Par Dmitry Orlov – Le 16 juillet 2019 – Source Club Orlov
Au sein de la vaste étendue bureaucratique du Pentagone, il existe un groupe chargé de surveiller l’état général du complexe militaro-industriel et sa capacité continue à répondre aux exigences de la stratégie de défense nationale. Le Bureau de l’acquisition et de la maintenance et le Bureau de la politique industrielle dépensent quelque 100 000 $ par année pour produire un rapport annuel au Congrès. Il est accessible au grand public. Il est même accessible au grand public en Russie, et les experts russes se sont vraiment bien amusés à l’examiner en détails.
En fait, cela les a remplis d’optimisme. Voyez-vous, la Russie veut la paix, mais les États-Unis semblent vouloir la guerre et continuent à faire des gestes menaçants contre une longue liste de pays qui refusent de faire ce que les USA demandent ou qui ne partagent tout simplement pas leurs « valeurs universelles ». Mais il s’avère maintenant que les menaces (et les sanctions économiques de plus en plus impuissantes) sont à peu près tout ce que les États-Unis sont encore capables de faire, et ce malgré des niveaux de dépenses de défense absolument astronomiques. Voyons à quoi ressemble le complexe militaro-industriel américain à travers une lentille russe.
Il est important de noter que les auteurs du rapport ne visaient pas à forcer les législateurs à financer un projet spécifique. Cela le rend plus précieux que de nombreuses autres sources, dont l’objectif principal était d’aller jusqu’au fond de l’abreuvoir fédéral, et qui ont donc tendance à être légères sur les faits et lourdes sur le battage publicitaire. Il ne fait aucun doute que la politique joue toujours un rôle dans la représentation des divers détails, mais il semble y avoir une limite au nombre de problèmes que ses auteurs peuvent faire disparaître de l’image et qu’il s’agit d’un travail raisonnable pour analyser la situation et formuler leurs recommandations.
Ce qui a frappé l’analyse russe, c’est le fait que ces experts d’INDPOL (qui, comme le reste de la Défense américaine, aiment les acronymes) évaluent le complexe militaro-industriel américain d’un point de vue … commercial ! Voyez-vous, le complexe militaro-industriel russe appartient entièrement au gouvernement russe et travaille exclusivement dans son intérêt ; tout le reste serait considéré comme une trahison. Mais le complexe militaro-industriel américain est évalué en fonction de sa … rentabilité ! Selon INDPOL, il doit non seulement produire des produits pour l’armée, mais aussi acquérir des parts de marché dans le commerce mondial des armes et, ce qui est peut-être le plus important, maximiser la rentabilité pour les investisseurs privés. Selon cette norme, elle se porte bien : pour 2017, la marge brute (EBITDA) des sous-traitants de la défense américaine se situait entre 15 et 17 %, et certains sous-traitants – Transdigm, par exemple – ont réussi à fournir un rendement de pas moins de 42-45 %. « Ah ! » crient les experts russes, « Nous avons trouvé le problème ! Les Américains ont légalisé les profits de guerre ! » (Ce n’est d’ailleurs qu’un exemple parmi tant d’autres de ce qu’on appelle la corruption systémique, qui sévit aux États-Unis.)
Ce serait une chose si chaque entrepreneur de la défense prenait simplement sa part du gâteau, mais au lieu de cela, il y a toute une chaîne alimentaire d’entrepreneurs de la défense, qui sont tous légalement tenus, rien de moins, de maximiser les profits pour leurs actionnaires. Plus de 28 000 entreprises sont impliquées, mais les entreprises de défense de premier rang avec lesquelles le Pentagone passe les 2/3 de tous les contrats de défense ne sont en fait que les six grands : Lockheed Martin, Northrop Grumman, Raytheon, General Dynmics, BAE Systems et Boeing. Toutes les autres entreprises sont organisées en une pyramide de sous-traitants à cinq niveaux de hiérarchie, et à chaque niveau, elles font de leur mieux pour traire l’échelon supérieur.
L’insistance sur les méthodes fondées sur le marché et l’exigence de maximisation de la rentabilité s’avère incompatible avec le maintien des dépenses de défense à un niveau très basique : les dépenses de défense sont intermittentes et cycliques, avec de longs intervalles de jachère entre de grandes commandes. Cela a forcé même le Big Six à faire des coupes dans leurs départements de la défense en faveur de l’expansion de la production civile. De plus, malgré l’énorme budget de la défense américaine, il est d’une taille finie (il n’y a qu’une seule planète à faire exploser), tout comme le marché mondial des armes. Depuis, dans une économie de marché, chaque entreprise fait face au choix de croître ou de se faire racheter. Cela a forcé des vagues de fusions et d’acquisitions, résultant en un marché très consolidé avec quelques acteurs majeurs dans chaque secteur.
En conséquence, dans la plupart des secteurs, les auteurs du rapport en discernent 17, y compris la marine, les forces terrestres, les forces aériennes, l’électronique, les armes nucléaires, la technologie spatiale et ainsi de suite, au moins dans un tiers des cas, le Pentagone n’a le choix que d’un seul contractant pour un contrat donné, ce qui fait souffrir la qualité et la rapidité et augmente les prix.
Dans un certain nombre de cas, malgré sa puissance industrielle et financière, le Pentagone a rencontré des problèmes insolubles. Plus précisément, il s’avère que les États-Unis n’ont plus qu’un seul chantier naval capable de construire des porte-avions nucléaires (de plus, l’USS Gerald Ford n’est pas vraiment un succès). C’est Northrop Grumman Newport News Shipbuilding à Newport, en Virginie. En théorie, il pourrait fonctionner sur trois navires en parallèle, mais deux des cales de radoub sont occupées en permanence par des porte-avions existants qui nécessitent un entretien. Ce n’est pas un cas unique : le nombre de chantiers navals capables de construire des sous-marins nucléaires, des destroyers et d’autres types de navires est également exactement de un. Ainsi, en cas de conflit prolongé avec un adversaire sérieux dans lequel une partie importante de la marine américaine serait coulée, les navires seront impossibles à remplacer dans un délai raisonnable.
La situation est un peu meilleure en ce qui concerne la construction aéronautique. Les usines existantes peuvent produire 40 avions par mois et pourraient en produire 130 par mois si elles étaient sous pression. D’autre part, la situation des chars et de l’artillerie est absolument lamentable. Selon ce rapport, les États-Unis ont complètement perdu la compétence pour construire la nouvelle génération de chars. Il ne s’agit même plus d’une question d’usines et d’équipements manquants ; aux États-Unis, une deuxième génération d’ingénieurs qui n’ont jamais conçu de char prend actuellement sa retraite. Leurs remplaçants n’ont personne à qui s’adresser et ne connaissent les chars modernes que grâce aux films et aux jeux vidéo. En ce qui concerne l’artillerie, il ne reste qu’une seule chaîne de production aux États-Unis qui peut produire des canons de plus de 40 mm ; elle est totalement saturée et serait incapable d’augmenter sa production en cas de guerre. L’entrepreneur n’est pas disposé à augmenter la production sans que le Pentagone garantisse au moins 45 % de taux d’utilisation, car cela ne serait pas rentable.
La situation est similaire pour l’ensemble des domaines ; elle est meilleure pour les technologies à double usage qui peuvent être obtenues auprès d’entreprises civiles et bien pire pour celles qui sont hautement spécialisées. Le coût unitaire de chaque type d’équipement militaire augmente d’année en année alors que les volumes acquis tendent continuellement à la baisse, parfois jusqu’à zéro. Au cours des 15 dernières années, les États-Unis n’ont pas fait l’acquisition d’un seul nouveau char. Ils continuent de moderniser les anciens, mais à un rythme qui ne dépasse pas 100 par an.
En raison de toutes ces tendances et évolutions, l’industrie de la défense continue de perdre non seulement du personnel qualifié, mais aussi la capacité même d’effectuer le travail. Les experts d’INDPOL estiment que le déficit en machines-outils a atteint 27%. Au cours du dernier quart de siècle, les États-Unis ont cessé de fabriquer une grande variété d’équipements pour l’industrie. Seulement la moitié de ces outils peuvent être importés d’alliés ou de pays amis ; pour le reste, il n’y a qu’une seule source : la Chine. Ils ont analysé les chaînes d’approvisionnement à la recherche de 600 des types d’armes les plus importants et ont constaté qu’un tiers d’entre elles avaient des trous dans la raquette, tandis qu’un autre tiers s’était complètement désintégré. Dans la pyramide des sous-traitants à cinq niveaux du Pentagone, les fabricants de composants sont presque toujours relégués à l’échelon le plus bas, et les avis qu’ils émettent lorsqu’ils arrêtent la production ou ferment complètement leurs portes tendent à se noyer dans le marais bureaucratique du Pentagone.
Le résultat final de tout cela est que, théoriquement, le Pentagone est encore capable de produire de petites séries d’armes pour compenser les pertes en cours dans des conflits localisés et de faible intensité en temps de paix générale, mais aujourd’hui encore, il est à l’extrémité de ses capacités. En cas de conflit grave avec un pays bien armé, il ne pourra compter que sur les stocks existants de munitions et de pièces détachées, qui seront rapidement épuisés.
Une situation similaire prévaut dans le domaine des terres rares et d’autres matériaux pour la production électronique. À l’heure actuelle, le stock accumulé de ces fournitures nécessaires à la production de missiles et de technologies spatiales – et surtout de satellites – est suffisant pour cinq ans au rythme actuel d’utilisation.
Le rapport évoque spécifiquement la situation désastreuse dans le domaine des armes nucléaires stratégiques. Presque toute la technologie de communication, de ciblage, de calcul de trajectoire et d’armement des ogives ICBM a été développée dans les années 1960 et 1970. Aujourd’hui encore, les données sont chargées à partir de disquettes 5 pouces, qui ont été produites en série pour la dernière fois il y a 15 ans. Il n’y a pas de remplaçants pour elles et les gens qui les ont conçus sont occupés à faire pousser les marguerites. Le choix est entre l’achat de petites séries de production de tous les consommables à un coût extravagant et le développement à partir de zéro de l’ensemble de la composante terrestre du triade stratégique, au prix de trois fois le budget annuel du Pentagone.
Il existe de nombreux problèmes spécifiques dans chaque domaine décrit dans le rapport, mais le principal est la perte de compétence du personnel technique et d’ingénierie due à un faible niveau de commandes de remplacements ou de développement de nouveaux produits. La situation est telle que de nouveaux développements théoriques prometteurs issus de centres de recherche comme le DARPA ne peuvent être réalisés compte tenu de l’ensemble actuel de compétences techniques. Pour un certain nombre de spécialisations clés, il y a moins de trois douzaines de spécialistes formés et expérimentés.
Cette situation devrait continuer à se détériorer, le nombre de personnes employées dans le secteur de la défense diminuant de 11 à 16 % au cours de la prochaine décennie, principalement en raison d’une pénurie de jeunes candidats qualifiés pour remplacer ceux qui partent à la retraite. Un exemple concret : les travaux de développement du F-35 sont en voie d’achèvement et il ne sera pas nécessaire de développer un nouvel avion de combat à réaction avant 2035-2040 ; dans l’intervalle, le personnel qui a participé à son développement sera mis au chômage et son niveau de compétence se dégradera.
Bien qu’à l’heure actuelle, les États-Unis soient toujours en tête des dépenses de défense dans le monde (1 700 milliards de dollars en 2017, y compris les dépenses internes des entreprises pour la défense, soit environ 36 % de toutes les dépenses militaires sur la planète), l’économie américaine n’est plus capable de soutenir toute la pyramide technologique, même en période de paix et de prospérité relatives. Sur le papier, les États-Unis ont toujours l’air d’un leader dans le domaine de la technologie militaire, mais les fondements de leur suprématie militaire se sont érodés. Les résultats sont clairement visibles :
- Les États-Unis ont menacé la Corée du Nord d’une action militaire, mais ont ensuite été contraints de reculer parce qu’ils n’avaient pas la capacité de mener une guerre contre elle.
- Les États-Unis ont menacé l’Iran d’une action militaire, mais ont ensuite été contraints de reculer parce qu’ils n’étaient pas en mesure de mener une guerre contre lui.
- Les États-Unis ont perdu la guerre en Afghanistan, maintenant aux mains des talibans, et une fois que le plus long conflit militaire de l’histoire des États-Unis sera enfin terminé, la situation politique reviendra au statu quo ante avec les talibans aux commandes et les camps d’entraînement terroristes islamiques à nouveau en activité.
- Les alliés américains (principalement l’Arabie saoudite) qui combattent au Yémen ont provoqué une catastrophe humanitaire, mais n’ont pas réussi à l’emporter militairement.
- Les actions américaines en Syrie ont conduit à une consolidation du pouvoir et du territoire par le gouvernement syrien et à une nouvelle position dominante régionale pour la Russie, l’Iran et la Turquie.
- La deuxième puissance de l’OTAN, la Turquie, a acheté des systèmes de défense aérienne russes S-400. L’alternative américaine est le système Patriot, qui est deux fois plus cher et qui ne fonctionne pas vraiment.
Tout cela montre que les États-Unis ne sont plus du tout une puissance militaire. C’est une bonne nouvelle pour au moins les quatre raisons suivantes.
Premièrement, les États-Unis sont de loin le pays le plus belliqueux de la planète, ayant envahi un grand nombre de pays et continuant d’en occuper beaucoup. Le fait qu’ils ne puissent plus se battre signifie que les chances de paix ne peuvent qu’augmenter.
Deuxièmement, une fois que la nouvelle aura percolé que le Pentagone n’est rien de plus qu’une toilette à chasse d’eau pour les fonds publics, son financement sera coupé et la population des États-Unis pourrait voir l’argent qui engraisse actuellement les profiteurs de guerre dépensés pour remettre en état certaines routes et certains ponts, mais il semble beaucoup plus probable que tout cela servira à payer les intérêts sur la dette fédérale (tant que les réserves seront disponibles).
Troisièmement, les politiciens américains perdront la capacité de maintenir la population dans un état d’anxiété permanente au sujet de la » sécurité nationale « . En fait, les États-Unis ont une » sécurité naturelle « – deux océans – et n’ont pas besoin de beaucoup de défense nationale (à condition qu’ils restent entre eux et n’essaient pas de créer des problèmes pour les autres). Les Canadiens n’envahiront pas, et même si la frontière sud a besoin d’être gardée, cela peut être pris en charge au niveau de l’État ou du comté par de bons vieux garçons qui utilisent des armes et des munitions qu’ils ont déjà en main. Une fois que ce chiffon rouge de la » défense nationale « de 1 700 milliards de dollars leur aura été retiré du paquetage, les citoyens américains ordinaires pourront travailler moins, jouer plus et se sentir moins agressifs, anxieux, déprimés et paranoïaques.
Enfin, il sera merveilleux de voir les profiteurs de guerre se contenter de gratter sous les coussins du canapé pour trouver de la monnaie. Tout ce que l’armée américaine a pu produire depuis longtemps, c’est de la misère, dont le terme technique est « catastrophe humanitaire ». Regardez les conséquences de l’engagement militaire américain en Serbie/Kosovo, en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie et au Yémen, et que voyez-vous ? Vous voyez de la misère – tant pour les habitants de la région que pour les citoyens américains qui ont perdu des membres de leur famille, dont les membres ont été amputés ou qui souffrent maintenant de SSPT ou de lésions cérébrales. Il serait juste que cette misère revienne hanter ceux qui en ont profité.
Crédit recherche : Alexander Zapolskis
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan pour le Saker Francophone
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