L’interminable guerre civile de Syrie prend un tour décisif.


Les pourparlers de Genève ne serviront sans doute pas à grand-chose, mais on commence à voir qui seront les gagnants et les perdants du conflit.


Patrick Cockburn

Par Patrick Cockburn – Le 24 janvier 2016 – Source The Independent

Les pourparlers de paix syriens entre le gouvernement et l’opposition vont commencer ces prochains jours à Genève dans une ambiance très pessimiste. Les deux parties se détestent et ont passé cinq ans à s’entretuer, et c’est fort peu probable qu’elles acceptent de partager le pouvoir, sauf géographiquement, c’est-à-dire en gardant le territoire que chaque camp occupe actuellement et en le défendant avec ses propres forces armées.

Ce pessimisme est difficile à combattre, étant donné que plusieurs des plus puissants groupes qui se battent sur le terrain ne seront pas présents à Genève. Ni Isis [État islamique, NdT] ni le Front al-Nusra ne sont invités, et d’ailleurs ils ne viendraient sans doute pas s’ils l’étaient. Il y a des désaccords sur qui est ou non terroriste : l’Arabie saoudite mène l’Armée de l’islam qui contrôle le bastion rebelle de la côte orientale de Damas et la Turquie insiste sur l’exclusion des Kurdes syriens, les meilleurs alliés des États-Unis contre Isis.

Le problème, pour mettre fin à la guerre en Syrie et en Irak, est qu’il il y a une multitude d’acteurs qui sont trop forts pour perdre, mais trop faibles pour gagner. Les pays tels que l’Iran, et les mouvements tels que le Hezbollah, ont le sentiment de lutter pour leur existence même dans une guerre qu’ils ne peuvent pas se permettre de perdre. D’autres, comme l’Arabie saoudite et la Turquie, ont investi trop de crédibilité dans la lutte contre la Syrie pour admettre maintenant qu’ils n’ont aucune chance d’atteindre leur objectif de renverser le président Bachar al-Assad.

C’est parfois l’épuisement des parties, plutôt qu’un accord de cessez-le feu, qui met fin aux guerres et c’est peut-être ce qu’on peut espérer de mieux pour la Syrie. On aurait alors des trêves armées et des cessez-le-feu locaux, à l’image des plus de 600 interruptions qui ont émaillé la guerre civile de 15 ans au Liban. La difficulté ici, c’est que les mouvements à caractère sectaire tels qu’Isis et al-Nusra ont vocation à lutter pour leur foi islamique en combattant ce qu’ils voient comme des ennemis diaboliques. Ils ne sont pas comme les seigneurs de guerre libanais qui trouvaient occasionnellement intérêt à cesser de s’entretuer.

Mais, même si quasiment rien de positif n’émerge des discussions à Genève, le paysage politique de la région est un peu plus favorable à la paix qu’il ne l’était. L’intervention militaire russe lancée il y a quatre mois signifie que Assad ne va pas perdre, mais il est peu probable qu’il gagne de façon décisive. Il reste au pouvoir mais seulement en raison du soutien accru de l’Iran, de la Russie et du Hezbollah libanais et, même avec leur soutien, son armée n’a pas repris les villes perdues, l’an dernier, comme Palmyre et Idlib. Le président Assad n’a peut-être pas vraiment envie de participer à Genève ou à d‘autres négociations, mais il est plus que jamais dépendant de ses alliés extérieurs qui, eux, ne veulent pas s’embourber dans une guerre civile interminable en Syrie.

On commence à voir qui sera gagnant ou perdant en Syrie, bien que tous ceux qui sont impliqués ne le voient pas encore. Isis perd de plus en plus de terrain face à un assortiment d’ennemis soutenus par les forces aériennes russes et étasuniennes, même s’il est encore loin d’être vaincu. Les États-Unis continuent à claironner qu’ISIS a perdu Ramadi, en Irak, mais les forces spéciales irakiennes qui ont repris la ville en ruine ne comptent pas plus de 500 soldats. Les Peshmergas kurdes irakiens qui ont repris Sinjar ne sont pas payés depuis cinq mois parce que le gouvernement régional du Kurdistan est en faillite. L’armée syrienne est à court d’hommes et, même si leur moral est meilleur grâce aux Russes, les soldats sont épuisés par cinq années de guerre. Les Kurdes syriens remportent des succès, mais ils ne veulent pas servir de chair à canon aux États-Unis et ils craignent une intervention turque.

Il est dangereux d’affirmer qu’une phase donnée d’une longue guerre civile est décisive, mais ce pourrait bien être le cas de la période qui s’ouvre. Les États-Unis et leurs alliés en Syrie, pour l’essentiel les 25 000 combattants des Unités kurdes pour la protection du peuple (YGP) et quelques alliés arabes sunnites, sont impatients de couper les derniers liens qu’Isis entretient avec le monde extérieur par l’intermédiaire de la Turquie. Ils y sont presque arrivés. Les Unités arabes des forces syriennes démocratiques (SDF), un regroupement d’organisations dominé par les YPG, ont pris le barrage Tishrin sur l’Euphrate, à 85 km à l’est d’Alep, le 23 décembre, et elles se rapprochent du bastion d’Isis de Manbij.

La nouvelle qu’un mouvement que peu de gens connaissent et menaçant une ville obscure de Syrie ne risque pas de mettre le monde en effervescence. Pourtant elle est importante pour trois raisons : d’abord, Isis est maintenant presque enfermé dans son califat auto-proclamé; deuxièmement, les Kurdes syriens, en se servant des SDF par procuration, ont traversé l’Euphrate vers l’ouest, malgré la promesse de la Turquie de les en empêcher par les armes; troisièmement, et c’est le plus important, l’attaque des SDF a été soutenue par des frappes aériennes à la fois russes et étasuniennes, quoiqu’à des moments différents. «Les Russes mènent actuellement la plupart des frappes aériennes à cet endroit», a déclaré un représentant kurde syrien. En d’autres termes, les États-Unis et la Russie agissent dans cette partie de la Syrie comme si elles avaient une alliance militaire de facto.

Le grand perdant pourrait être la Turquie, qui semblait être en position d’étendre son influence à travers tout le Moyen-Orient en 2011. Son image d’État prospère, et démocratique bien qu’islamique, séduisait beaucoup de protestataires arabes cherchant à renverser une dictature. Mais le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a bientôt montré clairement qu’il soutenait une prise de pouvoir des Arabes sunnites religieux, anti-chiites, anti-kurdes et anti-laïques qui soulèverait des résistance. Ayant d’abord épaulé les Frères musulmans, la Turquie a ensuite toléré ou aidé Isis, al-Nusra et des groupes de djihadistes extrémistes.

Ce fut une calamiteuse erreur de calcul pour la Syrie et pour la Turquie. Le rêve néo-ottoman du président Erdogan de refaire de la Turquie une grande puissance du Moyen-Orient a abouti à son contraire. Nous verrons dans les prochains mois comment il réagit à cet échec, alors que les États-Unis et la Russie essaient, de différentes manières et en soutenant chacun une liste d’alliés assez différente, de fermer la frontière entre le nord de la Syrie et la Turquie.

Le président Erdogan devra soit accepter l’exclusion de la Turquie du nord de la Syrie, soit augmenter son implication militaire turque sans exclure une éventuelle invasion. Les analystes turcs qui critiquent sa politique disent qu’il voulait envahir la Syrie l’an dernier, mais qu’il a été freiné par des généraux haut placés de l’armée turque. Un engagement militaire à grande échelle de la Turquie serait plus difficile aujourd’hui, du fait de l’intervention militaire russe et de l’attaque du bombardier russe par un F-16 turc le 24 novembre. Une invasion turque du nord de la Syrie serait maintenant désapprouvée par les États-Unis et combattue par l’aviation et les missiles anti-aériens russes.

La guerre en Syrie et en Irak est loin d’être terminée, mais maintenant que l’on voit clairement apparaître les gagnants et les perdants, les chances de cessez-le-feu locaux et, finalement, d’une sorte de paix, grandissent. Le gouvernement Assad et l’opposition ne se mettront peut-être pas d’accord à Genève, mais les puissances étrangères qui les soutiennent sont de plus en plus désireuses de voir arriver la fin du conflit.

Traduction : Dominique Muselet

 

 

 

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