Les talibans rejettent les plans américano-turcs qui permettraient à ces derniers de garder un pied à Kaboul


Par Moon of Alabama – Le 13 juillet 2021

À la mi-juin, la Turquie a proposé un plan visant à occuper l’aéroport de Kaboul avec des troupes turques afin de permettre l’évacuation d’urgence des ambassades “occidentales”. Ce plan semble avoir été élaboré par les États-Unis. J’avais spéculé sur ce qui pouvait se cacher derrière ce projet :

On ne protège pas des missions diplomatiques en occupant l'aéroport principal d'un pays étranger. Il doit y avoir d'autres raisons pour lesquelles cela a été mis sur la table.

La CIA a essayé d'obtenir des bases de drones dans des pays voisins de l'Afghanistan pour poursuivre son trafic de drogues sa lutte contre Al-Qaida en Afghanistan. Des négociations ont eu lieu avec le Pakistan, mais le Premier ministre pakistanais Imran Khan a publiquement rejeté le plan.

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Aucun autre pays autour de l'Afghanistan n'étant disposé à soutenir la CIA, celle-ci devait trouver un moyen de rester en Afghanistan. Le contrôle de l'aéroport de Kaboul par les turcs lui permettrait de maintenir des drones dans le pays et de rester en contact avec ses réseaux sur le terrain.

Un pays dont le principal aéroport international est contrôlé par des forces étrangères n'est pas souverain. Une telle position ne peut donc être que temporaire. Lorsque les Talibans prendront Kaboul, et peu de choses me laissent penser qu'ils auront du mal à le faire, l'aéroport sera la cible de tirs. Les talibans ont désormais capturé suffisamment d'artillerie à longue portée pour l'assiéger et le bombarder jusqu’à destruction. Le soutien aérien américain aux forces turques devra provenir du Moyen-Orient éloigné ou devra traverser l'espace aérien pakistanais. Une protection sur le long terme de l'aéroport n'est donc pas possible.

Selon des rumeurs bien établies, la Turquie engagerait des mercenaires “rebelles syriens” pour les envoyer à Kaboul :

Selon le Euphrates Media Center, un média kurde syrien, des membres de l'Organisation nationale des renseignements de Turquie ont discuté de la question, le 24 juin, avec des représentants de plusieurs factions rebelles réunies sous la bannière de l'Armée nationale syrienne soutenue par la Turquie, notamment Suqour al-Sham, Suqour al-Shamal, Faylaq al-Majd, la Brigade Samarkand, la Division Hamza, la Division Sultan Murad et la Brigade Suleiman Shah. Les factions ont reçu l'ordre de commencer à préparer le déploiement de 2 000 combattants en Afghanistan, indique le rapport, ajoutant que les représentants des rebelles ont demandé des salaires mensuels de 3 000 dollars pour les mercenaires. D'autres médias kurdes syriens ont rapporté que la réunion avait eu lieu à Hawar Kilis, un village situé près de la ville d'Azez, non loin de la frontière turque, et que les représentants des services de renseignement avaient demandé 2 600 mercenaires.

L'Observatoire syrien des droits de l'homme a indiqué que, contrairement au transfert de mercenaires dans le cadre des guerres de Libye et du Haut-Karabakh, cette fois-ci la Turquie est plus soucieuse de son image et les recrutera par le biais de contrats officiels avec des sociétés de sécurité privées turques. Selon l'observatoire, le processus sera supervisé par des agents des services de renseignement turcs, car les membres des factions ne font pas confiance à leurs chefs. Selon le plan, les mercenaires seraient principalement chargés de surveiller l'aéroport de Kaboul et les bâtiments gouvernementaux, sans participer aux opérations contre les talibans, et recevraient un salaire mensuel de 2 000 à 3 000 dollars.

Mais dans le même temps, la Turquie négocie toujours avec les États-Unis et l’OTAN. Il semble qu’elle veuille être payée excessivement pour le “service” proposé :

La Turquie a poursuivi les négociations sur la sécurisation et l'exploitation de l'aéroport de Kaboul en Afghanistan avec les États-Unis ainsi qu'avec d'autres pays, a déclaré mardi le ministre de la défense Hulusi Akar.

S'adressant à des journalistes à Ankara, Akar a déclaré : "Il y a certaines questions sur lesquelles nous nous sommes mis d'accord avec (le secrétaire américain à la Défense Llloyd) M. Austin dans le cadre des négociations. De plus, il y a des développements positifs dans le cadre de l'OTAN avec les initiatives de la Turquie."

Akar a déclaré que les discussions avec la délégation technique étatsunienne sur l'aéroport se poursuivent de manière constructive.

Expliquant que la question a de multiples facettes, Akar a déclaré : "Il y a d'autres pays qui veulent aider l'Afghanistan. Nous essayons de poursuivre le processus avec nos frères afghans, l'OTAN, l'UE et la communauté internationale."

Les talibans avaient déjà averti la Turquie de ne pas poursuivre ces plans. Aujourd’hui, leur porte-parole a publié une autre déclaration dans laquelle il est absolument clair que toute troupe turque en Afghanistan sera considérée comme un ennemi.

Comme le résume l’AFP :

Les talibans ont mis en garde mardi la Turquie contre l'extension de sa présence de troupes en Afghanistan lorsque les forces dirigées par les États-Unis quitteront le pays, insistant sur le fait que cette décision était "répréhensible".

"Cette décision... est malavisée, constitue une violation de notre souveraineté et de notre intégrité territoriale et va à l'encontre de nos intérêts nationaux", a déclaré le groupe dans un communiqué, quelques jours après que la Turquie a promis de fournir des troupes pour protéger l'aéroport de Kaboul lorsque les forces étrangères le quitteront le mois prochain.

"Nous considérons la présence de de forces étrangères dans notre patrie, par n'importe quel pays, sous quelque prétexte que ce soit, comme une occupation", ont déclaré les talibans dans leur communiqué, ajoutant que les "envahisseurs" seront traités conformément à la fatwa (décret) en vertu de laquelle ils ont combattu au cours des deux dernières décennies.

La déclaration exhorte le peuple et les politiciens turcs à "revenir sur leur décision", car elle serait préjudiciable aux deux pays.

La déclaration des talibans complique la tâche du président turc Recep Tayyip Erdogan, qui ne peut justifier un déploiement régulier de troupes. Son électorat politique est en grande partie favorable aux talibans. Il peut difficilement prétendre être un “bon musulman” s’il ignore la fatwa qui a soutenu leur combat au cours des 20 dernières années.

Erdogan a peut-être prévu ce problème. Les “entrepreneurs de sécurité” turcs sous le commandement de l’armée ou des services de renseignement turcs et les deux mille “rebelles syriens”, dont des Ouïgours, travaillant comme “agents de sécurité privés” peuvent probablement être vendus comme autre chose que des “envahisseurs”. Et ce, même si, comme ils en ont l’habitude, ils travaillent secrètement à l’appui de la CIA.

Mais les talibans ne se laisseront pas prendre à cette ruse. Il est assez évident que les plans américano-turcs ne sont pas dans l’intérêt de l’Afghanistan ni même des diplomates étrangers accueillis à Kaboul. Pour Erdogan, le déploiement à Kaboul est une chance de revenir en grâce auprès des États-Unis tout en obtenant un peu plus d’argent de l’OTAN. Pour la CIA, c’est l’occasion de “rester en activité” en Afghanistan et de surveiller la Chine pendant qu’un nouveau cycle du Grand Jeu se déroule :

Au sein de [l'Organisation de coopération de Shanghai], comme me l'ont dit des diplomates, il y a de fortes présomptions que le programme de l'État profond américain consiste à alimenter les flammes d'une guerre civile imminente en Afghanistan, puis à l'étendre aux "stans" d'Asie centrale, avec des commandos djihadistes louches mélangés à des Ouïgours qui déstabiliseraient également le Xinjiang.

Dans ce cas, le retrait sans retrait - avec tous ces 18 000 contractants/mercenaires du Pentagone restants, plus les forces spéciales et les types d'opérations noires de la CIA - serait une couverture, permettant à Washington une nouvelle tournure narrative : le gouvernement de Kaboul nous a invités à combattre une réémergence "terroriste" et à empêcher une spirale vers la guerre civile.

La fin de partie prolongée ressemblerait à une guerre hybride gagnant-gagnant pour l'État profond et son bras de l'OTAN.

La Russie, la Chine et l’Iran ont tous ces soupçons. Ils ont tous tenu récemment des pourparlers avec les talibans. Ils leur ont certainement dit de rejeter tout nouveau déploiement ou redéploiement de forces, quelles qu’elles soient, en Afghanistan. La déclaration des talibans d’aujourd’hui souligne qu’ils ont compris ce message.

Il sera intéressant de voir comment Erdogan va se sortir de cette situation.

Moon of Alabama

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

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