L’hypothèse Tech-Nosferatu, la vie vampirisée


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Dmitry Orlov

Par Dmitry Orlov – Le 23 février 2016 – Source Club Orlov

Mon prochain livre, Réduire la Technosphère: maîtriser les technologies qui limitent notre autonomie, notre autosuffisance et notre liberté, est attendu par la New Society Publishers cet automne. Je suis à mi-chemin de l’écriture de la première version du manuscrit. Voici un extrait.

Il peut parfois sembler que la Technosphère contrecarre son propre but. Quel sens y a-t-il au gaspillage des ressources pour des armes, alors qu’il existe déjà suffisamment de matériel de guerre pour tuer chacun d’entre nous à plusieurs reprises ? Quel sens y a-t-il dans la contamination de l’environnement avec des toxines chimiques à long terme et les radionucléides radioactives, produisant des taux élevés de cancer chez les serviteurs humains de la Technosphère ? Quel est le but de la promotion des niveaux extrêmes de corruption au sein du gouvernement et dans le secteur bancaire, ou de créer des conditions d’inégalité sociale extrême ? Comment cela peut-il aider une plus forte croissance de la Technosphère pour mieux contrôler la création de conflits internationaux et mieux diviser le monde en belligérants ? Ces serviteurs sont-ils tous en train d’échouer, ou finalement ne sont-ce là que des petits problèmes trop insignifiants pour être traités ? Voici une pensée choquante : peut-être sont-ils tous parfaitement cohérents avec la stratégie concernant la Technosphère.

Si nous regardons de près, nous allons découvrir que toutes ces manifestations de la Technosphère, qui bien qu’à un niveau superficiel semblent avoir des problèmes, sont, en effet, utiles à la Technosphère de bien des manières interdépendantes. Elles aident la Technosphère à grandir, à devenir plus complexe, et à dominer plus complètement la biosphère. Il y en a un trop grand nombre pour les tracer toutes, nous allons donc simplement examiner quelques-unes des plus importantes d’entre elles, celles auxquelles je faisais allusion plus haut.

En ce qui concerne le cancer, il semblerait que la réduction des taux de cancer en éliminant les produits chimiques cancérigènes et la contamination radioactive de l’environnement ainsi que supprimer les micro-ondes et les rayonnements ionisants serait une très bonne idée. Toutefois, cela se révèle sous-optimal du point de vue de la Technosphère. Tout d’abord, cela violerait l’une de ses directives premières en donnant la priorité aux intérêts de la biosphère, la plaçant au dessus de ses propres préoccupations techniques.

Deuxièmement, cela limiterait la nécessité d’une intervention technique. Le traitement du cancer est un tour de force pour la Technosphère, lui permettant d’utiliser ses techniques préférées, la chimie (sous la forme d’une chimiothérapie) et la physique (sous la forme de radiothérapie), pour tuer des éléments du vivant (en l’occurrence des cellules cancéreuses).

Troisièmement, cela la priverait de la possibilité d’exercer un contrôle sur les gens, de les forcer à servir et à obéir, de peur de se retrouver privés de ces thérapies du cancer hors de prix censées sauver des vies. Ce qui est optimal pour la Technosphère, alors, c’est une situation où tout le monde finit malade d’une des formes traitables du cancer et où personne ne peut espérer survivre sans chimio et sans radiothérapie. La Technosphère nous aime d’être patients avec elle, et les patients médicaux sont patients par définition.

Pour ce qui est de favoriser des niveaux extrêmes de corruption au sein d’un gouvernement et des banques, cela semble à nouveau, au premier abord, contre-productif. Est-ce qu’un secteur financier efficace et légitime, un gouvernement moral et transparent ne produirait pas de meilleurs résultats ? Oui, mais des résultats pour qui ? La gouvernance morale et une réglementation bancaire appropriée servirait les fins des… humains ! C’est vrai, on verrait des ensembles de la biosphère récoltant enfin les bénéfices de cette politique ! Il est beaucoup plus efficace, du point de vue de la Technosphère, de voir les grandes banques corrompre les représentants du gouvernement en leur passant de l’argent à travers une grande variété de méthodes, pour que tous ces fonctionnaires refusent de les réglementer ou de les poursuivre pour leurs crimes. Une fois que tout cette corruption est en place, l’allégeance des fonctionnaires ne va plus à ces entités vivantes têtues et retorses connues sous le nom d’électeurs, mais vers des symboles abstraits de richesse, qui sont beaucoup plus faciles à manipuler à son plein avantage pour la Technosphère.

Enfin, est-ce qu’un monde en paix et un gouvernement mondial bienveillant et unifié ne seraient pas beaucoup plus utiles à la Technosphère qu’une humanité sans cesse divisée et en guerre ? Peut-être, mais comment pourrait-on faire pour améliorer la capacité de la Technosphère à tuer les gens ? Lorsque les grandes nations doivent se préparer en permanence à la guerre, elles sont obligées de s’armer avec les armes qu’elles ont dû industrialiser, pour développer et maintenir une base industrielle indépendante. Si ce n’est la nécessité de suivre le rythme de la course aux armements, certains pays pourraient préférer renoncer à l’industrialisation et en rester à un modèle agraire, mais à cause de la menace de guerre, le choix se limite à l’industrialisation ou à la défaite.

La guerre a aussi d’autres avantages. La guerre nécessite des épées qui, une fois la guerre terminée, sont transformées en socs de charrues, qui conduisent à l’augmentation de l’efficacité agricole, ce qui rend le travail des paysans redondant et conduit les paysans à quitter la terre et à aller en ville, où ils sont forcés de travailler dans des usines impliquant encore plus d’industrialisation. La guerre offre un moyen facile pour les armées industrialisées d’exterminer ou d’asservir des tribus non industrielles, qui, autrement, offriraient un mauvais exemple avec des gens capables de vivre heureux en dehors de la Technosphère. Enfin, sans une machine de guerre puissante, les gens seraient en mesure de s’auto-organiser et d’assurer leur propre sécurité, ce qui les rendrait plus difficiles à contrôler, tandis qu’avec l’existence de puissantes armes militaires, il est nécessaire de mettre leur sécurité dans des mains étroitement contrôlées, strictement disciplinées, des organisations technocratiques, hiérarchiques, justement celles du genre que la Technosphère préfère.

Il apparaît donc que la Technosphère, considérée comme un organisme, possède une sorte d’intelligence primitive émergente. Si cette affirmation semble être une conjecture extravagante, alors comparons la à l’hypothèse Gaïa de James Lovelock. Selon Lovelock, tous les organismes vivants qui peuplent la biosphère de la Terre peuvent être considérés comme un seul super-organisme. C’est un système complexe, auto-régulé, qui interagit avec les éléments inorganiques de la planète de manière à la rendre habitable. Ses fonctions de base comprennent la régulation de la température, les concentrations atmosphériques de divers gaz et la salinité des océans. Cette capacité de la biosphère à maintenir un équilibre homéostatique, et à le restaurer en cas de perturbations sous la forme, par exemple, d’éruptions volcaniques et d’impacts de grands astéroïdes, peut être considérée comme une intelligence émergente qui aspire à la plus grande complexité possible et à la diversité de la toile de la vie. Bien que quelque peu controversée, et pas directement vérifiable, l’hypothèse Gaia est prise très au sérieux dans un certain nombre de disciplines universitaires.

Pris dans ce contexte, mon hypothèse, appelons-la l’hypothèse Technosferatu semble un peu moins bizarre. La Technosphère, après s’être élevée au-dessus et en opposition à Gaia et à la biosphère, possède une certaine intelligence émergente primitive qui lui permet de croître en complexité et en puissance et de dominer la biosphère toujours plus fortement.

Contrairement à Gaia, qui est un organisme en soi, la Technosphère est un parasite de la biosphère, qui utilise des organismes vivants comme s’ils étaient des machines, cherchant à les remplacer par des machines, autant que possible. C’est tout à fait évident dans l’agriculture industrielle, qui remplace des écosystèmes complexes par des machines, par exemple la simplicité de la monoculture fertilisée chimiquement. La ferme-usine, dans laquelle les animaux sont confinés dans une sorte d’enfer mécanisé, est un parfait exemple de la façon dont la Technosphère préfère traiter les formes de vie supérieures. Quand on en vient à nous, les humains, le meilleur exemple de l’influence de la Technosphère est la société moderne, dans laquelle les gens sont incités (et en fait, requis par la loi) à agir en psychopathes parfaits, poursuivant aveuglément les profits des actionnaires, au détriment de toutes les préoccupations humaines. En politique, la Technosphère donne lieu à des machines politiques qui traitent les électeurs comme s’ils étaient des animaux de laboratoire, les conditionnant à appuyer sur certains leviers de la machine de vote en réponse à certains stimuli médiatiques.

Aussi, contrairement à Gaia, qui vise à maintenir l’équilibre homéostatique, cette intelligence aspire à un déséquilibre, pour une croissance continue, ce qui, sur une planète finie avec des stocks limités de ressources naturelles non renouvelables, nous amène à une mort finale évidente, mort comme dans extinction. Pour compenser, la Technosphère rêve (avec l’aide de certains êtres humains qui sont sous son emprise) de conquête universelle : elle rêve de créer une race de robots spatiaux s’auto-reproduisant. Elle rêve de laisser derrière elle cette planète épuisée, dévastée, pour coloniser d’autres mondes, avec beaucoup plus de ressources naturelles non renouvelables à gaspiller bêtement et, surtout, de nouvelles biosphères entières à dominer et à détruire. Ce dernier morceau est très important, parce que l’existence de la Technosphère perd tout son sens sans êtres vivants à forcer à agir comme des machines. Sans une biosphère à détruire, la Technosphère ne devient qu’un robot aveugle et sourd sifflant pour lui-même dans l’obscurité. Sans la bonté merveilleuse et miraculeuse qu’est la vie, la Technosphère ne peut même pas aspirer à être diabolique mais seulement banale. «Un jouet dans l’espace! Quel ennui…»

Dmitry Orlov.

Article original paru sur ClubOrlov

Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone.

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Analyse d’un lecteur : blog.nynjogan.me

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