Lire le présent dans le passé, plongée dans l’innommable


Confrontation des ouvrages d’enquêtes sur les assassinats de John et Robert Kennedy ainsi que sur le rôle maléfique d’Allen Dulles, père de toutes les turpitudes


David Swanson – Le 14 novembre 2015 – Source Strategic Culture

 Aujourd’hui les grands médias aimeraient vous faire  croire que personne n’est d’accord sur ce qui est arrivé à John et à Robert Kennedy. Tandis que chaque chercheur et auteur souligne et met en évidence des détails différents, il n’y a aucune différence de vue sur le fond entre, disons, Jim Douglass, auteur de JFK et l’innommable, Howard Hunt, auteur de Confession sur le lit de mort, et David Talbot, auteur de L’échiquier du diable.

Jon Schwartz dit que L’Échiquier du Diable confirme que «nos pires soupçons sur la façon dont le monde fonctionne sont encore en-deçà de la réalité. Oui, il existe bien un groupe informel de lobbyistes non élus, de banquiers, d’officiers des services de renseignement et de l’armée, qui forme l’État profond américain, imposant des limites strictes aux rares hommes politiques qui ont tenté de sortir des clous.»

Pour ceux d’entre nous dont on a dit qu’ils en étaient obsédés, le livre de Talbot est l’un des meilleurs que j’ai lus sur les frères Dulles [John Foster Dulles, secrétaire d’État sous la présidence d’Eisenhower, et Allen Dulles, premier directeur civil de la CIA et membre de la Commission Warren chargée d’enquêter sur l’assassinat de John Kennedy, NdT] et l’un des meilleurs que j’ai lus sur l’assassinat de John F. Kennedy. La différence avec le livre de Douglass, je pense, n’est pas tant sur les preuves qu’il apporte et les conclusions qu’il en tire, mais sur la motivation supplémentaire qu’il propose pour ce crime.

JFK et l’innommable, le livre de Douglass, dépeint Kennedy comme opposé à la violence dans laquelle Allen Dulles et sa clique veulent l’engager à l’étranger. Il n’aurait pas voulu combattre Cuba ni l’Union soviétique, ni le Vietnam ou l’Allemagne de l’Est, ni les insurrections en Afrique. Il voulait le désarmement et la paix. Il était coopératif avec Khrouchtchev, comme Eisenhower l’avait été avant lui lors de l’affaire de l’U-2 abattu. La CIA s’occupait de renverser les gouvernements en Iran, au Guatemala, au Congo, au Vietnam, et partout dans le monde. Kennedy se mettait en travers de leur route.

L’Échiquier du Diable, le livre de Talbotmontre Kennedy, en plus, comme étant lui-même le genre de dirigeant que la CIA avait l’habitude de renverser dans les capitales étrangères. Kennedy s’était fait des ennemis des banquiers et des industriels. Il était en train de réduire les bénéfices des compagnies pétrolières en fermant les échappatoires fiscales, notamment la déduction pour épuisement des gisements. Il autorisait la gauche italienne à participer au gouvernement, ce qui rendait furieux l’extrême-droite en Italie, les États-Unis et la CIA. Il s’en prenait violemment aux industriels de la sidérurgie et empêchait la flambée du prix de l’acier. C’était le genre de comportement qui causait votre perte si vous viviez dans un de ces pays où il y avait une ambassade américaine.

Oui, Kennedy voulait éliminer ou considérablement réduire les pouvoirs de la CIA et lui donner un nouveau nom. Oui, il a mis à la porte Dulles et plusieurs de ses gens. Oui, il a refusé de lancer la Troisième Guerre mondiale à cause de Cuba, de Berlin ou d’un autre prétexte. Oui, il avait les généraux et les traîne-sabres contre lui, mais il avait aussi Wall Street contre lui.

Bien sûr «les politiciens qui essaient de franchir la ligne rouge» sont, comme avant, manipulés par les médias, mais beaucoup plus efficacement aujourd’hui. Si les médias peuvent les entraver, ou qu’une autre manœuvre peut les arrêter (opprobre médiatique, chantage, diversion, éloignement du pouvoir), alors la violence n’est plus nécessaire.

Le fait que Kennedy ait eu le profil d’une cible, et qu’il n’ait pas été seulement le protecteur d’autres cibles, pourrait être un sujet d’inquiétude pour quelqu’un comme le sénateur Bernie Sanders, s’il réussissait à franchir le barrage des médias, des super-délégués et des organisations électorales pour entrer à la Maison Blanche. Un candidat qui accepte la croissance indéfinie de la machine de guerre, et ne prend aucune des directions de Kennedy en matière diplomatique, mais qui s’en prend à Wall Street avec toute la rage qu’il mérite, peut se placer lui-même dans le collimateur de l’État profond, comme Jeremy Corbyn, qui s’attaque à la fois au capital, aux assassinats politiques et aux dépenses militaires.

Le récit des escapades d’Allen Dulles, et de la douzaine, ou plus, de ses complices dont les noms apparaissent et réapparaissent d’une décennie à l’autre, illustre non seulement le pouvoir d’une ploutocratie inamovible, mais aussi le pouvoir des personnalités qui l’ont créée.

Et si Allen Dulles et Winston Churchill et d’autres comme eux n’avaient pas organisé la Guerre Froide, avant même que la Seconde Guerre mondiale ne soit terminée ? Et si Dulles n’avait pas collaboré avec les Nazis, et si l’armée américaine n’avait pas recruté et fait venir tant de nazis dans ses rangs ? Et si Dulles n’avait pas tout fait pour dissimuler l’information au sujet de l’Holocauste quand il était en cours ? Et si Dulles n’avait pas trahi Roosevelt et la Russie pour négocier une paix séparée avec l’Allemagne en Italie ? Et si Dulles n’avait pas commencé à saboter la démocratie en Europe immédiatement après la guerre, et à réintégrer les anciens nazis au sein du pouvoir en Allemagne ? Et si Dulles n’avait pas fait de la CIA une armée secrète au-dessus des lois, avec les escadrons de la mort ? Et si Dulles n’avait pas tout fait pour mettre fin à la démocratie en Iran, ou au Guatemala ? Et si la CIA de Dulles ne s’était pas lancée dans la torture, l’extradition, l’expérimentation sur les êtres humains et les meurtres, comme méthodes habituelles ? Et si on avait laissé Eisenhower parler avec Khrouchtchev ? Et si Dulles n’avait pas cherché à renverser le Président français de Gaulle [en mai 68, NdT] ? Et si Dulles avait été tenu à l’œil ou contrecarré, ne serait-ce qu’un peu, par les médias, le Congrès ou la Justice durant son activité ?

Ce sont des interrogations plus sérieuses que «que se serait-il passé s’il n’y avait pas eu Lee Harvey Oswald ?». La réponse est simple : «Il y aurait eu un autre type, tout à fait semblable, pour tenir le rôle, tout comme lors de la précédente tentative d’assassinat à Chicago.» Mais la question «Que se serait-il passé s’il n’y avait pas eu Allen Dulles ?» reste entière. Une réponse possible serait que nous vivrions mieux aujourd’hui, nous serions moins militarisés, on nous cacherait moins de choses, nous serions moins xénophobes. Et cela suggère que l’État profond n’est pas monolithique, ni invincible. L’histoire très documentée et argumentée de Talbot contribue aux efforts pour l’arrêter.

J’espère que Talbot présentera son livre en Virginie, il pourra ensuite cesser de dire que Williamsburg et la ferme de la CIA sont en Virginie du Nord. Ne se moque-t-on déjà pas assez de la Virginie du Nord ?

David Swanson est contributeur à globalresearch.ca

Traduit par Ludovic, édité par jj, relu par Literato pour le Saker Francophone

 

   Envoyer l'article en PDF