Les racines structurelles et démographiques de la crise britannique


Le 14 juillet 2019 – Source Peter Turchin

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On me demande souvent, après mes exposés ou sur les médias sociaux, de porter un jugement sur la stabilité, ou l’absence de stabilité, d’un pays donné. Par exemple, si l’on regarde de l’autre côté de l’Atlantique vers le Royaume-Uni, on voit beaucoup de parallèles avec la crise que nous traversons actuellement aux États-Unis. La montée du populisme, la fragmentation croissante du paysage politique – ces similitudes reflètent-elles des tendances structurelles profondes sous la surface ? On ne peut répondre à de telles questions qu’au moyen d’une analyse structurelle et démographique appropriée.


Une équipe de recherche basée à l’école supérieure d’économie de Moscou a récemment publié une telle analyse dans Cliodynamics. L’article d’Ortmans et de ses collègues apporte une mine de données quantitatives (plus de 30 chiffres) pour éclairer notre compréhension des pressions sociales poussant à l’instabilité au Royaume-Uni. Et cela montre que les similitudes entre le Royaume-Uni et les États-Unis se situent bien en deçà de la surface.

Comme je l’ai expliqué dans Ages of Discord, l’un des facteurs les plus importants de l’analyse structurelle et démographique est l’équilibre entre l’offre et la demande de travail. L’économie américaine fonctionne dans des conditions de surproduction de main-d’œuvre depuis les années 1970 environ. Les principales causes étaient l’immigration, l’arrivée massive des baby-boomers et des femmes sur le marché du travail, l’exportation d’emplois à l’étranger et quelques autres.

Ortmans et al. montrent dans leur article que le Royaume-Uni a également développé les conditions d’offre excédentaire de main-d’œuvre dans les années 1970, et pour des raisons très similaires. Le passage d’une offre de main-d’œuvre insuffisante à une offre excédentaire au Royaume-Uni est clairement visible dans les données sur le taux de chômage. Alors qu’avant 1975, le taux de chômage était inférieur à 4 %, il n’est jamais retombé à ce niveau après 1975 :


Les graphiques dans cet article sont de l’auteur, utilisant des données de l’article d’Ortmans et al.

L’offre excédentaire de main-d’œuvre n’est qu’une partie de l’histoire. Pour comprendre les facteurs “extra-économiques”, il faut remonter encore plus loin dans le temps que dans les années 1970.

Aux États-Unis, l’instabilité sociopolitique persistante, qui a culminé vers 1920, a abouti à l’adoption d’un contrat social non écrit entre le travail, le capital et l’État, qui garantissait que les travailleurs recevraient leur juste part de la croissance économique (voir le chapitre 10 de Ages of Discord pour les détails). Ce contrat social s’est défait dans les années 1970.

Au Royaume-Uni, les changements intervenus dans les normes sociales et les institutions qui régissent les relations travail-capital ont eu lieu au même moment. Le premier changement est représenté de façon frappante par la montée du Parti travailliste (Labour en rouge), qui a vraiment décollé après 1910 :


Le deuxième changement a été signalé par la montée des Reaganomics aux États-Unis et du Thatcherisme au Royaume-Uni, qui a entraîné des attaques déterminées contre les syndicats par les gouvernements et les employeurs, illustrées par la victoire de Reagan sur les contrôleurs de la circulation aérienne et par la rupture du National Union of Mine Workers par Thatcher. En conséquence, la participation des travailleurs britanniques aux syndicats a diminué depuis le pic du début des années 1980 :

À mesure que les travailleurs et leurs institutions perdaient le pouvoir politique, ils perdaient également le pouvoir économique. Cette tendance est quantifiée par le salaire médian (typique) — “salaire relatif” divisé par le PIB par habitant, qui nous indique quelle part des gains de la croissance économique revient aux travailleurs. Jusqu’en 1975, les salaires relatifs ont fluctué autour d’un niveau constant, mais entre 1975 et 2015, ils ont diminué d’environ un tiers :

D’autres variables structurelles et démographiques du Royaume-Uni (inégalité économique, surproduction de l’élite, potentiel de mobilisation de masse et conflit intra-élite) ont également suivi des tendances très similaires à celles des États-Unis (voir Ortmans et al). Qu’est-ce qui explique un parallélisme aussi remarquable entre les deux pays ? Il est à noter qu’une telle dynamique structurelle-démographique synchronisée n’est pas acquise d’avance. Bien que tous les pays du monde soient affectés par les mêmes tendances mondiales, qui tendent à faire converger leurs dynamiques internes, il existe de nombreuses raisons internes, et surtout des histoires et des cultures différentes, qui vont à l’encontre de cette synchronisation. A titre d’exemple, la France, de l’autre côté de la Manche par rapport au Royaume-Uni, également une démocratie libérale économiquement développée, a résisté aux tendances que nous avons observées au Royaume-Uni (et aux États-Unis). En particulier, les inégalités économiques en France sont restées à peu près constantes jusqu’à récemment, bien qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni, elles aient augmenté depuis près de 40 ans.

Ortmans et ses collègues offrent une réponse : la montée et le triomphe rapide du néolibéralisme, qui s’est produit pendant la même période dans les deux pays. Il serait intéressant de faire un test formel de cette hypothèse. Si nous pouvions développer une mesure quantitative de l’influence des idées néolibérales sur l’esprit des différentes élites gouvernantes des pays européens, serait-elle corrélée avec l’accroissement des inégalités économiques et d’autres indicateurs structurels ? Ce serait un projet très intéressant.

Peter Turchin

Traduit par Hervé pour le Saker Francophone

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