Les racines spirituelles de la grande Europe eurasiatique


Par Emmanuel Leroy − Octobre 2016

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Que sont nos racines spirituelles ? Y a-t-il un fil mystérieux qui réunit les habitants de cet immense continent, de Brest à Vladivostok ? Et si oui, quel est-il ?

Le sujet est passablement complexe et je vous propose de survoler ces questions qui ont déjà été abordées par de grands savants d’une autre trempe que la mienne, mais j’aimerais quand même essayer de donner un éclairage, une direction peut-être, vers laquelle d’autres esprits, sans doute plus spirituels et plus profonds que le mien, pourront cheminer pour trouver des réponses.

Sur nos racines religieuses les plus profondes et sur les mythes fondateurs des sociétés indo-européennes, je crois que Georges Dumézil et Mircea Eliade ont tout dit et il serait bien prétentieux de prétendre dépasser ces deux maîtres.

Peut-être pourrait-on se pencher sur la figure des déesses mères, des vierges noires et des guérisseuses, qui d’un bout à l’autre du continent ont marqué les peuples qui vivaient sous le signe des trois fonctions sacrées. Nous pourrions évoquer par exemple Baba Cloantza, la Yaga édentée du folklore roumain, guérisseuse, oracle, guide ou sorcière tant cette figure est représentative d’un mythe permanent que l’on retrouve du Portugal, en passant par l’Auvergne et le Tyrol, les plaines du Danube et jusqu’au Kamtchatka. Cette figure magique, profondément attachée à une culture agreste et enracinée, dernier témoin de vieilles pratiques animistes, est en voie de disparition avancée, surtout sur les terres occidentales du continent, tandis que grâce à la soviétisation – terme qui peut se comprendre comme une forme d’hibernation, ou de dormition – de l’Europe centrale et des terres russes pendant plusieurs décennies, un certain nombre de valeurs ont pu être conservées, et en tout cas, furent moins abîmées que sous le règne du libéralisme délétère de l’Occident.

On pourrait aussi se référer à la notion de géographie sacrée telle que la conçoit Alexandre Douguine en opposant les tenants de la thalassocratie à ceux de la tellurocratie. Rappelant la théorie du Heartland du géopoliticien britannique Mackinder, Douguine fait de l’Eurasie la pièce maîtresse de la géographie sacrée. Avec la Russie en son centre, l’Eurasie incarnerait le dernier bastion de la tradition dans l’hémisphère nord, seul capable de lutter efficacement contre la modernité.

Selon lui, la tellurocratie incarnerait la stabilité, la pesanteur, la fixité et le politique, tandis que la thalassocratie promouvrait la mobilité, la fluidité, la dynamique et l’économie. Alors que les empires terrestres, souvent militaires, seraient de forme tellurocratique, les empires coloniaux, plus commerciaux, seraient davantage thalassocratiques. Au-delà de la géographie, cet antagonisme sacré entre la terre et la mer se retrouverait aussi dans la représentation religieuse découlant de ces deux conceptions du monde. Les valeurs telluriques se manifesteraient par la profondeur, la tradition, la contemplation et le mysticisme tandis que les valeurs thalassocratiques seraient au contraire plus fluides et matérialistes, accordant la primauté au rite, à l’organisation de la vie quotidienne et pouvant aller jusqu’à méconnaître la part de divin dans l’homme.

Alexandre Douguine pousse plus loin l’analyse en voyant dans l’orthodoxie l’aspect terrestre du christianisme, tandis que le catholicisme et le protestantisme en constitueraient la face maritime. De même, au sein de l’islam, le principe terrestre se retrouverait davantage dans certaines branches du chiisme et dans le soufisme. Au contraire, le salafisme et le wahhabisme seraient davantage atlantistes par l’importance accordée au rite et par leur dogmatisme religieux désireux d’éradiquer les spiritualités traditionnelles des peuples convertis.

Cette transposition de la dialectique terre/mer, orient/occident dans le domaine religieux est intéressante et mériterait certainement d’être développée et approfondie d’autant que le philosophe eurasiste y développe une opposition entre tradition et modernité, entre ce qui est pérenne et ce qui est fluide, entre la terre protectrice qui ne ment pas et la mer mouvante qui dévore ses enfants.

Je ne pourrai pas suivre Alexandre Douguine sur toutes les voies qu’il a ouvertes, mais son assertion selon laquelle l’orthodoxie serait l’aspect terrestre du christianisme tandis que le catholicisme et le protestantisme en seraient la version marine mérite d’être discutée. D’abord, parce que le protestantisme, qui nait en réaction aux excès de la papauté et à la pratique dévoyée des indulgences, voit le jour en zone tellurique, sur des terres germaniques, avant d’être adopté par l’Angleterre, élément thalassocratique par excellence, dont elle saura se servir comme d’un ferment de division entre les nations européennes. Ensuite, si je comprends bien que d’un point de vue «géoreligieux» orthodoxe, il soit loisible, et même souhaitable, de mettre dans le même sac occidental catholicisme et protestantisme, ces deux conceptions chrétiennes m’apparaissent par trop antagonistes sur le plan philosophique pour être ainsi appariées.

Par ailleurs, si l’on reprend l’idée de Douguine sur le principe atlantiste qui serait superficiel et matérialiste en accordant la primauté au rite – idée que l’on retrouve effectivement dans la franc-maçonnerie, très attachée à la pratique méticuleuse des rituels –, que pourrait-on dire alors sur le Nikonianskyi raskol (le schisme de Nikon) qui vit au XVIIe siècle des millions de vieux-croyants refuser la réforme de Nikon, essentiellement sur la question du refus de toucher aux rites ancestraux ?

Mais je ne voudrais surtout pas réveiller une vieille querelle, et bien au contraire, je ne peux que souhaiter ardemment la réconciliation des vieux-croyants avec le
Patriarcat de Moscou, car je crois profondément que c’est dans l’intérêt spirituel de la Sainte Russie, et partant de l’ensemble du continent.

Puisque nous parlons de catholicisme et d’orthodoxie, peut-on affirmer qu’il s’agit là de principes et de vues du monde antagonistes et irréconciliables ? Je ne suis pas théologien et je ne suis pas un spécialiste de la querelle du filioque et donc je me garderai bien de m’avancer sur ce terrain telluro-thalassocratique qui ressemble beaucoup à des sables mouvants. Je me bornerai à observer qu’en l’an de grâce 2016, et pour la première fois depuis le schisme de 1054, un pape a rencontré un patriarche orthodoxe et c’était sur une île, zone tellurico-maritime par excellence, lieu de confluence et de résolution entre l’élément fluide et l’élément solide.

Plus sérieusement, je voudrais invoquer la figure de Vladimir Soloviev, le grand réconciliateur. Il rêve lui aussi à la réconciliation entre les vieux-croyants et l’Église russe, puis après l’assassinat d’Alexandre II en 1881, en arrive à la conclusion que le christianisme doit tendre à l’universel par le biais d’une centralisation qu’il n’imagine que sous la soumission à une autorité religieuse unique, en l’occurrence celle de l’évêque de Rome.

Dans son ouvrage Le grand débat et la politique chrétienne paru en 1883, il estime que c’est à la Russie de réaliser cette union qui verrait la réconciliation des deux Églises et dont Rome resterait le centre. Mais cette fusion des deux chrétientés, d’Orient et d’Occident, ne devrait pas se faire selon Soloviev par la latinisation de l’église orthodoxe.

Quand on regarde la figure de Soloviev comme étant celle du grand réconciliateur, ce n’est pas une clause de style, car dans cet ouvrage, le philosophe songe aussi à associer le protestantisme à la fin des antagonismes chrétiens en intégrant son concept de liberté, car selon lui, l’Église achevée et réconciliée deviendra une «théocratie libre».

Je ne m’aventurerai pas plus avant non plus dans ce domaine car il n’est pas de mon ressort, mais en revanche je voudrais souligner que la figure holistique de Soloviev m’intéresse en ce sens qu’il a perçu de manière aiguë la nécessité absolue de rassembler les peuples du continent eurasiatique autour d’une spiritualité commune, comme celle qui nous unissait il y a quelques millénaires au temps béni de la trifonctionnalité, avant que celle-ci ne soit pervertie et ses valeurs inversées par ceux qui aspirent à la domination totale de l’humanité.

Il est bien évident que cette grande réconciliation ne se fera pas sous l’égide de Baba Cloantza, encore moins en invoquant Perun, Jupiter, Odin ou Teutatès, même s’il ne faut pas mésestimer la force des vieux mythes, et que seules les religions restées attachées à la Tradition pourront apaiser les cœurs et les âmes et redonner aux peuples desséchés du continent la spiritualité qui leur a été arrachée.

J’ajouterais seulement, que si Soloviev voyait juste dans la nécessité de réunir les chrétientés d’Orient et d’Occident, il se trompait selon moi sur celle qui en serait le vecteur principal. Il avait pour excuse que l’église de Rome au XIXe siècle était encore une puissance spirituelle considérable, alors qu’aujourd’hui son emprise sur les âmes s’est considérablement réduite. Les peuples du continent, surtout à l’occident, ont perdu la foi, et plus grave encore, leurs bergers ont perdu la leur, quand ils n’ont pas épousé les idées de l’antéchrist.

Quand le Pape appelle à accueillir, et accueille au Vatican, toute la misère du monde, à la grande joie sardonique des Soros, Rockefeller et autres Attali, on peut se demander légitimement si Rome est encore dans Rome.

Il existe une troisième Rome heureusement, si l’on en croit le moine Philotée, et c’est de là, et seulement de là, que viendra le salut.

Emmanuel Leroy

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