Les pourparlers de Genève : La dissonance cognitive de la « psychose collective »


L’apparition de « l’hystérie de masse » visant Poutine, précisément à l’approche de pourparlers cruciaux à Genève cette semaine, laisse présager un risque plus grave.


Par Alastair Crooke – Le 16 janvier 2021 – Source Al Mayadeen

Quelque chose d’étrange semble s’emparer de Washington. Tout d’abord, le 6 janvier, jour anniversaire de l’intrusion publique dans le Capitole, nous avons eu droit au discours de Joe Biden accusant Trump d’être un putschiste. Ce discours faisait suite à un article publié dans le Financial Times (de plus en plus souvent un site de communication permettant à Washington de fournir des narratifs aux élites européennes) par son principal commentateur politique américain, Edward Luce, qui titrait que « le système américain n’est pas de taille face à Trump ». La démocratie américaine est en extrême péril (face à un éventuel retour de Trump), tel en était le thème. En bref, il exhorte l’administration Biden à poursuivre Trump pour ses prétendues, mais indéfinies, actions antidémocratiques, tout en notant que d’autres États ont destitué et emprisonné des dirigeants qui avaient menacé la démocratie.

Le retour de ce que l’on appelle l’« hystérie de masse visant Trump » 1 était peut-être à prévoir, le GOP semblant prêt à prendre le contrôle du Congrès lors des élections de mi-mandat de novembre prochain. Mais l’apparition de « l’hystérie de masse visant Poutine », qui survient précisément à l’approche de pourparlers cruciaux à Genève cette semaine, laisse présager un risque plus grave.

Un éditorial du conseil d’administration du Washington Post (représentant les opinions du Washington Post en tant qu’institution) commence ainsi :

Un dictateur brutal, ayant revendiqué le pouvoir sur la base de théories du complot et de promesses de restauration impériale, reconstruit son armée. Il commence à menacer de s’emparer du territoire de ses voisins, rend les démocraties responsables de la crise et exige que, pour la résoudre, elles réécrivent les règles de la politique internationale – et redessinent la carte – à sa convenance. Les démocraties acceptent des pourparlers de paix, espérant, comme elles le doivent, éviter la guerre sans récompenser indûment l’agression.

 

[Cette analogie avec Munich] peut être, et a été, sur-utilisée et amplifiée. Mais étant donné que le premier paragraphe de cet éditorial décrit très bien le bellicisme actuel du président russe Vladimir Poutine à l’égard de l’Ukraine, et que les États-Unis … entament des négociations avec Poutine la semaine prochaine, c’est [une analogie] qui mérite réflexion … Ce que les États-Unis ne peuvent pas faire, c’est permettre à Poutine d’obtenir des concessions par la menace d’une arme. Dans le cas – trop probable – où il ne négocie pas de bonne foi et envahit l’Ukraine, le président Biden devra aider ce pays à se défendre et rallier l’OTAN et il devra veiller à ce que la Russie paie un lourd tribut.

Cette analogie est clairement déraisonnable.

Et à la veille d’un briefing en amont des pourparlers, Blinken semblait refléter ce mode psychique :

L’idée que l’Ukraine est l’agresseur dans cette situation est absurde. C’est la Russie qui a envahi l’Ukraine il y a près de huit ans. C’est la Russie qui occupe militairement une partie de l’Ukraine, en Crimée. C’est la Russie qui, à ce jour, alimente une guerre dans l’est de l’Ukraine. C’est la Russie qui n’a mis en œuvre aucun des engagements pris à Minsk, qui en viole même un grand nombre, et qui refuse de reconnaître qu’elle est partie au conflit. C’est la Russie qui s’en est prise à plusieurs reprises à la démocratie ukrainienne. Et c’est la Russie qui envoie des troupes à la frontière de l’Ukraine, une fois de plus.

 

L’OTAN n’a jamais promis de ne pas admettre de nouveaux membres. Il n’y a jamais eu de promesse que l’OTAN ne s’étendrait pas. Je pense qu’une des leçons de l’histoire récente est qu’une fois que les Russes sont dans votre maison, il est parfois très difficile de les faire partir.

Dans une interview ultérieure accordée à CNN le dimanche, on a demandé à Blinken s’il était d’accord pour dire que Poutine était animé par le désir de restaurer l’ancienne URSS : « Je pense que c’est exact, je pense que c’est l’un des objectifs du président Poutine, et c’est de rétablir une sphère d’influence sur les pays qui faisaient auparavant partie de l’Union soviétique ». Il a ajouté que les États-Unis considéraient un tel objectif comme « inacceptable », car un monde de sphères d’influence est une « recette pour l’instabilité, une recette pour les conflits, une recette qui a conduit à des guerres mondiales ».

Lors d’un briefing antérieur, le 8 janvier, un haut fonctionnaire (anonyme) – probablement Jake Sullivan – a évoqué les sujets que les États-Unis pourraient aborder avec la Russie : premièrement, l’avenir de certains systèmes de missiles en Europe, conformément au traité FNI ; et deuxièmement, la conduite par la Russie d’une série d’exercices militaires de plus en plus importants et coercitifs le long de sa frontière avec les alliés de l’OTAN. La Russie affirme que sa sécurité est également menacée par les exercices des États-Unis et de l’OTAN.

Ainsi, nous sommes prêts à explorer la possibilité de restrictions réciproques sur la taille et la portée de ces exercices, comprenant à la fois les bombardiers stratégiques à proximité du territoire de l’autre et les exercices au sol également.

 

Cependant, il y a des choses dans les projets de la Russie sur lesquelles nous ne serons jamais d’accord. Il n’appartient pas à la Russie, par exemple, de décider pour d’autres pays avec qui ils peuvent être alliés. Ces décisions ne concernent que ces pays et l’alliance [c’est-à-dire l’OTAN] elle-même.

Le fossé qui sépare les deux parties est manifestement énorme : comparez les briefings ci-dessus avec la déclaration catégorique du vice-ministre des Affaires étrangères Ryabkov :

L’OTAN doit remballer ses affaires et revenir aux frontières de 1997.

Ces propos enflammés ne sont pas de bon augure. Mais qu’est-ce qui motive ces « formations psychotiques des masses » ? L’universitaire américain Michael Brenner a suggéré qu’elles reposent sur la « vérité évidente que les Américains sont devenus un peuple peu sûr de lui. Ils s’inquiètent de plus en plus de ce qu’ils sont, de ce qu’ils valent et de ce que sera leur vie dans le futur. Il s’agit d’un phénomène individuel et collectif. Ils sont liés dans la mesure où l’identité et l’estime de soi sont liées à la religion civique de l’américanisme ».

Ou, en d’autres termes, l’insistance sur une seule « Vérité », qu’il s’agisse de Trump et de sa responsabilité dans les événements du 6 janvier, de la prescription pour le traitement du Covid ou de « l’ultimatum de Munich » du président Poutine, reflète l’autre facette de l’insécurité profonde des États-Unis.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

  1. Terme désignant l’attitude des médias et des personnes sous leur influence  consistant à colporter et entretenir, sans fournir de preuve, des fantasmes sur les agissements de Trump et notamment sa collusion avec l’ennemi russe. Source
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