepté que les objectifs géopolitiques grandioses qu’elles s’étaient fixés lorsqu’elles ont rédigé l’Accord d’association et soutenu le coup d’état du Maidan sont irréalisables et que le temps est venu de tirer un trait sur toute l’affaire.

Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone

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