Par James Howard Kunstler – Le 25 janvier 2016 – Source Kunstler
Tout comme beaucoup de gens – qui devraient être mieux cultivés – apprécient les pitreries perturbatrices de Donald Trump, d’autres groupes et d’autres cercles ont sûrement enduré des nuits sombres mettant leur âme à l’épreuve, alors qu’ils sont témoins de la campagne électorale 2016 qui bascule dans une tempête de rébellion, de corruption et d’idiotie.
Imaginez la scène dans la pièce où Michael Bloomberg a reçu, lors de ces huit derniers mois, les tourments des gens raisonnables ! Et voici qu’après la fermeture des bureaux ce vendredi tombe la nouvelle que l’ancien maire de New York City, l’homme aux trois mandats, dévoile ses plans d’attaque pour concourir à la présidentielle comme indépendant. Des temps extrêmes appellent des mouvements extrêmes par des non-extrémistes.
On comprend plutôt bien le phénomène Trump : une nation politiquement paralysée, otage de forces malignes, embourbée dans le racket, captive de chasseurs aux sorcières politiquement corrects, et au bord de la faillite, se tourne vers un clown de télévision fou furieux, qui parle sans réfléchir et qui s’appuie sur tous les mécontentements de notre temps. Quelqu’un doute-t-il que les perfidies du jour ne demandent qu’à être contrées ? Mais ces figures de l’ombre dans le salon de Bloomberg doivent se demander : «Est-ce le meilleur que nous puissions faire ?» Et voici qu’un homme honorable fait un pas en avant. Quelqu’un devait le faire.
Mais il va devoir affronter des problèmes gigantesques. Tout d’abord, est-ce que Bloomberg n’est pas une marionnette de Wall Street ? Pour beaucoup, je suppose, Bloomberg est exactement cela. Je n’en suis pas si sûr. Alors qu’il a construit sa fortune se comptant en milliards de dollars sur un service d’information informatisée pour Wall Street, mais aussi avec un service d’actualités et d’autres applications tournant autour, ce n’était pas un bankster. Il les a fréquentés toute la journée, jour après jour, pendant des décennies. C’était peut-être déjà trop. Cela lui a peut-être donné aussi un avantage très spécial, puisque d’autres personnalités publiques ne peuvent que prétendre saisir les subtilités des rackets récemment mis en place dans le Lower Manhattan.
Par exemple, Bloomberg doit savoir ce que sont les CDOs, et comment les équipes de JP Morgan et de Goldman Sachs les ont utilisés pour escroquer les contribuables. Je ne suis pas convaincu que Donald Trump pourrait expliquer cela à un public si on lui donnait une heure de temps d’antenne. On l’entend rarement dire deux phrases cohérentes consécutives, même s’il divertit les gens. Le prochain président sera en poste pendant la plus grave et la plus puissante déconstruction financière de l’Histoire. Ce pourrait être une bonne chose qu’il comprenne comment cela fonctionne. Il sera probablement blâmé pour cela, mais au moins il sera un vrai marin bravant la tempête, et non un passager avec une grande gueule sur le navire. Quoi qu’il en soit, la grande question est de savoir si les électeurs pourront jamais voir Bloomberg comme quelqu’un d’autre qu’un type manipulé par les banques.
Le public auquel Bloomberg aurait à faire appel est devenu un amalgame étrange de mutants culturels, de zombies et de plaideurs spéciaux – Duck Dynasty et Straight Out of Compton rencontrent The House of Wax [culture américaine, NdT]. Pire encore, ils sont très excités et pas vraiment disposés à peser les subtilités politiques. Ils sont tout simplement ulcérés contre un système qui les a saignés à blanc. Aurais-je négligé de larges groupes d’électeurs entre les extrêmes qui auraient conservé quelques lambeaux de pensée critique ? Je ne suis pas sûr qu’il en existe encore. Nous allons le découvrir dans les prochains mois. Le groupe dans le salon de Bloomberg se fait peut-être lui-même des illusions à propos de l’existence de la moindre pensée clairvoyante dans la rue, là dehors. Si c’est le cas, ce serait bien triste.
Je pense qu’il est juste de dire que le succès de Michael Bloomberg, le maire aux trois mandats de New York City (2002 – 2013) était dû presque entièrement à la financiarisation de l’économie. Des torrents d’argent coulaient dans la ville alors que le système bancaire a bondi de 5% à 40% de l’économie américaine. Comme tous les quartiers autrefois louches de New York – le Bowery, le Meatpacking District, etc. – ont été réhabilités, la désolation dans des endroits comme Utica, Dayton, Gary ou Memphis, a empiré. Vous pourriez dire que New York City a grandement bénéficié de tous ses actifs dépouillés de la carcasse des États au centre du pays. Tout cela pour dire que cette renaissance récente de New York n’était pas nécessairement due au génie de Michael Bloomberg. Il a exercé à un moment très spécial de l’Histoire, où l’argent coulait à flot d’une manière particulière, et il a surfé sur cette vague.
Pour autant, il semble probable qu’il a aussi été un administrateur capable de rendre cela possible. Un grand nombre de projets mis en avant ont visiblement amélioré la vie urbaine alors qu’il était en poste. La criminalité a baissé, les métros circulent mieux, les espaces publics ont été améliorés. Que serait-il capable de faire dans le cadre de la dépression déflationniste que je qualifie d’urgence prolongée? Pourrait-il rétablir la confiance dans l’autorité? Pourrait-il réconforter le public malmené sur les ondes? Pourrait-il se mettre à la tâche horrible de déconstruire politiquement la matrice des rackets qui a paralysé ce pays, nous empêchant de suivre les évolutions poussées par l’Histoire (être plus petit, plus intelligent, plus local) ?
Enfin, au-dessus de sa connexion à Wall Street, Bloomberg est juif. (Comme je le suis.) Est ce que le pays est maintenant assez fou pour voir l’émergence d’un juif de Wall Street comme l’incarnation de tous leurs cauchemars infestés de gobelins ? Très probablement, puisque les anciens progressistes de gauche ont adopté les Palestiniens – la minorité opprimée du jour – comme nouvel animal de compagnie et ne cessent d’invectiver Israël. Eh bien, ce serait extrêmement regrettable. Mais c’est ce que vous pourriez obtenir dans un pays sans vergogne où tout est possible mais où rien n’a d’importance ?
Pour l’instant, de toute façon, le véritable perturbateur est en passe de devenir Michael Bloomberg. Enfin un homme sérieux entre en scène.
James Howard Kunstler
Traduit par Hervé, vérifié par Ludovic et Daniel, relu par Diane pour le Saker francophone
Note du Saker Francophone Si vous suivez la saga Trump, The Donald, selon la formule consacrée par dedefensa, et au regard du peu d'estime que Kunstler a pour le milliardaire, cet article est significatif de son espoir de voir un homme sérieux se lancer dans la course. C'est étonnant pour un écrivain qui décrit si bien les illusions qui tiennent la vie des Américains encore debout. Cela ressemble à ces innombrables personnes en France qui, faute de ne plus pouvoir nier l'évidence d'une UE qui fonce à toute allure vers un système totalitaire, sortent le Joker de la réforme de l'intérieur. L'UE comme les États-Unis sont les enfants damnés du Système. Ce n'est pas réformable. Mais ce qui ressemble à une déclaration a le mérite de présenter le nouvel épisode de cette élection présidentielle américaine. On peut dire qu'il arrive pile poil pour prendre le relai des républicains officiels et d'une Hillary qui pourrait sauter dans les semaines à venir. Alors Kunstler est il clairvoyant ? Ou est-ce la dernière tentative du Système de reprendre la main ?