Le Joker et l’idéologie du nihilisme destructeur


Par Jeffrey A. Tucker − 7 octobre 2019 − Source American Institute for Economic Research

“C’est un film sur la lente descente d’un homme dans la folie, rien de plus”, me dit-il. C’est ainsi que le guichetier me prévint après que je lui dit quel film j’allais voir : Le Joker. Pourquoi est-ce que le guichetier s’est senti obligé de me résumer le film ? Comme s’il avait répété cette phrase à l’excès, pour la servir aux spectateurs, telle une mention d’avertissement, à savoir que la fiction apocalyptique du film pourrait générer des vocations.

Cela dit, son synopsis me rassura dans une certaine mesure. J’avais du me traîner pour aller voir le film dont tout le monde parlait. Les bande-annonces elles-mêmes donnaient la chair de poule. La vie est déjà assez compliquée sans qu’on ait besoin de films qui viennent y ajouter de la tristesse, ce qui est précisément la raison pour laquelle je ne vais voir d’habitude que des films exaltants. Toutefois, je me fis violence pour aller voir celui-ci.

Ce guichetier avait raison, de façon superficielle. Le film est en effet l’histoire d’un seul type. Même après avoir vu le film, je ne pensais qu’à cela. Après la séance, je me trouvais plongé dans une aura que beaucoup ont mentionné avant moi, une aura dont on ne parvient pas à se séparer. Elle vous accompagne chez vous, jusque dans votre lit, vous vous réveillez le lendemain matin et vous avez toujours cette face hideuse dans les yeux. Vous vous remémorez les scènes du film. Puis vous commencez à vous rappeler des passages, qui petit à petit commencent à avoir une cohérence, pas morale mais plutôt narrative.

Dois-je rappeler que ce fut également une projection extrêmement déplaisante, le film de plus de deux heures le plus pénible qu’il m’ait été donné à regarder. Mais chaque prise de vue est également sublime et captivante. La musique est parfaitement adaptée. Et le travail d’acteur ne ressemble pas à de la comédie.

En ce qui concerne l’histoire “d’un seul type”, c’est un peu difficile à justifier. Il y a les scènes de rues. Les métros remplis de gens portant des masques de clowns, en route pour la manifestation. L’homme d’affaire riche, avec pignon sur rue qui se présente à la mairie et les manifestations que cette candidature engendre. L’étrange façon dont ce personnage dérangeant et violent devient un héros populaire dans les rues. Il existe sûrement une dimension plus importante dans ce personnage.

Bien sûr, j’ai lu les inévitables disputes sur Twitter sur la signification du film. C’est pro antifas! C’est une mise en garde conservatrice contre les manœuvres politiques extrémistes! C’est une campagne diffamatoire de droite contre la dérive gauchiste du camp démocrate! C’est une apologie gauchiste en faveur d’un soulèvement des travailleurs contre les élites, donc bien sûr qu’il va falloir casser des œufs pour faire cette omelette !

Le problème est qu’aucune de ces hypothèses n’explique les circonvolutions de la trame narrative, ni la gêne et l’ambiguïté que le film suscite chez les spectateurs. Cela m’a pris une journée complète pour trouver une théorie alternative. Ma thèse s’applique sûrement à toutes les versions du Joker que ce soit en bande dessinée ou à l’écran, mais cette version-ci est particulièrement visionnaire parce que son seul point de focus est uniquement sur ce personnage, avec la description de sa vie antérieure la plus élaborée à ce jour.

Les problèmes commencent avec les échecs de sa vie personnelle. Même si ce type a des problèmes mentaux, on se surprend à penser parfois qu’il n’est peut-être pas complètement irrécupérable. Il pourrait encore fonctionner normalement. Il peut s’en sortir, de la même manière que chacun d’entre nous, qui traîne ses casseroles. Joaquin Phoenix fait un travail remarquable d’aller-retours entre la normalité et la folie. Il semble se comporter normalement lorsqu’il est avec sa mère, et avec sa petite amie passagère. Ses interactions humaines ne sont pas totalement anéanties par son excentricité.

Et pourtant certaines circonstances de sa vie le conduisent à perdre le goût de la vie telle qu’elle est. Il perd tout espoir et se complaît totalement dans son désespoir, jusqu’à en faire son mode de vie. Puis il se laisse aller à faire le mal et découvre quelque chose qui le valorise: sa conscience ne propose pas de correctif à ses méfaits. Au contraire, le mal qu’il fait le valorise et lui donne de l’importance.

Pour résumer: sa vie est un échec; il a finalement trouvé quelque chose qui marche dans sa vie. Et il l’accepte totalement.

Qu’est-ce donc qu’il accepte totalement ? Cela a un nom particulier dans l’histoire des idées: le nihilisme destructeur. Ce n’est pas qu’un penchant; c’est une idéologie; une idéologie qui prétend influencer l’histoire et donner un sens à la vie. Cette idéologie postule que le seul intérêt de l’action dans la vie d’un individu est de détruire ce que les autres créent, y compris la vie. Cette idéologie devient nécessaire parce que faire le bien semble être devenu presque impossible, parce que nous avons tous besoin de “faire la différence” dans le monde pour trouver un sens à notre propre vie, et parce que faire le mal est facile. L’idéologie du nihilisme destructeur permet à une personne de rationaliser le fait que le mal a au moins une utilité, celle de préparer le terrain pour un stade meilleur de la société dans le futur.

Quel est ce stade meilleur de la société ? Cela pourrait être tout et n’importe quoi. Peut-être est-ce un monde dans lequel tout le monde possède la même chose de façon équitable. Ou un monde sans bonheur, ou un monde où le bonheur est universel. Peut-être est-ce un monde sans foi. Peut-être est-ce une production nationale en l’absence de commerce international. C’est une dictature, une société se conformant à une Volonté Unique. C’est l’absence de patriarcat, un monde sans énergies fossiles, une économie sans propriété privée ni technologie, une production sans division du travail. Une société d’une moralité parfaite. L’ascendance d’une religion unique.

Quoi que cela puisse être, c’est oppressif et cela ne peut donc pas fonctionner et ne peut être atteint, ainsi le militant qui soutient cette idéologie ne trouvera pas de consolation en créant un ordre nouveau, mais en détruisant l’ordre existant.

La première fois que j’ai lu à propos de ce concept fut dans l’ouvrage de 1922,  Socialisme, de Ludwig von Mises. Il amène ce concept vers la fin de son ouvrage, après avoir démontré que le socialisme est un objectif impossible à atteindre. S’il n’y a rien de positif à faire, aucun plan concret pour parvenir à une action socialement bénéfique, et parce que l’idée du socialisme est farfelue à la base, ses partisans doivent alors soit abandonner la théorie, soit trouver satisfaction dans la démolition de la société telle qu’elle existe. Von Mises explique que cette attitude est flagrante dans le communisme. Mais, précise-t-il, c’est tout aussi commun dans la version sociale-démocrate des sociétés parce que leur projet d’atteindre des idéaux utopiques étape par étape est tout aussi futile dans la pratique.

Le nihilisme destructeur devient une psychologie des décombres, transmise par une idéologie (le socialisme) qui est un échec aussi bien théorique que pratique. La vie du Joker est un échec, alors il entreprend de ruiner celle des autres. Tout comme ceux qui sont consumés par une vision idéologique auquel le monde réel refuse obstinément de se conformer.

C’est pour cette raison que toute interprétation droite/gauche de rôle du Joker est trop limitée. De nos jours, nous sommes submergés de médias et de politiciens qui nous vendent la vision absurde de comment nos sociétés devraient fonctionner. Nous ne devrions pas être surpris si, en dernier ressort, ces visionnaires tombent dans la rage, le travers de la déshumanisation de leur adversaire, avant de planifier la destruction de ce qui existe déjà, simplement parce qu’ils en ont le pouvoir. Ce qui peut faire l’objet de leur rage destructrice est indifféremment le commerce mondial, la consommation énergétique, la diversité, les choix humains en général, l’existence des riches, d’une race considérée comme dégénérée, en bref, tout ce qui peut provenir de la frustration d’un homme qui prend conscience de son absence effective de pouvoir.

Le nihilisme destructeur est la seconde étape d’une vision inaccessible de ce que la société devrait être, lorsque cette vision est confrontée à une réalité qui refuse de s’y conformer. Le nihilisme destructeur se trouve également très attrayant pour les mouvements populistes désireux d’externaliser leurs ennemis et de frapper les forces qui se trouvent sur le chemin de leur reconquête du pouvoir. Ils découvrent finalement la satisfaction dans la destruction, comme une fin en soi, parce qu’elle les fait se sentir vivants et leur donne une raison de vivre.

Le Joker n’est, ainsi, pas un homme seul, pas un fou isolé, mais l’incarnation des dangers morbides de la folie associés à l’échec personnel répété, qui s’appuie sur la conviction que lorsqu’il existe un conflit fondamental entre une vision utopique et la réalité, cela ne peut être résolu que par la création d’un chaos et de souffrances. Aussi désagréable que cela puisse être, Le Joker est le film que nous devons voir pour comprendre et nous préparer aux horreurs que cette mentalité en roue libre peut déchaîner sur le monde.

En résumé, Le Joker a déjà donné naissance à des imitateurs, et ce depuis des siècles. Le film en est une manifestation.

Jeffrey A. Tucker

Jeffrey A. Tucker est directeur de la publication de l’American Institute for Economic Research. Il a publié huit ouvrages traduits en cinq langues, dont récemment The Market Loves You.

Note du Saker Francophone

Sur le nihilisme et la morale, vous pouvez écouter cette conférence très détaillée sur Nietzsche : vie et philosophie.

Vous pouvez aussi lire la chronique de Patrice-Hans Perrier sur dedefensa, L'apothéose de la culture de la mort.

Traduit par Laurent Schiaparelli, relu par Kira, pour Le Saker francophone

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