Les autorités russes ré-ouvrent le dossier d’une affaire d’assassinat datant de vingt ans, accusant Khodorkovski de meurtre
Par Alexander Mercouris – Le 29 janvier 2016 – Source Russia Insider
La nouvelle que les autorités russes chargent l’ancien oligarque russe Mikhaïl Khodorkovski de l’accusation de meurtre provoque beaucoup de réflexion.
Les rumeurs selon lesquelles Khodorkovski a utilisé les services d’un tueur à gages pour se débarrasser de ses ennemis ont circulé pendant de nombreuses années.
Il n’y a pas de doute que certains des ennemis de Khodorkovski ont connu un décès prématuré. Un cas particulièrement notoire est celui de Vladimir Petukhov, le maire de Nefteyugansk, qui a été tué en 1998 après avoir insisté publiquement pour que la compagnie pétrolière Ioukos Mikhaïl Khodorkovski paie ses impôts.
Il semble que l’accusation des autorités contre Khodorkovski peut se rapporter à ce dernier cas.
Bien que les rumeurs selon lesquelles Petukhov aurait été tué sur les ordres de Khodorkovski aient toujours existé, elles n’ont jamais abouti à une poursuite car aucun témoin ne s’est jamais présenté pour les confirmer.
La figure centrale dans ce cas est un homme appelé Aleksey Pitchouguine.
Pitchouguine ressemble à un personnage de film d’action.
Il est né en 1962, et a suivi une formation de responsable de la sécurité pour le ministère de l’Intérieur de l’URSS. En 1986, il a rejoint le KGB. De 1987 à 1994, il a continué à servir d’abord le KGB et, après la dissolution du KGB en décembre 1991, les diverses agences qui lui ont succédé. Il a finalement pris sa retraite du service de l’État en 1994.
Pendant sa carrière, Pitchouguine a apparemment reçu des récompenses pour son travail irréprochable au service de l’URSS et de la Russie.
Après avoir terminé son service, Pitchouguine a commencé à travailler pour Khodorkovski, d’abord comme agent dans le bureau de sécurité de la Banque Menatep de Khodorkovski et, après 1998, à la tête du Département de la sécurité économique interne de la compagnie pétrolière Ioukos appartenant aussi à Khodorkovski.
Il semble que le travail de Pitchouguine comme homme de sécurité pour Ioukos était non conventionnel, pour dire le moins. Les autorités russes affirment qu’il dirigeait les exécution secrètes de Ioukos, essentiellement comme tueur à gages interne. Selon eux, il a effectué ou organisé l’assassinat de cinq personnes pour le compte de Ioukos, l’un d’eux étant Petukhov.
Les autorités russes affirment que Pitchouguine a reçu ses ordres de Leonid Nevzline, un des principaux actionnaires de Ioukos et vice-président qui a fui en Israël pour se mettre hors de portée de la justice russe.
Pitchouguine a été reconnu coupable d’assassinat à deux reprises : la première pour le meurtre de deux anciens amis et associés – le mari et sa femme, Sergey et Olga Gorin – la seconde pour le meurtre de Petukhov et plusieurs autres adversaires de Khodorkovski et Ioukos.
Les assassinats de Sergey et Olga Gorin et de Petukhov ont effectivement un rapport en cela que les autorités russes disent que c’est Sergey Gorin qui a aidé Pitchouguine à trouver les deux hommes qui ont réellement tué Petukhov : Yevgeny Reshetnikov, un ex-parachutiste, et Gennady Tsigelnik, un criminel condamné. Reshetnikov et Tsigelnik ont semble-t-il reçu $10 000 pour le meurtre.
La condamnation de Pitchouguine en 2005 pour l’assassinat de Sergey et Olga Gorin doit être considérée comme non conforme. La Cour européenne des droits de l’homme a constaté que, comme dans certains autres cas de poursuites dans les premiers jours du scandale Ioukos, il y avait de graves violations de procédure rendant le procès de Pitchouguine injuste. Exceptionnellement, la Cour européenne des droits de l’homme a recommandé un nouveau procès – qui n’a jamais eu lieu.
L’autre condamnation de Pitchouguine en 2006 pour l’assassinat de Petukhov et plusieurs autres personnes n’a en revanche jamais été contestée avec succès, et les comptes-rendus du procès suggèrent qu’il était équitable. Pitchouguine, Reshetnikov, Tsigelnik et plusieurs autres personnes, continuent de purger des peines de prison pour leurs assassinats et pour d’autres crimes.
Avant de poursuivre, je tiens à souligner, auprès des lecteurs qui ont pris la peine de lire ma longue étude du cas Litvinenko, certains parallèles évidents dans les carrières de Aleksey Pitchouguine – l’assassin de Petukhov – et de Andrey Lougovoï, le meurtrier présumé de Litvinenko.
Lougovoï et Pitchouguine sont deux anciens membres du KGB. Tous deux se sont attachés dans les années 1990 aux oligarques russes – dans le cas de Lougovoï à Berezovski, dans le cas de Pitchouguine à Khodorkovski – et chaque fois ils travaillaient comme chefs de la sécurité pour les entreprises de leurs patrons oligarques, respectivement ORT et Yukos. Les deux hommes ont été condamnés par les tribunaux russes pour avoir commis des crimes pour le compte de leurs employeurs – dans le cas de Lougovoï d’avoir tenté d’extraire de la détention provisoire Nikolay Glushkov, l’associé de Berezovsky, dans le cas de Pitchouguine du meurtre des ennemis de Khodorkovski.
La pratique des oligarques employant d’anciens agents du KGB n’était certainement pas rare en Russie dans les années 1990, et le cliché «KGB un jour, KGB toujours» est évidemment faux.
Bien que la culpabilité de Pitchouguine pour le meurtre de Petukhov ne soit guère contestée, jusqu’à présent il n’y a eu aucune preuve reliant directement Khodorkovski à l’assassin de Petukhov ou à l’un des autres meurtres menés par Pitchouguine. Si Khodorkovski avait le moindre rapport avec ces crimes, il a pris soin de couvrir soigneusement ses traces en donnant ses ordres à Pitchouguine par l’entremise de Nevzline.
L’idée que Ioukos pouvait gérer son propre service d’assassinats sans que Khodorkovski ne le sache pourrait sembler bizarre à la plupart des gens. Quoi qu’il en soit il n’y a pas de preuves, et un tribunal ne peut rien faire.
Il est probable que tout ou partie des personnes condamnées et purgeant une peine pour l’assassinat de Petukhov se sont maintenant manifestées en avouant leur rôle dans le meurtre et en impliquant Khodorkovski. Nous ne savons pas qui sont ces personnes, mais il est possible – voire probable – qu’ils incluent Pitchouguine lui-même.
C’est habituel dans des cas de ce genre. Jusqu’à présent Pitchouguine et les autres ont protesté de leur innocence, ce qui signifiait qu’ils ne pouvaient pas impliquer Khodorkovski dans un crime qu’ils niaient avoir commis.
Les années passées en prison les ont fait réfléchir, et avec les perspectives évanouies d’un appel favorable, sachant qu’il leur reste encore de longues années de peine à purger, il n’est pas surprenant qu’ils en soient maintenant venus à douter de la sagesse de garder le silence et de continuer à nier leur culpabilité. Il est aussi possible qu’ils soient en colère et se sentent trahis par Khodorkovski, qui n’a rien fait pour les aider depuis sa propre libération en décembre 2013. Il ne serait donc pas étonnant qu’ils cherchent maintenant un arrangement pour être eux-mêmes libérés en impliquant leur ancien chef.
Puisque nous ne savons rien de leur témoignage, nous ne pouvons pas l’évaluer. D’ailleurs il doit toujours y avoir une suspicion que les témoignages de personnes reconnues coupables d’assassinat et qui purgent de longues peines de prison ne soient pas fiables. Ce fut un argument tout à fait valable de l’avocat de Khodorkovski, avancé lors d’une audience récente.
En Occident, en attendant, on peut être certain que les nouvelles procédures seront dénoncées comme une persécution de Khodorkovski par l’État. Tout ce que je veux dire à ce sujet c’est que l’opinion à l’Ouest n’était autrefois pas aussi dédaigneuse de la possibilité que Khodorkovski ait tué des gens.
J’ai dit que Pitchouguine ressemble à un personnage de film d’action. Comme dans le film The Bourne Supremacy, sorti peu après l’arrestation de Khodorkovski, en 2004, dans les salles de cinéma à travers le monde. L’intrigue du film concerne un oligarque russe qui emploie un tueur à gages pour se débarrasser de ses ennemis. Le tueur à gages est un officier en service du FSB. L’une des victimes de l’oligarque – tuée avant le début du film, mais pas par le tueur à gages – est un homme politique russe, honnête combattant anti-corruption.
Cet oligarque russe de fiction a non seulement une ressemblance frappante avec Khodorkovski, mais comme pour Khodorkovski, sa richesse provient du pétrole. Son entreprise s’appelle Pekos, ce qui bien sûr ressemble beaucoup au nom de la compagnie de Khodorkovski : Ioukos. Bien que le personnage fictif du tueur à gages ne ressemble guère à Pitchouguine, il a, comme celui-ci, un passé dans les services de sécurité de l’État russe. Comme beaucoup l’ont remarqué, les allusions à Khodorkovski et Ioukos sont claires – même si les réalisateurs du film préfèrent aujourd’hui nier le fait.
Bien que The Bourne Supremacy soit sorti après l’arrestation de Khodorkovski, la date de sa sortie signifie que son script doit avoir été écrit avant. En tant que tel, le film témoigne de la façon dont Khodorkovski était considéré par certaines personnes en Occident avant son arrestation.
Il est presque inconcevable que les autorités suisses – le pays où Khodorkovski vit maintenant – puissent l’extrader vers la Russie. Les chances de sa présence dans un procès pour l’assassinat de Petukhov ou l’un des autres meurtres sont donc inexistantes.
Nul doute que nous saurons de toute façon bientôt ce que Pitchouguine, ou qui que ce soit qui témoignera maintenant contre lui, a à dire. À ce stade nous pouvons commencer à nous former une opinion à ce sujet.
Alexander Mercouris
Traduit et édité par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone