L’Inde et l’Iran ne sont pas très heureux de l’accord de paix afghan


Par Andrew Korybko − Le 4 mars 2020 − Source One World

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Les gouvernements de l’Inde et l’Iran sont les deux seuls au monde qui ne se sont pas réjouis de l’accord de paix États-Unis-Talibans parce qu’ils réalisent l’énormité de ce qu’ils risquent de perdre à cause du pragmatique rapprochement  américain avec l’organisation à qui ils reprochent d’avoir facilité les attaques terroristes du 11 septembre, mais aucun des deux gouvernements ne peut faire grand-chose pour gâcher le processus de paix même s’ils mettaient leurs efforts en commun à cette fin, et ils seraient tous deux sévèrement condamnés par la communauté internationale comme étant des « États voyous » s’ils avaient pris toute mesure significative dans cette direction.

India And Iran Aren


Un problème double

La relation indo-iranienne est l’une des plus particulières dans les relations internationales modernes depuis que New Delhi s’est conformée aux exigences de Washington de mettre fin aux importations de pétrole iranien (privant ainsi son « partenaire » de milliards de dollars de recettes indispensables, ce qui à son tour a exacerbé sa crise économique en cours) pourtant Téhéran continue à s’aligner avec l’Inde malgré le fait que sa dignité ait été piétinée à plusieurs reprises. La coopération tacite entre l’Inde et son nouveau « partenaire junior », l’Iran, a été exposée au grand jour après que les deux ont refusé d’accueillir favorablement l’accord de paix États-Unis-Talibans. Le ministère des affaires étrangères indien a publié la déclaration suivante, laconiquement formulée, où The Wire a remarqué qu’il avait omis de manière flagrante tout commentaire de soutien concernant cette évolution et a aussi refusé de nommer les Talibans par leur nom.

Les intérêts indiens

La politique cohérente de l’Inde consiste à soutenir toutes les opportunités qui peuvent apporter la paix, la sécurité et la stabilité en Afghanistan ; arrêter la violence ; couper les liens avec le terrorisme international ; et mener à un règlement durable à travers un processus dirigé et contrôlé par les Afghans. Nous constatons que l’ensemble du spectre politique en Afghanistan, y compris le gouvernement, le régime démocratique et la société civile ont accueilli l’opportunité et l’espoir pour une paix et une stabilité apportés par ces accords. En tant que voisin contigu, l’Inde continuera à apporter tout son soutien au gouvernement et au peuple d’Afghanistan à concrétiser leurs aspirations à un futur pacifique, démocratique et prospère où les intérêts de tous les secteurs de la société afghane sont protégés.

La position de l’Inde a été développée par l’auteur l’année dernière dans son analyse sur la façon dont « L’Inde éprouve de l’amertume envers les pourparlers de paix américains en Afghanistan » où il a expliqué comment l’État de l’Asie du Sud envisage d’utiliser le pays enclavé comme « profondeur stratégique » pour sa guerre hybride sur le CPEC [corridor économique Chine-Pakistan] par l’intermédiaire de terroristes. Il est pleinement connu que le soutien irremplaçable, apporté en coulisses, que le Pakistan, État pivot global, a fourni pour rendre possible cet accord de paix, aura pour effet de renforcer sa sécurité et de rapprocher ses intérêts de ceux du nouvel allié militaire et stratégique de l’Inde, l’Amérique, notamment en ce qui concerne l’intérêt de Washington à s’assurer que le sol afghan ne soit pas utilisé pour déstabiliser Islamabad et mettre ainsi en danger la viabilité de son corridor N-CPEC+ [corridor russo-pakistanais] sur lequel les États-Unis pourraient compter pour étendre leur influence régionale par des moyens économiques après la guerre.

Pour ces raisons, l’Inde n’approuve pas l’accord signé par les États-Unis, bien qu’il ne la condamne pas ouvertement non plus parce que l’Amérique est son tout nouveau partenaire militaro-stratégique, surtout après que la visite réussie de Trump la semaine dernière ait confirmé l’achèvement du pivot géopolitique de l’Inde vers l’Occident. Il est probable que le leader américain ait également expliqué les motivations de son pays pour l’accord à venir à son homologue indien, qui, même si cela n’a probablement pas apaisé ses inquiétudes, était sans doute un geste de respect très apprécié. En tant que tel, l’Inde va continuer à observer comment les événements se déroulent et espérer que le processus ne réussisse pas, mais il est peu probable qu’il puisse faire quoi que ce soit de signifiant pour orienter les événements vers la fin souhaitée, qui est de voir les États-Unis rester indéfiniment en Afghanistan.

La déclaration de l’Iran

Le ministère des affaires étrangères de l’Iran, cependant, avait comparativement plus à dire, mais a néanmoins fait cause commune avec son « partenaire principal » indien en refusant également d’accueillir favorablement l’accord, allant même plus loin en décrivant les États-Unis comme n’ayant « aucune position juridique » pour négocier la paix dans une démarche provocatrice qui a également attiré l’attention des médias internationaux tels que RT et Sputnik :

Dans une déclaration faite dimanche, le ministère des affaires étrangères iranien a souligné son point de vue sur la paix en Afghanistan ainsi qu’un accord conclu par les États-Unis et les Talibans à cet égard. La République islamique d’Iran estime qu’une paix durable ne sera établie que par des pourparlers intra-afghans auxquels participeront les groupes politiques du pays, y compris les Talibans, tout en prenant en compte les considérations des pays voisins de l’Afghanistan. La République islamique d’Iran accueille tout développement qui contribueraient à la paix et à la stabilité en Afghanistan, et soutient tout effort mené par les Afghans à cet égard. La République islamique d’Iran estime que la présence de forces étrangères en Afghanistan est illégale et constitue l’un des principaux facteurs de guerre et d’insécurité dans le pays.

Le retrait de ces forces est un prélude à l’instauration de la paix et de la sécurité en Afghanistan, et tout mouvement qui prépare le terrain pour le retrait de ces troupes contribuera à l’établissement de la paix dans ce pays. La République islamique d’Iran considère les actions des États-Unis comme un effort pour légitimer la présence de ses troupes en Afghanistan et s’oppose à ces mesures. Les États-Unis n’ont aucune position juridique pour signer un accord de paix ou pour décider de la future situation de l’Afghanistan. Nous croyons que les Nations Unies disposent d’un bon potentiel pour faciliter les négociations intra-afghanes ainsi que pour surveiller et garantir la mise en œuvre des accords conclus. Tout en respectant la souveraineté territoriale et l’intégrité de l’Afghanistan, et conformément à sa stratégie de sécurité nationale, la République islamique d’Iran est prête à offrir toute aide pour établir la paix, la stabilité et la sécurité en Afghanistan.
Nous espérons qu’un gouvernement prendra le pouvoir en Afghanistan, établira des relations cordiales et fraternelles avec ses voisins, et sera capable de déraciner le terrorisme.

Les intérêts iraniens

Le lecteur ne devrait pas être trompé par la formulation de la déclaration de l’Iran avec cette boutade sur la façon dont il « accueille tout développement qui contribuerait à la paix et à la stabilité en Afghanistan » qui n’est pas sincère, car elle a immédiatement requalifié cette position en déclarant que l’Iran « soutient tout effort mené par les Afghans à cet égard », ce qui signifie qu’elle ne s’applique pas aux efforts menés par les États-Unis avec l’accord historique du week-end dernier. En outre, il ne faut pas oublier que feu le général Soleimani a en fait aidé les États-Unis dans leur invasion de l’Afghanistan en 2001 en fournissant des renseignements précieux sur les positions des Talibans en raison de l’animosité de longue date de l’Iran contre le groupe après qu’ils aient tué plusieurs de ses diplomates lors d’une attaque contre son consulat à Mazâr-e Charîf en 1998.

En tant que tel, la position « officielle » consistant à croire « que la présence de forces étrangères en Afghanistan est illégale et constitue l’un des principaux facteurs de guerre et d’insécurité dans le pays » est également dépourvue de sincérité. Cela dit, la République islamique entretiendrait des contacts clandestins avec une partie du groupe, bien qu’il ne soit pas clair s’il s’agit du « commandement central » de l’organisation ou simplement d’une « faction pragmatique ». C’était pour cette raison « politiquement incorrecte » qu’il y avait auparavant des spéculations selon lesquelles les dernières tensions américano-iraniennes pourraient avoir un impact négatif sur le processus de paix afghan, bien que ce scénario redouté ait été démystifié par un porte-parole des talibans s’adressant aux médias iraniens le mois dernier. Dans tous les cas, le secrétaire d’État Pompeo a quand même mis en garde l’Iran contre le risque de « gâcher » l’accord de paix qui vient d’être conclu, même s’il est peu probable que le pays soit capable de le faire, même s’il le voulait.

Le fait est cependant que l’Iran n’aime vraiment pas les Talibans mais qu’il coopérera avec certains de ses membres pour des raisons pragmatiques liées à leur intérêt à tuer les occupants américains. Lors du rapprochement des Talibans avec leur ennemi de longue date, l’Iran s’est toutefois rendu compte qu’il n’est plus pertinent depuis qu’il a sacrifié une partie de sa « bonne volonté » avec Kaboul en coopérant auparavant avec le « mouvement de libération nationale », même si cela s’est finalement avéré tout à fait inutile. Cela explique pourquoi Téhéran croit que l’accord de paix est « illégal » et souhaite que l’ONU réussisse plutôt à négocier des pourparlers intra-afghans, deux positions irréalistes puisque les États-Unis sont la force militaire prédominante en Afghanistan et donc naturellement aux commandes lorsqu’il s’agit de décider de la solution politique à ce conflit.

La divergence indo-iranienne avec la Russie

Il est intéressant mais pas du tout imprévisible que la position indo-iranienne diverge avec celle de la Russie, bien que les trois pays soient censés être en excellents termes les uns avec les autres et en pleine coordination sur tout, du moins selon le dogme des médias alternatifs. Cela a toujours été une simplification grossière qui ne tenait pas compte des relations beaucoup plus proches avec « Israël » qu’avec l’Iran et du rapprochement rapide des grandes puissances eurasiennes avec le Pakistan malgré l’inconfort de son partenaire indien face à cette tendance. Cependant une nouvelle ligne de fracture est apparue dans leurs relations après que l’envoyé spécial du président Poutine pour l’Afghanistan, Zamir Kabulov, a fait l’éloge de l’accord entre les États-Unis et les Talibans comme étant « directement bénéfique pour la Russie », qui prouve de manière concluante que la position de Moscou est tout à fait à l’opposé de celle de l’Inde et de l’Iran.

Cela peut s’expliquer par plusieurs raisons, notamment le fait que les « voyages des talibans les ont transformés en diplomates chevronnés », comme l’auteur l’a écrit l’année dernière à la suite de la visite du groupe dans la capitale et de sa reconnaissance de facto en tant qu’acteurs politiques légitimes, bien qu’ils soient toujours officiellement classés comme « terroristes ». La Russie a un besoin urgent de protéger ses partenaires d’Asie centrale des menaces terroristes émanant des Afghans qui pourrait catalyser un flux incontrôlable d’ « armes de migration massive » vers ses frontières méridionales largement non protégées, d’où la raison pour laquelle elle considère que les Talibans lui fournissent une « profondeur stratégique » à partir de laquelle elle peut indirectement combattre ces menaces avant qu’elle ne se concrétisent dans le pire des cas. En conséquence, l’accord entre les États-Unis et les Talibans est effectivement « directement bénéfique pour la Russie », notamment en ce qui concerne ses intérêts en matière de sécurité.

Mais ce n’est pas tout, car la Russie a également de grands intérêts de connectivité économique liés à ce résultat. Comme l’auteur l’a expliqué dans son récent article sur la manière dont « cette stratégie en cinq phases peut renforcer les liens commerciaux russo-pakistanais », la paix en Afghanistan rendrait le N-CPEC+ beaucoup plus viable, ce qui permettrait de répondre à la proposition du président Poutine, qu’il a partagée avec le Club de Valdai en octobre 2019, de créer un corridor Arctique-Sibérie-Océan Indien que l’auteur considère comme un élément crucial de la vision « Afro-Eurasie » de la Russie pour contrecarrer la stratégie « Indo-Pacifique » des États-Unis (qui est utilisée pour « contenir » la Chine). Dans l’ensemble, il est tout à fait logique que la Russie soutienne l’accord de paix avec les Talibans puisque ses intérêts en matière de sécurité et de connectivité sont ainsi servis, même si cet accord va à l’encontre des intérêts de l’Inde et de l’Iran.

Réflexions finales

L’Inde et l’Iran se distinguent comme des cas particuliers sur le plan international étant donné leur opposition évidente à l’accord de paix afghan, bien qu’ils ne l’aient pas déclaré ouvertement mais qu’ils aient très fortement insinué ce qu’ils ressentaient vraiment à propos de cette évolution dans leurs déclarations officielles sur la question. Étant donné qu’ils n’ont pas, de façon réaliste, le pouvoir d’orienter le résultat dans le sens de leurs intérêts communs, il aurait été plus pragmatique pour eux de simplement accepter cette perte stratégique et de modifier leurs politiques en conséquence, bien que l’entêtement caractéristique de leurs cultures stratégiques explique pourquoi ils ont refusé d’être flexibles et se sont plutôt présentés comme des « États voyous », au sens diplomatique du terme. C’est une erreur massive de soft-power puisque l’Inde et l’Iran sont maintenant du même côté que le belliciste néoconservateur disgracié John Bolton, ce que certaines personnes dans le monde n’oublieront jamais.

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par Sokal, relu par Marcel, pour le Saker Francophone

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